DON CARLO
(1867)
Musique de Giuseppe Verdi,
d'après la tragédie Don Karlos,
Infant von Spanien, ‘Don Carlos, Infant d’Espagne’, de Friedrich von Schiller, de
1787,
version de Milan de 1884, livret révisé par Charles Nuitter et traduit en italien par
Angelo Zanardini.
Opéra de Marseille
17 juin 2017
En voyage durant les représentations, je
n’ai rattrapé le spectacle que pour la dernière, d’où le retard de l’article,
mais je l’avais précédé d’un rappel sur le personnage historique de l’Infant
romantiquement magnifié de l’opéra : LE
VRAI DON CARLOS : ENFANT GÂTÉ, PRINCE GÂTEUX (voir ci-dessous en date
du vendredi, juin 09, 2017). Je donne maintenant respectivement au texte
narré et à l’opéra leur contexte dans l’Histoire des XVIe et XIX e
siècles, un éclairage politique qui me semble révélateur des occupations et
préoccupations de Verdi et de ses librettistes en une époque qu’on peut
appeler, par néologisme, de « décolonisation », d'indépendance.)
Vérités historiques : d’une décolonisation à une autre
Contexte historique
La
religion chrétienne avait été le ciment unitaire d’une Europe diverse et divisée.
Au XVIe siècle, cette unité religieuse s’est déchirée entre
catholiques et protestants. Plus que tout autre monarque, Charles Quint, qui
règne sur plusieurs continents, dont l’empire européen est immense et morcelé, d’une
Espagne unifiée récemment contre les derniers musulmans vaincus et par
l’expulsion des Juifs, de l’Italie aux trois quarts espagnole , de ses
possessions germaniques, en passant par la Bourgogne, la Franche-Comté et,
enfin, les Flandres, en réalité, ce que l’on nomme aujourd’hui le Benelux
(Belgique, Pays-Bas, Luxembourg, la frontière espagnole étant sur la Somme, à
110 kilomètres de Paris), a besoin du facteur commun religieux pour
homogénéiser ses états disparates que la doctrine de Luther, depuis 1521,
fracture dangereusement. Malgré sa tolérance intellectuelle pour la Réforme, il
ne peut tolérer ce ferment politique dissolvant et tente de trouver des accommodements
entre les deux doctrines chrétiennes désormais dramatiquement opposées.
Il demande
au pape Paul III de convoquer un concile pour justement tenter de concilier les
problèmes de dogmes. Ce sera le fameux Concile de Trente (1545-1563), récusé
par les protestants, dont ni lui ni le pape ne verront la fin. Les princes
germaniques ont embrassé la Réforme d’autant plus aisément qu’elle les autorise
à confisquer d’immenses richesses de l’Église catholique qu’ils n’ont nulle
intention de rendre : ce concile avorté de la réconciliation chrétienne
devient celui de la Contre-Réforme catholique, de l’offensive contre le
protestantisme. Faute d’accord religieux, la guerre éclate. L’empereur écrase
les princes protestants à la bataille de Mühlberg en 1547. Cependant, par la
Paix d’Augsbourg (1555) il leur accorde la liberté de culte, le peuple restant
soumis à celui de son prince (cuius regio, eius religio), en somme :
un roi, une loi, une foi.
Fatigué des « vanités du monde qu’il
a connues », comme dira justement l’opéra, Charles Quint abdique partie de
ses possessions en faveur de son fils Philippe à Bruxelles en 1556. Celui qui
devient ainsi Philippe II, dès cette cérémonie, apparaît comme étrange,
étranger : contrairement à son père cosmopolite et polyglotte, il est
incapable de s’adresser en leur langue aux Flamands. Par la volonté de son
père, il a été éduqué en strict Castillan, dressé par une rigide étiquette que
l’Empereur a lui-même codifiée, qui sera celle des Habsbourg d’Autriche
jusqu’en 1918. De sa lointaine et noble Espagne, Philippe comprend mal les
aspirations et les intérêts économiques de ses sujets flamands, bourgeois
commerçants de ses provinces du nord en plein essor économique, impatients de
se lancer dans le fructueux commerce maritime américain dont les espagnols
gardent jalousement le monopole à Séville. Face à la menace anglaise et
protestante d’Élisabeth I qui succède à sa catholique épouse Marie Tudor qui
est morte, Philippe tente maladroitement d’imposer l’Inquisition comme garante
de l’unité religieuse.
L’Inquisition
Créée en
France contre les cathares, tard venue en Espagne, l’Inquisition est devenue un
instrument terrible, pratiquement autonome, de vigilance aiguë de l’orthodoxie
religieuse. Mais contrairement à ses images de spectaculaires d’autodafés, fastueuses
et longues cérémonies théâtrales pour frapper les esprits, d’autant plus mis en
lumière qu’ils sont rares car très chers, il n’y a jamais torture (l’Inquisition
ne verse pas le sang) ni mise à mort, interdite à l’Église : les condamnés
sont abandonnés au bras séculier, et la peine maximale, le bûcher pour les
impénitents qui ont refusé d’abjurer, est exécutée le lendemain hors des murs
de la ville, en l’absence des autorités. Les sentences les plus nombreuses sont
les confiscations de bien, les amendes, les peines infamantes, coups de fouet
avec promenade à dos d’âne à l’envers par les rues de la ville[1].
L’historiographie
estime aujourd’hui que l’Inquisition espagnole a causé moins de victimes au
total que les tribunaux civils européens de la même époque. L’Espagne du XVIe
siècle n’a en tous cas pas connu les ravages des discordes religieuses qui déchirent
l’Europe : huit guerres de religion (1562-1598) rien que pour la France,
et « les » Saint-Barthélemy, 24 août 1572 et jours suivants pour
Paris, étendue à d’autres autres villes, ont semble-t-il causé entre 10 000 à 30
000 victimes pour ces seules journées d’août.
Appareil d’oppression
religieuse de l’Église comme la corrida est celle de la noblesse qui en a le
privilège afin de soumettre le peuple par la terreur, sans doute plus grave que
l’atteinte impitoyable aux personnes physiques, l’Inquisition espagnole attente
aux idées, censure et poursuit toute nouveauté, toute pensée audacieuse en
science subordonnée à la religion. C’est l’Inquisition romaine qui condamne en
1633 Galilée pour sa confirmation de l’héliocentrisme de Copernic, théorie des
mouvements de la terre…qu’on enseignait à Salamanque sous le règne de Philippe
II. Peu de cas de sorcières brûlées en Espagne, mais nombre de livres et
d’idées réduits en cendres. La répression entraîne la régression intellectuelle
et le pays qui était à la tête de la science de son temps qui, par la
navigation astronomique, la cartographie et la mesure mathématique du monde,
avait permis les grandes découvertes, leur exploration et exploitation, fossilisé
dans une pensée d’un autre temps, va se voir lentement devancé par ses
provinces du nord qui se lancent au rythme de la modernité au prétexte
religieux de la pensée.
Mais
l’Inquisition n’empêchera pas l’éclosion extraordinaire du Siècle d’Or
espagnol, formidable explosion de tous les arts, mais rigoureusement soumise
aux canons du Concile de Trente.
Grand
spectacle cherchant à resserrer la cohésion sociale par l’affirmation de la foi,
grandiose et longue cérémonie à la précise mise en scène, avec procession, musique,
chants, prières, sermons, le clergé, la noblesse aux premières loges, les
accusés, sommés d’abjurer, sur une grande estrade pour être vus de tous, le
peuple était tenu d’assister à la cérémonie religieuse, contre indulgences
papale aux spectateurs. Un autodafé fut donné, en leur absence, pour le mariage
d’Élisabeth de Valois et de Philippe II, qui assistera en personne à trois
autres, à la cérémonie religieuse s’entend, au cours de sa vie. Sans être pour
autant inféodé au Vatican comme le veut la légende, puisqu’il sera excommunié
une fois, tout comme Charles Quint qui fit prisonnier le pape avant de s’en
faire couronner en 1530. Ce que refit Napoléon.
Texte littéraire et nouveau contexte historique
Les
librettistes de Verdi s’inspirent donc de la pièce Don Carlos (1787)
de
Schiller qui s’inspire lui-même de celle de Thomas Otway, Don Carlos (1676) qui prend son bien dans
la nouvelle historique Dom Carlos (1672)
de Saint-Réal, inventeur de la rivalité amoureuse
entre le père et le fils, qui s’inspire
lui-même de
la pièce El príncipe don Carlos o Los celos en el caballo (1622)
de Diego Jiménez de Enciso, montée à la cour de Philippe IV : elle ne traite
que de la folie de l’Infant opposé à Philippe II qui refuse prudemment le gouvernement des Flandres à un fils
instable mental et dangereux. En 1564, Philippe II fait venir en Espagne ses
neveux, les archiducs Rodolphe et Ernest, envisageant de leur commettre cette charge, déclenchant la
fureur de son fils.
Le livret, suivant la pièce, symbolise et condense
intelligemment le conflit hispano-flamand, encore larvé, avec la venue en
Espagne des députés flamands. En réalité, ce sont seulement quelques villes puis
quelques provinces du nord, protestantes, qui protestent contre une levée
d’impôts destinée à payer les armées mercenaires espagnoles dont la paye a été interceptée
par des pirates anglais. Amsterdam tardera dix ans à rejoindre la coalition. Mais
le conflit n’éclatera vraiment qu’en 1568, après la mort de Don Carlos. C’est
le début de « La Guerre de 80 ans », qui se joue, non seulement dans
les Pays-Bas, mais déjà mondialement, dans les Antilles où les Hollandais
rebelles s’emparent de certaines îles, sur les côtes du Brésil, du Pérou et
même aux Philippines, possessions espagnoles. Au terme de la guerre en 1648 par
le Traité de Westphalie, les Provinces Unies des Pays-Bas, obtiennent leur
indépendance et s’érigent en République, s’étant taillé au passage un vaste
empire colonial aux dépens de l’Espagne, signant leur entrée dans leur
« Siècle d’Or ». Tout le sud catholique, la Belgique et le Luxembourg
aujourd’hui, et les Flandres françaises, demeurent fidèles à la couronne
espagnole.
Décolonisations, indépendances :
actualité brûlante
Mais, ce que l’on ignore du contexte de l’opéra à trois siècles exactement de distance avec
la rébellion hollandaise : l’Espagne est à la mode en France avec son
impératrice espagnole Eugénie de Montijo, dont on sait la désastreuse
implication dans l’expédition mexicaine de Maximilien d’Autriche, imposé comme
Empereur du Mexique entre 1864 et 1867, où il fut fusillé par les patriotes. La
situation politique coloniale espagnole semble revivre les rébellions flamandes
des XVIe et XVIIe siècles. L’Espagne a perdu toutes ses
colonies américaines continentales. Elle a abandonné Saint-Domingue en 1865 et,
dans l’une de ses dernières colonies rêvant de larguer les amarres, Cuba, les
crises de 1857 et 1866 font gronder la révolte et deux guerres d’indépendance
vont se succéder, comme un anniversaire
de la rébellion de partie des Flandres de 1568 (1868-1878, 1879-1880) avant
la dernière, 1895-1898 : avec l’intervention décisive des États-Unis,
l’Espagne perd alors ses dernières colonies, Porto-Rico, Cuba et les
Philippines et ferme son ministère d’Outre-mer qui avait quatre siècles
d’existence.
L’Italie, éveillée politiquement par son Risorgimento
(1848-1870), entame en 1866 sa troisième guerre d’indépendance contre
l’Autriche. Verdi en sera député
deux fois (1861 et 1865). C’est ce contexte politique qui explique sans doute, et
enrichit —à le connaître— l’arrière-fond de l’opéra.
Réalisation et interprétation
Finalement, la fable romanesque dit une vérité politique qui
dépasse les temps. De même, la schématisation lyrique des sentiments perd en
vérité historique précise ce qu’elle gagne en vérité humaine universelle. Si
Don Carlo et Élisabeth, hors la beauté de leurs airs, ne sont que le couple
conventionnel d’amoureux victimes de l’opéra traditionnel, elle, fidèle comme
une Amélia, partageant la douceur poignante des adieux avec tant d’autres de
leurs semblables verdiens, Violetta et Alfredo, Aïda et Radamès, héros tout
d’une pièce, sans évolution, Eboli, personnage vrai mais faux, en quelques
scènes, est une héroïne passionnée, déchirée de contradictions, l’amitié de
Posa et de l’Infant ne serait qu’un cliché comme celle d’Oreste et Pylade de
Gluck, de Zurga et Nadir contemporains (1863) si la dimension politique
éclairée du Marquis, son sacrifice, ne lui donnaient une autre portée. Enfin
Philippe II est montré sous deux lumières, l’officielle de la légende noire[2],
mais la vérité intime de l’homme, sa solitude du pouvoir, absolu sauf en amour,
et sa lucidité, l’élèvent au rang de héros grandiose et simple : humain, trop humain, comme aurait dit
Nietzsche.
La mouture
remaniée pour Milan de 1884, allège la version parisienne de Don Carlos (1867) d’un romanesque
premier acte situé à Fontainebleau (mais qui demeure une belle réminiscence
musicale) et d’un ballet au IIIe dans la tradition française,
gardant, bien sûr, les
effets théâtraux de l’opéra historique, les péripéties amoureuses palpitantes,
une spectaculaire procession inquisitoriale pour un terrifiant autodafé. Traduite en italien, elle deviendra ensuite le Don Carlo sous le nom italianisé du
héros.
On connaît
l’esprit unitaire de la trinité, artistique, Roubaud/Favre/Duflot : trois en un convergent parfaitement à
la réussite du spectacle, éclairé avec une subtilité dramatique par leur
complice Marc Delamézière.
Avec sagesse, sans chercher la facile épate de l’académisme ambiant qui afflige
déjà, au prétexte de modernité, les scènes lyriques depuis un demi-siècle,
Charles Roubaud se contente de prendre l’œuvre comme elle est : il ne la
transpose pas dans un camp de concentration, dans un hall stalinien d’hôtel,
toutes choses qu’on a vues, et la Princesse Eboli n’y repasse pas non plus les
calçons de Philippe II. Nous sommes donc dans les lieux que narre l’histoire,
le couvent de Saint-Just (Yuste) dont Charles Quint fit son tombeau, la cour d’Espagne et, par erreur de ville
et de basilique, la vaste nef de Nuestra Señora de Atocha qui est à Madrid et
non à Valladolid.
La scénographie d’Emmanuelle Favre est
saisissante, une unité souplement mobile d’indistincts panneaux et draperies
funèbres, pesant, oppressants symboles de pouvoir politique et religieux
répressifs, sur la chair et les âmes, dans un lieu où même les arbres sont
aussi prisonniers de grilles que les corps empesés dans des costumes d’une
rigidité minérale. Dans un presque perpétuel clair-obscur de peinture flamande
ou un ténébrisme caravagesque (Marc Delamézière), où des trouées
de lumière dessineront les ombres des barreaux sur le sol, des
projections animent d’abord et en fin, les écrans ombreux de nébuleuses images
oniriques, rêve ou cauchemar plein de choses inconnues, où l’on distingue
vaguement le gisant de Charles Quint, la future Sainte Thérèse du Bernin (vidéos Virgile
Koering).
Les costumes de Katia Duflot, comme
toujours, sont d’une aussi grande beauté esthétique, prime du goût, que d’une
vérité historique, fruit de la culture, à un plaisant détail près. Le noir
domine justement. Charles Quint l’avait suggéré comme la plus décente des
couleurs, Philippe II l’impose à sa cour pour respecter la modestie nouvelle prescrite
par les canons du Concile de Trente et, dit-on aussi, pour recevoir les influx
bénéfiques de Saturne, la planète de la mélancolie qui régnait sur son humeur
de monarque solitaire et travailleur. Ici, on le voit en blanc, pour le
distinguer de la foule noire des courtisans, couleur qu’il ne porta jamais
semble-t-il. Une teinte plus légère distingue de la masse les robes de cour
d’Élisabeth, dans les gris, et d’Eboli, bleutée ou les costumes du jeune
Tebaldo et du Comte de Lerma, un Eric
Vignau de belle
allure, comme dérivant de la couleur du roi.
Les
députés flamands flambent du rouge de leur hérésie plus que du bûcher auquel
les vouent les flammes inquisitoriales. Cependant, contrairement à ce que l’on
pourrait croire, le noir (qui aurait séduit Soulages) était une teinte de
luxe, dont l’Espagne détenait le secret grâce à des bois et ingrédients précieux
d’outre-mer, bien différent du noir, bien vite délustré et virant au gris
sale, du reste de l’Europe. Ironie de l’Histoire, les protestants adopteront
cette sévère couleur ou non couleur imposée par l’ultra catholique Espagne.
La robe des dames sert à en gommer les formes,
poitrine « cartonnée » pour l’aplanir, corset et vertugadin, rigides
et roides, comme deux triangles opposés joignant à la taille. La fraise
discrète donne à la nuque la raideur espagnole d’un peuple conscient de sa mission
historique universelle : le sens précis de « catholique »,
affiché ostensiblement par les croix. Beau contraste avec les blanches robes
monacales des moines dominicains que Roubaud sait mettre en place avec le sens dont
il sait manier et placer les foules, pictural et sculptural, musical : blanches
et noires de la musique.
Dans l’église, invraisemblable scène
d’autodafé, une immense croix comme vidée ou vissée de ciel, s’emplira d’images
lointaines bleutées, découpées, de
suppliciés, avant des flammes signifiant métonymiquement le bûcher qui nous
sera ainsi épargné dans cette mise en scène symbolique et non réaliste
autrement que dans les affrontements humains et les sentiments.
Venue
vraiment du ciel, la Voix céleste d’Anaïs Constans tombe comme la compassion d’une source
fraîche de larmes sur ce moment terrible. Carine Sechaye, autre joli
soprano, apporte sa terrestre grâce au rôle travesti de Tebaldo, qui n’a pas la
jubilation acrobatique en vocalises de l’Oscar du Ballo in maschero de dix ans antérieur, marquant bien l’évolution
de Verdi qui abandonne le bel canto romantique pour une déclamation lyrique
dramatique. Pareillement, le chœur, moins nombreux ici que dans d’autres œuvres
plus unanimistes, comme si le peuple restait en marge de la marche de
l’Histoire concernant les grands, même lors de l’autodafé fait pour
impressionner la foule, est maintenu dans les cordes et en volume par la
maîtrise d’Emmanuel Trenque. Dans la délégation des députés flamands, dans
une amorce de polyphonie discordante du discours orthodoxe officiel, on
reconnaît les voix graves ascendantes d’Alain Herriau, Jean-Marie
Delpas, Lionel Debruyère, Anas Séguin, Michel Vaissière et Guy Bonfiglio. Voix dissidentes que, d’avance, on sait
étouffées par la voix et la pensée uniques du fanatisme, même implorant
miséricorde pour l’Empereur par le moine solitaire au timbre sépulcral de Patrick Bolleire.
Moins sépulcral dans le grave profond, mais sombre comme la tombe à laquelle,
avec un pied dedans, il semble vouer le monde entier qui lui résiste, Wojtek Smilek incarne terriblement
le Grand Inquisiteur aveugle, yeux ouverts sur d’autres mondes, fermé à la vie,
spectre effrayant de mort.
Sonia Ganassi est une Éboli aussi insinuante et sinueuse
que les vocalises perlées qu’elle déploie voluptueusement dans la chanson du
voile, avec des roulades rondes sur la même note, typique du flamenco. La
délicate scène de comédie, vaudevillesque en somme, qu’est le quiproquo
nocturne du jardin, elle la tire vers le tragique de la vengeance par la haineuse
conviction qu’elle met dans ses imprécations et menaces. Son monologue
introspectif, ses remords, sont grandioses et c’est avec un naturel stupéfiant
qu’elle se tire de l’aigu meurtrier de la résolution héroïque. Belle, digne
reine digne de son rang, Yolanda Auyanet fait vivre de sensible façon
Élisabeth de Valois, déchirée entre amour et devoir, mais rigoureusement fidèle
à son rang, à son honneur, allure et figure souveraines en tous ses gestes
et expressions avec un naturel émouvant, bouleversante dans ses adieux à sa
dame de compagnie, la Comtesse d'Aremberg renvoyée en France par l’impitoyable
Philippe pour le crime d’avoir un
instant dérogé à l’étiquette inflexible d’avoir laissé la reine d’Espagne
seule. La voix est longue, large, soyeuse, souple, grave charnu du soprano
nouveau qu’impose Verdi pour les rôles nobles tragiques. Son dernier air,
terrible par la longueur et les sauts, est maîtrisé magistralement, sonne comme
une vanité baroque tragique adouci de douleur humaine et de larmes.
À ses côtés, le ténor Teodor Ilincai campe
un Don Carlo, juvénile, maladroit face à la femme, buté, capricieux, finalement
un personnage assez crédible ; même son affirmation vocale impressionnante
du métal lumineux d’une voix puissante, sert la vérité d’un héros puissant et
fragile en quête éperdue d’une reconnaissance qu’on lui refuse, et toujours
dans la démonstration de ses mérites déniés. Le Marquis de Posa lui apporte une
mesure et une rationalité qu’il semble ne plus contrôler et la délicatesse
d’approche, tendre, touchante, fraternelle et paternelle, presque d’une douceur
féminine, que lui prodigue la puissance virile protectrice de Jean-François
Lapointe, arrive à nous rendre sensible, tangible le vide affectif
de la vie de l’Infant, enfant sans mère et père toujours absent : femme-mère
œdipiennement interdite par l’écrasante figure patriarcale du roi. Prise de
rôle pour le grand baryton qui semble pourtant avoir toujours habité le rôle et
fait de cette amitié de convention lyrique une vérité et une humanité
bouleversantes. Voix belle sur toute sa longue tessiture, qu’il sait plier du
murmure, du chuchotement au cri, et son dernier air à Carlo est pratiquement
une berceuse d’une douceur infinie, comme un doux testament d’amour.
Finalement, Posa serait le fils idéal pour
Philippe, et l’on sent une autre histoire d’amitié parallèle tragiquement avortée,
trahie par la vie, entre le Marquis loyal élevé au rang de duc, mais sacrifié
par une déraisonnable raison d’état imposée par l’Inquisiteur. Le roi est, dans
ses blessures et sa grandeur, charnellement incarné par Nicolas Courjal et
l’on sait gré à Roubaud de n’avoir pas vieilli le jeune chanteur puisque
Philippe II était loin d’être le vieillard dépeint abusivement par l’opéra.
Cette jeunesse rend plus cruel et injuste le sentiment de n’être pas aimé par
sa femme et explique qu’il se soumette finalement au dictat de la figure
patriarcale terrifiante de l’Inquisiteur contre laquelle il se révoltait comme
son fils face à lui : l’ombre des Pères plane, de l’Empereur Charles Quint
en son tombeau de pierre au Roi pétrifié pour écraser la chair des fils.
Courjal a, en public, la raideur ou grandeur hiératique que l’on prêtait à ce roi
figé par l’étiquette, tenu de dissimuler ses sentiments, ne disant sa guise ni
à sa chemise comme conseille Gracián aux politiques, voix puissante, impérieuse,
irrésistible, planant sur les têtes courbées. Mais courbant sa royale tête,
déposées les armes, ou la couronne et le sceptre, l’armure du costume, dans la
solitude du cabinet, en chemise, se tenant au rideau comme fragile appui du monde
instable, dans son célèbre monologue, Courjal, qui sait chanter la mélodie
comme on chante l’opéra et l’opéra comme on nuance la mélodie, recrée ce chef-d’œuvre
d’introspection en le rendant à la vérité de la confidence pudique à soi-même,
à mi-voix, comme étonné ou vaguement confus de ce que le monarque le plus
puissant de son temps pour l’Histoire ose s’avouer de son histoire d’homme :
oui, humain, trop humain. Musicalement, il se coule dans la couleur
douloureuse du violoncelle dont la corde sensible ne semble faire qu’un avec la
sienne et celle de sa voix.
Sous la direction musicale de Lawrence
Foster, l’Orchestre de l’Opéra de Marseille semble s’abandonner aux
délices de la nouvelle palette que Verdi donne à son œuvre, abandonnant les
ronflants flonflons abondant dans les œuvres précédentes, souvent simple
accompagnement des voix. On sent le bonheur de faire rutiler certains pupitres,
que l’on a le sentiment de redécouvrir et, sans doute dans cette jouissance,
les lignes sont moins sensibles, ou nous les percevons moins bien à une seule écoute
avec la difficulté de la distance critique qui parasite l’abandon à l’écoute
voluptueuse. En tous cas, nous comprenons ce qui put déconcerter les auditeurs
de la création et les accusations pas fondée sérieusement de « wagnérisme »
mais qui traduisaient la perception réelle d’un orchestre qui, sans rien perdre
de son soutien italien au chant, de la fosse, tend à une nouvelle autonomie
nourrie de son commentaire de la scène. Foster nous offrit à merveille
ce retour et cette écoute nouvelle d’un Don Carlo retrouvé et redécouvert.
DON CARLO
de Verdi
Opéra de Marseille,
8, 11, 14, 17 juin
COPRODUCTION OPÉRA NATIONAL DE
BORDEAUX / OPÉRA DE MARSEILLE
Direction musicale : Lawrence
FOSTER
Mise en scène : Charles ROUBAUD
Scénographie : Emmanuelle FAVRE
Costumes : Katia DUFLOT
Lumières : Marc DELAMÉZIÈRE
Vidéos : Virgile KOERING
Mise en scène : Charles ROUBAUD
Scénographie : Emmanuelle FAVRE
Costumes : Katia DUFLOT
Lumières : Marc DELAMÉZIÈRE
Vidéos : Virgile KOERING
Distribution
Elisabetta : Yolanda
AUYANET
Eboli : Sonia GANASSI
Tebaldo : Carine SECHAYE
Une Voix céleste : Anaïs CONSTANS
Eboli : Sonia GANASSI
Tebaldo : Carine SECHAYE
Une Voix céleste : Anaïs CONSTANS
Don Carlo : Teodor
ILINCAI
Philippe II : Nicolas COURJAL
Rodrigo : Jean-François LAPOINTE
Le Grand Inquisiteur : Wojtek SMILEK
Un moine : Patrick BOLLEIRE
Comte de Lerma : Éric VIGNAU
Députés Flamands : Guy BONFIGLIO, Lionel DELBRUYERE, Jean-Marie DELPAS, Alain HERRIAU, Anas SEGUIN, Michel VAISSIÈRE
Un héraut : Camille TRESMONTANT
Philippe II : Nicolas COURJAL
Rodrigo : Jean-François LAPOINTE
Le Grand Inquisiteur : Wojtek SMILEK
Un moine : Patrick BOLLEIRE
Comte de Lerma : Éric VIGNAU
Députés Flamands : Guy BONFIGLIO, Lionel DELBRUYERE, Jean-Marie DELPAS, Alain HERRIAU, Anas SEGUIN, Michel VAISSIÈRE
Un héraut : Camille TRESMONTANT
Orchestre et Chœur de l’Opéra de
Marseille
Photos Christian Dresse :
1. Un infant infantile aux pieds de son amante et mère (Auyanet, Ilincai) ;
2. La reine, Posa, Eboli (Auyanet, Lapointe, Ganassi) ;
3. Inquisiteur au centre et roi marginalisé (Smilek, Courjal) ;
4. Autodafé ans l'église et vision de bûcher) ;
5. Un roi en solitude (Courjal) ;
6. Dernière rencontre entre la reine et l'infant ;
7. Triomphe de la Croix dans le sépulcre (Bolleire).
[1] C’est l‘allusion —à sorcière, sorcière et demie— de
la querelle qui oppose Carmen à Manuelita qui veut s’acheter un âne :
« Un âne pour quoi faire ? un balai te suffira ! », raille
Carmen, la traitant indirectement de sorcière, s’attirant la riposte : « Pour
certaine promenade,/ Mon âne te servira… », /« Et, ce jour-là, tu
pourras/À bon droit faire la fière ;/ Deux laquais suivront
derrière,/T’émouchant à tour de bras… », châtiment public des sorcières et
prostituées, corps enduit de poix et de plumes, promenées à dos d’âne par la
ville.
[2] Le personnage historique de la Princesse Eboli,
d’abord très proche du roi, puis le trahissant avec le machiavélique secrétaire
Antonio Pérez accusé de concussion et fuyant en France, fut avec ce dernier, un
agent actif de la fameuse légende noire contre Philippe qui l’exila et confina
dans ses domaines.
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