Sextuor exceptionnel
COSÍ FAN TUTTE
Dramma giocoso en deux actes (1790)
Musique de Wolfgang Amadeus Mozart
(1756-1791)
Livret de Lorenzo da Ponte
(1749-1838)
Opéra de Marseille
19 avril 2016
Une œuvre de son temps, intemporelle
Si on veut bien croire, pour entrer dans le jeu
misogyne de l’opéra, que Cosí fan tutte,‘Qu’ainsi font-elles toutes’, en trahissant,
heureusement, ainsi ne font-ils pas tous (les metteurs en scène) qui, miracle aujourd’hui, se
contentent, pour notre bonheur, de respecter texte et musique sans besoin de
transposer, de transporter l’œuvre dans quelque insolite Mac Do ou lointaine
galaxie : une recherche acharnée d’originalité de temps et lieu qui sent
depuis longtemps
le lieu commun ranci. Bref, on redécouvre tout bêtement que, comme Le Nozze
di Figaro, Cosí
fan tutte, loin de
l’opéra baroque et seria mythologique ou historiciste, sont bien ancrés, avec
leurs personnages et situations, dans ce XVIIIe siècle des Lumières, avec ses
ombres, là sociales pré-révolutionnaires, ici psychologiques, solairement
libertines et ombreusement perverses.
Le cœur
farcesque de l’intrigue, le pari de deux amoureux pris au jeu d’un roué
libertin cynique, le faux départ des deux amants pour une guerre subite, s’il
se justifie à l’époque où l’Empereur Habsbourg d’Autriche tente de reconquérir
les anciens Pays-Bas espagnols et, l’Espagne, sa Naples perdue, devient
invraisemblable dans tant de mises en scènes laborieusement tirées vers notre
époque surinformée par médias, téléphone internet : même la farce a
besoin d’un minimum de vraisemblance car du postulat du pari découle tout le déroulement logique
de la suite des événements. Si le retour des amoureux déguisés en nobles turcs
ou valaques (la Turquie fait alors face à Naples) est dans la tradition des
turqueries de l’époque et du goût bien attesté des travestissements, déjà assez
incroyable même si l’anecdote, dont furent victimes deux dames de Ferrare à
Vienne ou isolées dans la sensuelle Naples, sur laquelle se fonde l’opéra est
paraît-il réelle, elle serait absurde aujourd’hui avec ces faux Albanais
richissimes, même pas migrants, outrancièrement travestis d’habits
traditionnels.
Certes, l’opéra n’est réaliste que dans les
sentiments, qui ne sont pas d’un temps, mais intemporels. Justement, sans
invoquer la filiation avec le conte de La Fontaine et l’opéra-bouffe de
Dauvergne Les Troqueurs (1753) sur l’échange des fiancées, cette œuvre semble emblématique de
toute la frivolité et
l’inconscience d’une société aristocratique qui danse en 1790 sur un volcan
(ici, le Vésuve!) révolutionnaire : Marie-Antoinette, la sœur de
l’empereur commanditaire, et sœur légère de nos héroïnes, sera guillotinée
bientôt. Despina, dans ses récriminations contre ses patronnes, est cousine de
Figaro de Beaumarchais, même édulcoré par la censure de Vienne dans l’opéra. La
cruauté froidement expérimentale de l’épreuve et ses déguisements révélateurs,
très Marivaux, le cynisme assez Laclos (Les Liaisons dangereuses), digne du libertin à l’œil froid
de Sade, sont bien des divertissements d’époque d’une classe sociale oisive et
décadente que ne biffe pas le bouffe de ce dramma giocoso. Cosí est bien la captivante émanation
captée par deux génies, le librettiste et le musicien, de l’air du temps fol et
léger d’un Ancien Régime à son crépuscule qui vit naître l’œuvre et qui va
mourir avec la Révolution. Et c’est en étant de son temps, profondément
frivole, qu’il parle au nôtre en profondeur.
Réalisation
Bains
Le rideau se lève non sur un de ces cafés devenus alors à la
mode, mais sur les vapeurs sensuelles d’un bain turc où les deux jeunes
officiers demi-nus, fiers de leur corps, et leur philosophe d’ami Don Alfonso,
le cerveau, suent, mijotent et se font plus ou moins cajoler par de plus ou moins
rudes masseurs enturbannés, prélude logique à la proche Turquie adriatique et
turquerie drapée : culture du corps pour le culte du cœur dont dissertent ces gentilshommes
oisifs avec une volupté volubile sur les mérites respectifs de leurs belles.
Lieu mâle de rencontre tout occupé des femmes. Se mettre à nu engage à la
confidence et à la vérité, mais qui décide, ici, paradoxalement, du mensonge et
du déguisement du pari : à vérité drapée, menteurs attrapés.
Lit
Le bain a la creuse rotondité matricielle des
thermes romains, qui est souvent celle de l’architecture napolitaine du baroque
urbain. Sobre scénographie modulable de Roberto Platé, qui devient dès la seconde scène,
l’appartement des deux fiancées, fermé d’une immense porte persienne, ouverte
sur une abstraite bande jaune et un bleu du ciel ou de la mer, qui évacue
l’encombrement décoratif : seul élément de décor, un sensuel
Saint-Sébastien alangui sur son tronc d’arbre, apparemment érotique objet de
dévotion des deux sœurs, que l’on découvre s’éveillant langoureusement dans un
lit qui trône ostensiblement au milieu du vaste espace, surmonté du voilage
d’un baldaquin ou ciel de lit —promettant le septième— objet à peine légèrement
voilé de tous les désirs latents ou avoués : l’enjeu dévoilé de l’affaire,
le lieu des tendres combats plus amoureux que guerriers. Le plaisir de
Dorabella qui s’y attarde paresseusement signe d’avance sa sensualité alors que
le baldaquin drapera la pudeur de sa sœur ou couronnera du voile ses rêves
matrimoniaux.
La haute porte se fermera sur l’injonction de
Dorabella jouant la tragédie laissant percer ombre et lumière striée des
persiennes, pénombre mentale des sentiments indécis ; et une fenêtre enchâssée
donnera plus tard à Don Alfonso le regard du voyeur en surplomb de sa trame sur
le drame qui vivent les malheureuses dupées, et la cruelle duperie découverte
par Ferrando. Les éclairages de Jacques
Rouveyrolles disent les heures qui
passent et le passage des émotions, des sentiments de l’ombre à la lumière
brutale de la révélation.
Dans la tonalité générale de beige, les
costumes tout aussi sobres de Jacques Schmidt et Emmanuel
Peduzzi,
mettent en valeur les soieries, les châles colorés des faux Valaques (plutôt
des Touaregs, des hommes bleus du désert), le corsage vert et la tournure de
Despina. Un parti pris minimaliste qui évacue, avec la barque, les chœurs
chantant dans un lointain peu audible. Cela concentre l’attention sur le jeu
des six protagonistes et la mise en scène de Pierre Constant, riche de cette
pauvreté visuelle mais qui, sans l’encombrer, remplit le vaste espace de
trouvailles scéniques bien venues, malgré un mariage final bien a minima pour
des époux opulents a maxima à ce qu’on nous en a dit : retour au statut quo noces sans faste, néfastes? On aime, entre autres signes, ces soieries, ces châles orientaux dont
on sent bien lorsque les filles se les passent, qu’ils outrepassent l’ornement
pour exprimer la possession et la passion du sentiment nouveau, comme
Fiordiligi, lucide, se l’enlève comme exorcisme pour revêtir le manteau protecteur de son
fiancé à l’amour duquel elle se range après le dérangement de l’émoi physique
avec le faux Turc. On avait déjà bien vu, pendant son premier grand air où elle
chasse les intrus, l’humour dans sa tentative de ne pas entrer dans ce nœud ni
habits en tentant de déchiqueter le lien de la longue écharpe et, faute d’y
parvenir, la tordant convulsivement, ne faisant que la nouer davantage.
Barrière à l’affrontement ou ancien lieu de rencontre entre Despina et Alfonso,
le lit central, aux barreaux démontés, sera aussi champ et armes de bataille
entre les prétendants et les prétendues offensées qui les bombardent de ces
oranges qu’ils leur ont offertes. Mais le don de l’orange de Guglielmo, accepté
par Dorabella, devient promesse de se donner. On ne sait si le metteur en scène
a pensé à la symbolique platonicienne, mais non platonique, dans certains pays méditerranéens de l’orange coupée
en deux, dont on dit que chaque sexe doit chercher obstinément l’autre :
la moitié qui lui convient, sa moitié. À l’évidence, le
masque fait advenir la vérité des caractères et la correspondance des voix
assortis : la quadrature du cercle de l’orange puisque, les masques
déposés, on en revient à la fausse donne conventionnelle de départ : le
Don Juan Guglielmo avec sa douce moitié Fiordiligi qu’il trompera, la frivole
Dorabella avec le tendre Ferrando qu’elle cocufiera. À moins de rêver à
l’harmonie des contraires.
Interprétation
Notamment dans les finales d’actes concertants,
le rythme, est souvent vif au risque de petits décalages —parfois inévitables
dans le spectacle vivant— sans la parfaite musicalité et maîtrise des
interprètes qui corrigent vite, jouent et chantent avec une égale crédibilité,
soumis à la baguette rigoureuse du chef Lawrence Foster. On connaît le
sens de l’humour de ce dernier et,
on a beau connaître son Cosí par cœur, note à note et parole à parole, on
reste encore étonné d’en découvrir, avec émerveillement, des effets
instrumentaux ironiques, humoristiques qui soulignent, surlignent, ou
contredisent, les tirades pompeuses des protagonistes. Un régal de discours
orchestral qui sertit de joyaux les paroles de Da Ponte, dont les récitatifs,
vifs et inventifs, sont joliment brodés avec esprit au pianoforte par un
interprète malheureusement omis dans la distribution.
L’œuvre requiert un sextuor vocal sans
faiblesse et nous fûmes ici dans l’excellence. Avec ses airs solistes dans une
répartition équilibrée qui correspond aux exigences du temps, deux pour le
premier et second soprano (selon la terminologie de l’époque) mais avec une
longueur et une difficulté plus grandes pour Fiordiligi et une amorce d’air et,
récit obligé et arioso supplémentaire pour elle (« Fra le
amplessi… »), deux pour Despina, deux airs pour les amants, tous plus
brefs, et brévissimes interventions d’Alfonso, Cosí fan tutte est un opéra qu’on dirait madrigalesque tant les
ensembles sont importants et complexes, duos, trios, quatuors, quintettes,
sextuors. Aucune faille dans cette distribution jeu et chant d’artistes aussi
bons musiciens qu’acteurs.
À Don Alfonso, sachant alléger sa voix pour la
volubilité de sa première scène, Marc Barrard prête sa faconde ironique mais,
sous l’apparente bonhomie, une noirceur vocale qui colore le cynique philosophe
d’une inquiétante dose de perversité jouisseuse à contempler, de sa fenêtre,
les souffrances des marionnettes qu’il manipule. Il a une digne partenaire dans
la rayonnante maturité de la Despina d’Ingrid
Perruche, piquante et picaresque, voix
corsée pour femme, sinon du monde par injustice sociale, de ce monde, de cette
terre, dont elle nous fait sentir avec émotion qu’elle en a une expérience pas
forcément rose : sans doute une grande âme trahie par la vie.
Le quatuor des amants est d’une fraîcheur et
d’une jeunesse qui semblent directement issues de l’œuvre elle-même : si
le complot est né de l’esprit pervers d’un homme mur et roué, qui, sinon d’imprudents hommes
jeunes peuvent y entrer et qui, sinon de naïves oiselles et demoiselles
y succomber? Beauté physique et vocale sont l’apanage de ces jeunes chanteurs.
Imposant une voix pleine d’assurance virile pour ce sympathique personnage
outrecuidant, le baryton basse Josef Wagner campe un Guglielmo
gandin, grand gaillard goguenard et élégamment égrillard, dont on entend vite
qu’il a sa moitié d’orange dans la chaleur vocale et la féminité chantante à
tous niveaux de la belle Dorabella de Marianne Crebassa
, qui ne se laisse
pas si facilement dorer la pilule : à séducteur, séductrice et demie, voix
de voluptueux velours sans lourdeur, admirable dans sa parodie d’air tragique,
aimable et légère dans le survol, sans poser, sans peser, au charme
irrésistible, de son second air, « È amore un ladroncello… »
Les deux
voix aiguës se marient également de manière idéale (ce qui rend cruel le retour
final aux couples désassortis). Beau gosse mais gugusse naïf et touchant, Frédéric
Antoun,
a une stature athlétique digne du gymnase et bain du début, force qui rend plus
touchante sa faible figure brisée
d’amant trahi : argentée, la voix est large, solide sur toute sa
tessiture, élégiaque pour dire l’ardeur amoureuse, puissante dans le
déchirement. Avec une certaine réserve pudique, Guanqun Yu, Fiordiligi, lui
semble prédestinée : douceur du timbre, léger velours du grave, elle se
lance vaillamment dans les deux airs terribles vocalement, hérissés de
difficultés du grave aux sauts aigus, avec un bonheur de tessiture, de timbre
et d’expression qui bouleversent.
Surtitres plats
Dans la réussite totale de ce spectacle, on
regrettera la platitude des surtitres. Pour les spectateurs qui ne comprennent
pas l’italien et la langue savoureuse et savante de Da Ponte, parfois bardée de
parodies érudites du latin, de plaisantes références mythologiques, ce ne sont
pas ces surtitres qui en donneront la moindre idée. Certes, on ne peut traduire
toute l’abondance du texte, mais, même sans contresens, ils sont synthétiques à
l’excès, résumés abusivement et gomment systématiquement les images
pittoresques, les traits humoristiques et dépouillent les personnages comme
Alfonso de sa culture latine (finem
lauda),
Guglielmo de sa mâle verdeur langagière de soldat et Despina, de la populaire
truculence de ses jurons : son Caspita ! (‘Saperlipopette’,
‘non d’une pipe’), son vigoureux Corpo di Satanasso ! (‘Par la queue du
Diable !’, cette queue du diable qu’elle invitait les filles à connaître
dans son air) sont banalisés à la simple interjection et l’ardent Vésuve que la
Napolitaine Dorabella sent dans son cœur est affadi en quelconque
« volcan ».
Opéra
de Marseille
Cosí fan
tutte de Da
Ponte/Mozart
19, 21, 24
, 26, 28 avril.
Orchestre
et Chœur (Emmanuel Trenque) de
l’Opéra de Marseille
Direction
musicale : Lawrence Foster.
Mise
en scène : Pierre Constant. Décors : Roberto Platé. Costumes :
Jacques Schmidt et Emmanuel Peduzzi. Lumières : Jacques Rouveyrolles.
Distribution :
Fiordiligi :
Guanqun Yu
; Dorabella : Marianne Crebassa
; Despina :
Ingrid Perruche ; Don Alfonso : Marc Barrard ;
Ferrando : Frédéric
Antoun
;
Guglielmo : Josef Wagner
Photos ©
Christian Dresse :
1. Réveil langoureux des deux sœurs (Yu, Crébassa) ;
2. Comédie des pleurs de Don Alfonso (Barrard);
3. Despina mise dans le coup (Perruche, Barrard) ;
4. Intrusion des faux Turcs ;
5. Les deux acolytes et Alfonso (Antoun, Wagner, Barrard) ;
6. Dorabella, maillon faible des deux sœurs ;
7. Mariage sans faste : chacun sa chacune sans joie.
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