Lucia de Lammermoor
de Gaetano Donizetti, livret de S. Cammarano
d’après Walter Scott
Opéra Grand Avignon
24 avril 2016
À reprise de production, reprise
d’introduction. Je
reprends donc, un peu enrichie, mon entrée en matière d’avril 2007 lorsque cette
mise en scène magnifique de Frédéric Bélier-Garcia fut présentée à l’Opéra de
Marseille, d’autant qu’elle n’a pas vieilli
si elle a certainement mûri. De même, je reprends mes notes, augmentées, sur «
La folie dans l’opéra» de l’émission ancienne de France-Culture, Les
Chemins de la musique de
Gérard Gromer à
laquelle je participai, en partie utilisées pour mon émission de Radio Dialogue, « Le blog-note de
Benito ».
Hommes et femmes en folie
Je rappelle donc, simplement que, dans l’opéra,
la folie semble d’abord masculine : dans une tradition médiévale du « chaste fol »,
le Perceval de Chrétien
de Troyes (le Parsifal de Wagner) ou fol par amour, dont La Folie Tristan aussi de la fin du XIIe
siècle, l’Orlando
furioso (1516,
1521, 1532) de l’Arioste, met en scène Roland, autre preux chevalier
délirant,
vaincu par l’amour, qui aura un sort lyrique prodigieux, mis en musique par
Lully, Hændel, Vivaldi, Haydn, et des dizaines d’autres compositeurs, modèle de
l’héroïsme déchu par le triomphe du sentiment amoureux sur la valeur des armes
dans l’idéologie courtoise et féminine où l’amour prime la force et civilise le
guerrier. Xerxès, Serse, de Cavalli ou Hændel, et de tant d’autres sur le livret de
Métastase, est un général et roi des Perses fou qui chante son amour à un
platane dans le célèbre « Largo ». Mais il faut attendre la fin du XVIIIe
siècle et Mesmer, le célèbre magnétiseur, puis Ségur au début du XIXe,
pour attirer l’attention sur le somnambulisme féminin, référé à la folie et
provoqué par la musique, l’harmonica en l’occurrence.
La folie féminine est donc un thème à la mode
lorsque Walter Scott publie en 1819 son roman, The bride of Lammermoor, qui fait le tour de l’Europe, inspiré
d’un fait réel, histoire écossaise de deux familles ennemies et de deux
amoureux, autres Roméo et Juliette du nord, séparés par un injuste mariage qui
finit mal puisque Lucy, lors de sa nuit de noces, poignarde le mari qu’on lui a
imposé et sombre dans la folie. Les grandes cantatrices, qui remplacent
désormais les castrats dans la plus folle virtuosité, requièrent des
compositeurs des scènes de folie qui justifient les acrobaties vocales les plus
déraisonnables, libérées des airs à coupe traditionnelle mesurée. Bref, sur
scène, la femme perd la raison qu’on lui dénie souvent encore à la ville : à la
fin du XIXe siècle, des savants, des phrénologues, concluent encore
sérieusement que le moindre poids du cerveau de la femme explique son infériorité
naturelle comparée à l’homme…
Peut-être n’est-il pas indifférent de rappeler
que, juste avant sa mort, Donizetti, qui fixe pratiquement le modèle canonique
de l’air de folie fut enfermé dans un asile d’aliénés à Ivry…
La
réalisation
Parler encore des mises en scène de
Bélier-Garcia, c’est aligner une suite, jusqu’ici, de productions où
l’intelligence le dispute à la sensibilité. C’est dire si nous attendons avec impatience sa vision
du Macbeth de
Verdi à Marseille en ce début de juin, après ses superbes Verlaine Paul et Don Giovanni ici même, avec presque la même équipe (Jacques
Gabel pour les décors,
Katia Duflot pour
les costumes et Robert Venturi pour les lumières). Et c’est redire que Frédéric
Bélier-Garcia reprend,
affinée, raffinée encore sa mise en scène exemplaire de profondeur, de
subtilité et de sensibilité : ensemble et détail y font sens, sans chercher le
sensationnel, avec un naturel sans naturalisme comme je disais alors. À
Avignon, sa Note d’intention, « L’obscure fascination du plongeon », est exemplaire et traduit sa fine
analyse de l’œuvre et des héros romantiques dont il synthétise la fascination
pour leur propre perte en une saisissante formule littéraire et poétique à la
fois : l’ « enivrement solaire du malheur », allusion au « soleil noir de
la mélancolie » de Nerval sans doute. Du malheur, faire lumière, et musique.
Une scénographie unique justifiée par l’histoire
et la symbolique des noms : évoquée sinon visible, mais sensible, la tour en ruine de Wolferag (‘loup loqueteux’) d’Edgardo, ruiné, est le présent et
sans doute le futur de ceux qui l’ont ruiné et se sont emparés du château de Ravenswood
(‘ bois des corbeaux’) des charognards,
à leur tour menacés de ruine : deux faces d’un même lieu ou milieu social,
façade encore debout pour le second, incarné par Enrico, nécessité de maintenir
le rang, de redorer le blason, quitte à sacrifier la sœur, Lucia, Juliette
amoureuse de l’ennemi ancestral, le trait d’union humain et lumineux entre les
lieux et les hommes, victime du complot des mâles. Toujours semblable mais
variant selon les lieux divers du drame, la scénographie symétrique des
ennemis dit la symétrie des destins, la vanité des luttes civiles, des duels,
car tout retourne au même : à la ruine, à la mort.
L’espace global, apparemment ouvert, pèse sur
toute l’œuvre comme un paysage mental de l’enfermement, intérieur d’une
indécise conscience, d’un esprit fragile sinon déjà malade, assiégé par l’ombre
et les fantasmagories, se regardant avec la complaisance au malheur soulignée
par Bélier-Garcia dans la fontaine sans fond de la conscience obscure ou puits
de l’inconscient. Une nocturne et vague forêt de branchages enchevêtrés,
brouillés, gribouillés sur un sombre horizon qui ferme plus qu’il n’ouvre, qui
opprime et oppresse et se teint de rouge d’un sang qui va couler, image mentale
de l’inextricable. Vague horloge détraquée ou lune patraque. On songe aux encres
fantomatiques de Victor Hugo, à quelque cauchemar de Füssli, cohérence
esthétique avec l’univers romantique fantastique de W. Scott, époque référée
par les costumes de Duflot, mais aussi, par ces lumières signifiantes, à
la Caravage et Rembrandt, peintres de la lumière et de l’ombre. Règne du «
clair-obscur », au vrai sens du mot, mélange de clair et d’obscur, de l’ombre,
de la pénombre, de l’angoisse de l’indéfinition ; un vague rayon diagonal,
presque vertical, arrache du noir des groupes plastiques d’hommes,
l’inquiétante « nuit des chasseurs » de la Note d’intention du metteur en scène, sinon « Nuit du
chasseur »,
référence presque explicite au film de Charles Laughton de 1955 avec l’inquiétant Robert
Mitchum : sur des lignes diagonales et horizontales, flots confluents de
corbeaux morbides, prêts au combat à mort. Des ombres deviendront immenses,
menaçantes. Seule lumière pour Lucia, astre lumineux de cette nuit, une écharpe
rouge, le sang de la fontaine, prémonition du meurtre final de l’époux imposé :
une passerelle, dérisoire balcon romantique sur le vide amoureux ou le gouffre
où plonge la folie. Un étrange nuage flotte parfois vaporeusement sur un fond
incertain. Des signes remarquables marquent la décadence : meubles sous des
housses, déjà des fantômes pour l’encan des enchères, un lustre immense, au
sol, déchu, enveloppé, se lèvera comme une lune de rêve pour les noces de
cauchemar.
Les costumes de Katia Duflot, sombres comme l’histoire, sanglent
les hommes de folles certitudes meurtrières, adoucissent les femmes de voiles
et de teintes plus tendres ; le manteau clair de Lucia est un sillage de pureté
qui prolonge son innocence mais sa robe rouge est déjà sanglante.
Interprétation
Dès
l’ouverture et son inquiétante
sonnerie de cors, expressivement sombre dans sa brièveté, cédant vite la place
à l’action dramatique et funèbre, Roberto Rizzi Brignoli, à la
tête de l’Orchestre Régional Avignon-Provence au mieux, se situe dans la lignée des grands chefs
lyriques italiens, habile à dessiner nettement les contours d’une remarquable
construction dramatique concise, efficace dans l’alliance du librettiste et du
musicien, tout en faisant rutiler des couleurs romantiques qui ne semblent
aujourd’hui des clichés que parce qu’elles ont fait école en leur temps, sans
jamais mettre en danger des chanteurs généreusement dirigés et servis pour une
œuvre où prime la vocalité.
Comme toujours, à Avignon, grâce à l’oreille de Raymond Duffaut, tous les changeurs méritent mention, même dans ces
rôles dits mineurs mais sans lesquels n’existerait pas l’opéra. On citera donc
le Normanno d’Alain Gabriel de
belle allure. Tout d’élégance physique et vocale, Julien Dran, autre ténor, impose un Arturo de grande classe,
mari imposé à Lucia et future victime de sa contrainte épouse. Dans l’emploi de
l’ambigu chapelain Raimondo, au rôle guère glorieux d’un prêtre entrant dans un
complot familial contre la jeune femme manipulée, lui faisant un chantage
familial au souvenir de sa mère pour lui imposer un mariage politique et non
moral, la basse Ugo Guagliardo déploie
une voix on ne sait si de brume ou de rhume, mais un talent certain de
comédien. Du rôle toujours ingrat de confidente, en Alisa, Marie Karall, mezzo, fait une sensible amie impuissante à la
première loge du drame de l’héroïne.
Enrico, le frère brutal de Lucia, c’est le baryton Florian Sempey, superbe d’arrogance, d’impatience, de violence,
qu’il traduit d’une riche voix sans faille même dans l’aigu, timbre mordant
d’animal prêt à mordre, représentant extrême de l’univers des hommes, des
chasseurs impitoyables, prêt à fondre sur la proie, à en découdre, à déchaîner
la foudre, mais s’abaissant aux retorses manœuvres : le piège le plus bas,
le leurre à la colombe pour la prendre dans ses rets.
Face à lui, l’Edgardo du ténor Jean-François Borras, n’est pas un héros romantique désarmé fuyant dans
l’évanescence et les rêves d’aigus montant avec aisance au mi bémol mais un
digne ennemi capable de tenir tête : la voix est mâle, large, puissante,
ample dans un médium aux couleurs presque de fort ténor qu’il sait magnifiquement
alléger. Aux côtés d’une déjà morbide Lucia, fascinée par la mort, sa solidité
physique et vocale très terrestre, rassure par la protection qu’il peut
apporter à cette femme éthérée. La grâce un peu irréelle de la voix de Zuzana
Marková répond à une silhouette
gracile qui prête au personnage une fragilité touchante qui la rend plus
vulnérable et pitoyable au milieu de cet univers sombre et animal des
hommes : victime désignée par son physique et ses gestes affolés d’oiseau
candide égaré au milieu des rapaces prédateurs. Placés trop loin pour percevoir
si elle a dramatiquement la folie du personnage dans son ultime scène, elle en
a personnellement les notes (du moins celles de la version colorature aiguë
traditionnelle, qui n’est pas l’originale, plus basse, rétablie par le chef Jesús
López Cobos). Voix facile, longue,
elle la file avec délicatesse grâce à une solide technique, aborde avec
franchise les écueils de la tessiture, tente des pianissimi d’une rare finesse,
au risque d’un soupir absent de souffle, aussitôt renoué, replacé : une
belle virtuose.
On ne saurait être complet sans un salut aux chœurs (Aurore
Marchand) participant de la fureur
des hommes, de la compassion des femmes, funèbres spectateurs du sombre final.
Opéra
Grand Avignon
Lucia
di Lammermmor
de
Gaetano Donizetti
24
et 26 avril
Orchestre
Régional Avignon-Provence et chœurs de l’Opéra Grand Avignon (Aurore Marchand) sous la
direction de Roberto Rizzi-Brignoli.
Mise
en scène : Frédéric
Bélier-Garcia, assistante : Caroline Gonce. Décors : Jacques Gabel.
Costumes : Katia Duflot. Lumières : Roberto Venturi.
Distribution :
Lucia : Zuzana Marková ; Alisa : Marie Karall ; Edgardo : Jean-François Borras ; Enrico : Florian Sempey ;
Raimondo : Ugo Guagliardo ; Arturo : Julien Dran ; Normanno : Alain Gabriel.
Photos : Cédric Delestrade
(ACM-STUDIO) :
1. a) Du fragile bois des victimes : Marková ; b) Impossible protection : Borras, Marková ;
2. Amitié impuissante des femmes : Marková, Karall ;
3. Nuit des chasseurs des hommes ;
4. Masse écrasante du frère : Sempey, Marková ;
5. Le prêtre dans le complot : Guagliardo, Marková ;
6. Le mari proche victime de la femme : Dran ;
7. Meurtre consommé à la face des hommes ;
8. Mort d'Edgardo.
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