DE LA « PERRI
CHOLI » PÉRUVIENNE
À
LA PÉRICHOLE
d’Henri
Mailhac et Ludovic Halévy,
d'après Le Carrosse du Saint-Sacrement de Prosper Mérimée,
d'après Le Carrosse du Saint-Sacrement de Prosper Mérimée,
musique de Jacques Offenbach
Théâtre de l’Odéon
Une turbulente et troublante artiste
Il était une fois,
dans le fastueux Pérou espagnol de la seconde moitié du XVIIIe
siècle, une jolie et piquante comédienne, danseuse et chanteuse, comme
l’exigeait le genre sûrement de la tonadilla hispanique, souvent
centré sur une femme. À Lima, Micaela Villegas (1748-1819) est déjà célèbre
lorsque débarque en 1761 le nouveau Vice-roi d’origine catalane, Don Manuel
Amat y Junient. Il a cinquante-sept ans, elle, dix-huit. Il en tombe amoureux,
en fait sa maîtresse, sa favorite, l’installe au palais, au grand dam de la
noblesse espagnole et créole qui n’a pas, sur ce chapitre, la largeur de vues
de l’aristocratie française habituée aux incartades officielles, pratiquement
institutionnelles, de ses monarques.
Mieux,
ou pire que cela, il fait de sa belle métisse le centre mondain de Lima, la
laisse inspirer des constructions nouvelles, et, scandale, va jusqu’à lui
offrir un carrosse somptueux, prestigieux privilège exclusif de la noblesse,
dans lequel elle se pavane dans la capitale, pour le grand bonheur du peuple de
voir l’une des siennes ainsi intronisée, et le dépit et mépris des nobles qui
honnissent l’intruse tout en étant forcés de la saluer bien bas, et de
l’applaudir au théâtre qu’elle n’a pas abandonné. La gifle qu’administre, en
pleine scène à l’un de ses partenaires l’impulsive vedette, lui vaudra une disgrâce
de deux ans. Mais les amants socialement inégaux mais égalisés par l’amour et
le désir qui renversent toujours les classes sociales, renouent une liaison
finalement heureuse de près de quatorze ans, malgré des hauts et des bas de
ménage passionné. Le fruit en sera un fils auquel le Vice-roi donne même son
propre nom.
« Perricholi », ‘cho’
comme chocolat et non « cocolat »
Donc, Péri chole à prononcer comme
« chochotte », comme devait bien dire Mérimée, savant hispanophile et
ami intime de l’Impératrice espagnole Eugénie de Montijo, et non Péri cole, par une tradition
linguistique erronée.
Micaela avait un
nom : elle va gagner un surnom : « la Perricholi ». Dans
l’intimité, le Vice-roi l’appelait tendrement « petit xol » (prononcé
« petichol »), ‘petit bijou’ en catalan, ou, familièrement
« pirri xol », ‘ma petite métisse’ ; il n’est pas exclu aussi
que le Vice-roi, âgé comme un père, les jours de colère contre les frasques de
la tumultueuse enfant, dans les alternances après tout conjugales du cœur, l’ai
appelée « perra chola » en castillan, ‘chienne de métisse’, sonnant
« perri choli » avec son accent catalan et le sifflement probable de
sa bouché édentée. Toujours est-il que l’opinion publique s’empara plaisamment
du terme affectueux ou injurieux selon que l’on fût admirateur ou détracteur de
la belle devenue pour tous, en des sens opposés, « la Perricholi » de
la légende.
Histoire
et légende
Actrice
et favorite, ce n’est pas la légende mais l’histoire qui conte aussi sa
générosité. Un jour, narguant la noblesse dans son célèbre carrosse, elle
aperçut un modeste curé portant à pied le Saint-Sacrement pour l’administrer à
un mourant. Ému et honteuse, telle déjà une Tosca pieuse, elle descendit du
luxueux véhicule, s’agenouilla, et en fit cadeau au prêtre pour qu’il pût
exercer confortablement son pieux ministère.
C’est de ce geste
célèbre que Prosper Mérimée, à Grenade en 1830 chez les Montijo, tira sa comédie en un acte Le Carrosse
du Saint-Sacrement, publiée pour la première fois dans la Revue de Paris en 1829, ajoutée en
1830 à la seconde édition du supposé Théâtre de Clara Gazul dont il est l’auteur
caché, jouée sans succès en 1850. Mais, hors du Pérou et de l’Espagne, la
Perricholi, avait déjà inspiré La Périchole, vaudeville de Théulon
et Deforges (1835) avant l’opéra-bouffe d’Offenbach et ses compères (1868).
Puis, en 1893, vint la pièce en vers de Maurice Vaucaire, adaptateur de Puccini
en français (au théâtre de l’Odéon de Paris), ensuite Le Carrosse du
Saint-Sacrement, opéra en un acte, livret et musique d’Henri Büsser (1948) et, enfin, le
célèbre film de Jean Renoir, Le Carrosse d’or (1953) avec Anna
Magnani.
Belle postérité pour notre belle, que l’on retrouve, naturellement chez le
grand écrivain péruvien Ricardo
Palma (1833-1919)
qui recueille traditions, anecdotes et histoires du Pérou dans ses inépuisables
Tradiciones peruanas.
Réalisation et interprétation
Du fameux carrosse,
absent du livret, il n’en restera ici que son découpage en carton-pâte et le
double clin d’œil des deux fenêtres dans lesquelles s’inscriront plaisamment,
comme dans les photos de foire où l’on passe la tête, celle des deux héros
partant à la fin pour être heureux et avoir beaucoup d’enfants qui grandiront
car ils sont Espagnols, dans un univers de toiles peintes des décors de Laurent
Martinel qui ravivent
la nostalgie de notre esprit d’enfance, d’enfants du moins non encore blasés
par les effets spéciaux contemporains. Les costumes (Maison Grout), hommes du peuple en blanc et
chapeau de paille, femmes en jupes colorées à motifs indiens triangulaires et
feutres, stylisent en souriant un Pérou d’opérette, piqué des notes de la
commedia dell’Arte référant sans doute au film de Renoir dont les héros en sont
des comédiens, Arlequin, Colombine, Pierrot. Au second acte, sous le tableau en
pied à la Louis XIV du Vice-Roi, la Cour, très versaillaise en ses costumes
élégants, bourgeonne de perruques poudrées et papillonne d’éventails. Tout ce
monde, Chœur Phocéen (Rémy Littolff) et solistes, se meut en musique dans une vivacité sans heurt, une
alacrité contagieuse, due à la battue tambour battant (sans être lourdement
tambour-major) de Jean-Pierre Burtin et au dynamisme insufflé par Jean-Jacques Chazalet, qui signe une mise en scène très
physique, attentionnée sans intentions métaphysiques hors de propos.
La connivence entre
tous les acteurs, des premiers au seconds rôles ou plans, est aussi sensible
que leur plaisir de jouer qu’ils communiquent à la salle. Ainsi, Michel
Delfaud, en Marquis
de Santarem éternel prisonnier, avec un accent marseillais qui lui donne des
airs d’Abbé Faria
issu de son trou creusé pendant des années, citant Shakespeare en l’attribuant
à Cervantes. Une seule apparition, et c’est tout un personnage : Antoine
Bonelli, joues
bouffies des bouffées de son importance, bougon ou bouffon Grand Chambellan chancelant. La
voix mielleusement fielleuse de Jacques Lemaire et amèrement douceâtre ou acérée de
son compère Dominique Desmons font une hilarante paire : les Dupont et Dupont de la cabale et de la cavale face au danger, les traîtres
au sourire grinçant sarcastiquement des dents à la joie du complot. Un joli
trio de vipères vocales se partagent six rôles, le beau mezzo de Valentine
Lemercier, le soprano incisif de
Violette Polchi et celui de Virginy
Fenu, déjà appréciée en fraîche
fille-fleur de Madame Chrysanthème.
Agatha Mimmersheim, Anne-Gaëlle Peyro,
complètent les atouts des dames et, aux basses œuvres des basses-fosses du
palais, Patrice Bourgeois, Yves
Fleuriot et Damien Rauch sont les nécessaires geôliers et bourreaux pour rire.
Tout opéra-bouffe a ses vaincus et vainqueurs,
évidemment rôles renversables, un couple d’amoureux et le baryton l’empêcheur
d’aimer en rond, parce qu’il en a profusion, troisième larron qui fait du duo
un trio, triomphant, tonitruant, truculent ici Alexandre Duhamel, grand gaillard gaillardement
paillard, Vice-Roi plus joyeusement vicieux que méchamment vicelard et
pernicieux, dont le vice (qui n’a pas ainsi « vicié » lui jette la
première pierre), n’est que celui, bien commun, d’aimer « les petites
femmes » tel un Napoléon III en goguette échappé des Tuileries ou de
Compiègne où il relègue son Eugénie d’Impératrice. Jouant les terreurs, il ne
terrorise jamais, beau et bon chanteur et vrai personnage de comédie avec sa
Cour, assurant le côté bouffe d’un opéra qui, de l’autre, est une comédie de
demi-caractère,
guère drôle dans le fond, même fondu dans la forme globale.
En effet, un couple de
jeunes et beaux héros, malheureux en fortune et mourant de faim n’est pas du
plus haut comique. En Piquillo, le juvénile ténor Rémy Mathieu, au timbre merveilleusement
délicat, digne de Mozart, a une grâce touchante de victime malgré un sourire
encore enfantin, enjôleur, opposant l’humour à la mauvaise humeur de la
fortune. À ses côtés, voix de velours sombre à l’aigu aisé, sans aucun effet de
grave vulgairement poitriné, la mezzo Emmanuelle Zoldan, morceau de roi et Vice-Roi mais
fièrement et dignement préservée pour son amour, donne vie profonde, loin de la
caricature, à une Périchole très humaine, qui joue le jeu sans être dupe, avec un regard
lucide et désenchanté sur la société, protectrice de son inconscient compagnon.
Sa lettre de rupture, spirituelle mais cruelle, elle la rend avec la gravité de
la situation de femme déchirée entre la rudesse de son existence et la promesse
d’un avenir meilleur, un sacrifice personnel de pauvre Traviata de l’injustice
du monde, grande âme trahie par la vie. Même son air de la griserie ne tombe
pas dans la grivoiserie et, si elle constate, ironique et triste, que
« les hommes sont bêtes », c’est qu’ils le sont vraiment comparés à
ces femmes qu’ils affrontent effrontément, moins lotis en intelligence
pratique. Sa paradoxale déclaration d’amour, « Oui, je t’aime, brigand,
j’ai tort de l’avouer… », en détaillant avec clarté les défauts de l’être
aimé, dépassés mais non effacés par la puissance de l’amour, elle semble la
faire avec la douceur fataliste d’une Carmen de comédie, mais en nous faisant
sentir qu’on est près du drame. Dans la rassurante inhumanité comique du
bouffe, c’est l’humanité vraie des sentiments qui passe. On peut alors, joyeusement et cyniquement,
entonner encore l’hymne impertinent de l’œuvre, « Il grandira, il
grandira car il est Espagnol… », visant malicieusement les préférences nationales de
l’Espagnole Impératrice favorisant sans doute ses compatriotes, déjà
instigatrice de la désastreuse projection d’un nouvel Empire au Mexique pour
nouveaux conquistadors, à la veille de la lamentable guerre de 1870 contre la
Prusse qui verra la fin du sien, pour la question, justement, de la Succession
d’Espagne.
La
Périchole
De
Jacques Offenbach,
Odéon,
Marseille, 2 et 3 avril
Orchestre
du théâtre de l’Odéon, Chœur phocéen
Direction musicale : Jean-Pierre BURTIN
Mise en
scène : Jean-Jacques CHAZALET
La Périchole : Emmanuelle ZOLDAN. Première
Cousine : Virginy FENU Deuxième Cousine : Violette POLCHI. troisème
Cousine : Valentine LEMERCIER. Frasquinella : Agatha MIMMERSHEIM.
Marchande : Anne-Gaëlle PEYRO.
Piquillo : Rémy MATHIEU. Don Andrès de Ribeira (Vice-Roi) : Alexandre DUHAMEL. Don Miguel de
Panatellas : Dominique DESMONS. Don Pedro de Hinojosa : Jacques
LEMAIRE. Le Marquis de Tarapote :Antoine BONELLI. Le Marquis de
Satarem : Michel DELFAUD. Geôliers
et bourreaux : Patrice BOURGEOIS, Yves FLEURIOT et Damien RAUCH.
Photos © Christian Dresse :
1. Le pardon demandé au Vice-Roi ;
2. La Périchole (Zoldan) et le Vice-Roi travesti en geôlier (Duhamel).
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