TOSCA
Opéra en trois actes,
livret de Giuseppe Giacosa et Luigi
Illica,
d’après la pièce de Victorien Sardou,
musique de Giacomo Puccini
Opéra de Toulon
3 avril
L’œuvre
Les œuvres du répertoire se répètent
sur les scènes, on ne peut qu’en répéter la présentation, le renouvellement
n’étant que dans la représentation et la l’interprétation nouvelles, sinon
toujours neuves.
Puccini ouvre le XXe
siècle lyrique avec la création de sa Tosca à Rome, en 1900,
évoquant les tragiques événements d’un jour de juin 1800 dans la même ville.
Les monarchistes réactionnaires, ignorant encore la victoire de Bonaparte à
Marengo, alors porteur des idéaux de la révolution française, célèbrent dans la
Ville éternelle leur pouvoir retrouvé, comme on a fêté dans le sang, l’année
précédente, la fin de la brévissime République parthénopéenne de Naples par la
restauration royaliste sans pitié appuyée par l’Autriche.
L’ancien Consul de
l’éphémère République romaine, Angelotti, évadé du château Saint-Ange, trouve un
premier refuge dans l’église de Sant’Andrea della Valle auprès de Mario
Cavaradossi, peintre voltairien, libéral, amant de Floria Tosca, cantatrice
célèbre et jalouse. Cette dernière est vainement désirée par le baron Scarpia,
impitoyable chef de la police d’état, sorte de machiavélique Fouchet romain.
Jouant sadiquement de la torture physique de l’amant et morale de l’amante,
Scarpia réussira à anéantir les deux amis républicains et les amants vivant
d’art et d’amour, même après son assassinat par la cantatrice.
Le livret de Giacosa et
Illica, d’une remarquable concision, est tiré d’un drame (1887) de Victorien
Sardou, célèbre dramaturge en son temps, qui aura l’élégance de reconnaître
l’opéra supérieur à pièce, pourtant triomphalement défendue par Sarah Bernhardt
dans le monde entier. L’histoire lui donne raison : on joue partout l’opéra
qui, seul, nous rappelle son drame, irreprésentable aujourd’hui.
D’art et d’amour
À bien lire le texte, je
l’ai déjà dit, j’y retrouve avec plaisir un culte voluptueux de la beauté :
Tosca est belle selon son amant, « trop belle et trop aimante» selon
Scarpia. Mario, dans son premier air, médite sur la mystérieuse harmonie entre
les beautés diverses fondues par l’art, celle de la femme blonde aux yeux
d’azur qui prie, qu’il prend subrepticement pour modèle de sa Madeleine, et
celle de la brune Floria aux yeux noirs, sa « ardente maîtresse »,
portrait déchaînant ensuite les foudres jalouses de sa théâtrale maîtresse, qui
n’a pas eu, d’entrée, un seul regard pour le beau tableau que peignait son
grand artiste d’amant. À l’heure de sa mort, le peintre n’a pas de pensée pour
Dieu ni la Vierge, mais pour sa maîtresse dont il évoque voluptueusement «les
belles formes » qu’il dépouillait de ses voiles. Mario est beau selon Tosca et
même Scarpia. Il n’est pas jusqu’à la Madeleine peinte qui ne soit « trop
belle », selon la jalouse et sommaire diva, qui prodigue conseils avisés de
scène à Mario pour ce qu’elle croit un beau simulacre artistique d’exécution.
Tosca sait exalter le charme bucolique et sensuel de leur nid amoureux, et les
deux amants artistes rêvent de répandre « les couleurs » et l’amour sur le
monde : l’art et l’amour en somme dont la pieuse cantatrice a chanté le vécu en
s’adressant à un Dieu incompréhensible qui la récompense mal à l’heure des
douleurs. Des douceurs harmoniques auréolent, sinon de sainteté, de beauté
musicale certaines certains passages musicaux du terrible Scarpia, sensible à
la beauté de Tosca, et son sens de la beauté, même dans la cruauté, le rédiment
un peu, même si son sens du Beau n’est pas forcément celui, platonicien, du Bon
et du Vrai. Scarpia exprime, sinon une éthique, une esthétique sadienne du Mal
: la conquête violente et non la séduction est son art, l’amant passé par les
armes et l’amante en larmes dans son lit, est pour lui jouissance double,
trouble. Bref d’un côté un art et un amour simples, simpliste même, comme les
deux tourtereaux, et un amour de l’art du mal chez Scarpia, le seul complexe
des personnages, brutal, certes, mais les autres bruts d’un seul bloc.
Réalisation et interprétation
Pas un strapontin de
libre : le succès
populaire d’une œuvre se mesure à son accueil malgré l’écueil d’un manque de
recul critique d’un public qui vient à l’Opéra moins pour découvrir que pour
voir, revoir, entendre, réentendre sempiternellement les mêmes opéras, dont on
l’entend même fredonner irrépressiblement ses airs de prédilection avec une
émotion sincère. On aurait donc mauvaise grâce à ne pas lui en rendre car c’est
la faveur et la ferveur du public qui font vivre les œuvres, les artistes qui
les incarnent. Il faut donc dire que, venue de l’Opéra Royal de Wallonie, cette
production est encore un riche choix, aux heures de pénurie, de Claude-Henri
Bonnet, Directeur
général et artistique de l’Opéra de Toulon, qui a soigneusement sélectionné les
œuvres invitées, jusqu’ici sans aucune faille sinon réserves critiques mineures
mais nécessaires. Cette Tosca est donc à mettre encore à son palmarès, et à celui de
l’équipe artistique homogène qui en fait la qualité.
Située en décors et beaux mais sobres costumes
(Michel Fresnay)
de l’époque de son action, désormais assez rare pour qu’on le souligne tant
l’académisme déjà plus que cinquantenaire de la mode lassante et inlassablement
répétée d’arracher les œuvres à leur chronologie narrative, tout converge donc
harmonieusement. On salue donc la sagesse et l’intelligence générale de la mise
en scène de Claire Servais.
Amas de fleurs à cour, devant le rideau,
signalant, à son lever, la statue de la Madone invisible près du
prie-Dieu : un signe au long des deux premiers actes effeuillé,
malheureusement, avec quelques épines interprétatives. Un grand rideau tombant
à jardin, sans doute pour cacher et protéger le tableau que peint Mario sur les
marches d’une estrade scénique, souligne sans doute la dimension théâtrale de
l’œuvre et de l’héroïne qui semblera vivre et mourir comme au théâtre, réglant
ses mises en scènes personnelles.
Beaux décors de Carlo Centolavigna dans l’église
« tardo-baroque », de baroque tardif, comme l’on dit en histoire de
l’art, de Sant’Andrea della Valle, monumentale, fond ombreux des toujours belles
lumières d’Olivier Wery, qui caressent les contours tourmentés des drapés de deux colossales
statues dorées de papes sur des socles qu’on dirait tirées de leur première
demeure de Saint Jean de Latran et de son enfilade statuaire où le marbre
semble en mouvement menaçant au-dessus des têtes des visiteurs : le poids
écrasant du pouvoir de l’Église sinon de la religion, la fragile chair contre
le marbre. Ces ténèbres entrebâillées laissent percevoir la transparence
lumineuse d’une immense horloge rousse, lune maléfique ou astre chronologique
d’un temps limité du drame humain mesuré à l’éternité. Lors de l’irruption des
enfants, des prêtres et du clergé, pour le grandiose et terrible Te Deum, ce fond s’entrouvre, et l’horloge,
auréolée de gloire et de dorure devient un immense ostensoir dont la débauche
d’or couvre même les effrayants dignitaires de l’Église statufiés, le modeste
miracle de l’Hostie devenant une effroyable machine à écraser : fracas
visuel pour la fracassante à frémir musique qui semble magnifier ou maudire
l’hymne religieux triomphant sans pitié. C’est le rouleau compresseur de la
Contre-Réforme baroque, déjà loin, mais réactivée par la victoire de la
réaction contre la Révolution qui pensait, avec Voltaire, « écraser
l’infâme ».
Contraste brutal avec l’acte II. On est loin du
faste des appartements de Scarpia au Palais Farnèse indiqué par les didascalies
précises de l’œuvre. Dans des éclairages livides, une simple table couverte en
partie d’une somptueuse nappe en lamé d’argent comme les deux chaises, un
carafon et un verre pour le repas ; des murs nus austères ; pour seul
ornement, on reconnaît des reproductions des gravures,en bas, des Désastres
de la guerre,
horribles images de Goya du soulèvement espagnol contre les troupes de
Napoléon, plus haut, autant qu’on puisse distinguer, des scènes de torture de
Callot ou de graveurs de la Guerre de Trente ans, le dernier grand conflit
religieux d’Europe : c’est cohérent pour un représentant de l’ordre noir
réactionnaire de l’Europe contre le rouge du libéralisme révolutionnaire.
Cependant, cela semble davantage l’intérieur monacal d’un moine soldat que
celui d’un tout-puissant prince et ministre de la police, amateur raffiné de
bonne chère et de belle chair, savourant du vin d’Espagne, qui s’avoue vénal
sans qu’on perçoive guère chez lui de luxueux effets de sa vénalité.
Tosca, avec sa belle robe de scène à traîne
rouge arrive, les bras encore chargés de fleurs de son triomphe après avoir
chanté sa cantate devant la reine (que vient faire « la » reine dans
cette galère papale ? Celle de Naples en visite ?) et l’on comprend,
au souvenir de la piété mariale de la diva précédemment, le paradigme floral
filé sur deux actes par la metteur en scène quand Scarpia les effeuille
rageusement et jette au sol. Mais là, il y a l’épine : lorsque Tosca a tué
Scarpia, on s’attend au fameux mimodrame inventé par Sarah Bernhardt et gardé
scrupuleusement par les librettistes et Puccini. La pieuse chanteuse, qui a
pardonné chrétiennement au bourreau, pose deux candélabres entre le corps et un
crucifix sur la poitrine du cadavre. Pas de cierge ici et, pour crucifix un,
gigantesque, qui semblera peser comme une menace. On comprend que Claire
Servais a voulu
mettre sa touche, mais sans nous toucher, et ne touche pas ici le but mais le
contrarie : ces roses, chargées de sens et de sentiment avant même le
lever de rideau, offertes à la Madone par la diva, la ‘déesse’ au sens précis
du terme, reçues en hommage après son concert, déposées ensuite sur le cadavre
du « monstre » sadique, « impie », sont plutôt un hommage
qu’un acte pieux d’une dévote personne.
Giuliano Carella, qui enflamme de sa passion un
orchestre de l’Opéra de Toulon transcendé, avait disposé sur deux baignoires
d’avant-scène face à face, donc quatre, certains instruments débordant de la
sorte de la fosse : dans la géométrie à l’italienne de la salle en U, on
est embrassé, embrasé par l’étreinte irrépressible de la musique, on y baigne à
certains moments, dans un effet de stéréophonie qui arrache ces pupitres
déplacés à la perception habituelle forcément spatialisée de la direction du
son venu d’une plus lointaine place invisible. Ainsi, toute la délicatesse
scintillante du xylophone d’étoiles de fin de nuit, préludant l’aubade des
cloches de Rome, auréolant de douceur la charmante chanson modale du petit
pâtre par l’adorable et naïve voix de Carla Fratini, parenthèse de fraîcheur après le
paroxysme de l’acte précédent. Il soulève le flot torrentiel souvent de la
musique, mais le contient pour n’y pas noyer les interprètes très sollicités
mais traités avec sollicitude par un chef à la fois symphoniste et lyriquement
italien, attentif aux chanteurs. La masse orchestrale n’estompe pas les joyaux
intimistes des couleurs et le chef caresse les courbes voluptueuses de
certaines lignes. Du grand art.
Silhouette éphémère, l’Angelotti de Federico
Benetti réussit à
marquer sa présence par son beau timbre de basse. Plus présent, le sacristain
bougon de Jean-Marc Salzmann évite intelligemment la caricature par un jeu sans outrance.
Le duo de sbires, âmes damnées de Scarpia, le Spoletta de Joe Shovelton et le Sciarrone
de Philippe-Nicolas Martin échappent
aussi à la caricature habituelle et le geôlier de Jean Delobel est la dernière silhouette de ces comparses nécessaires.
On connaît la puissance vocale torrentielle du baryton mexicain Carlos
Almaguer. La metteur en scène en joue
habilement à l’acte II dans lequel cet adepte avoué brutalement de la conquête
violente tente de violer Tosca sur la table de son repas où il la voulait au
menu, pour la dévorer sans doute plus que pour la déguster. C’est un rouleau
compresseur terrifiant comme l’ordre qu’il représente. Cependant, ce paroxysme,
on ne le dit pas, semble contradictoire dans ce personnage si anti-séducteur
déclaré avec la stratégie d’araignée machiavélienne du premier acte qui
requiert les nuances de la ruse. Mais le chanteur nous emporte dans le torrent
de sa voix.
Le ténor italien Giuliano Stefano La Colla déploie un timbre d’un beau métal,
plein, sonore, mais d’une pièce au premier acte. Dans le second son la éclatant
de « Vittoria ! Vittoria ! » est un superbe cri de triomphe
insolent et solaire face à la nuit de l’oppression. Dans son lamento sensuel et
nostalgique de la fin, il sait faire passer des nuances poétiques des plus
touchantes et ne cède pas à la grandiloquence mélodramatique, contenant une
émotion par là plus émouvante encore. Dans le rôle-titre, on retrouve avec
bonheur la soprano roumaine Cellia Costea, dont on avait apprécié ici même l’Amelia délicate
de Simone Boccanegra, voix large, égale et colorée. Elle semble un peu scéniquement perdue
en cette première au premier acte. Cependant, cela ne diminue en rien la beauté
expressive de la voix et son « Vissi
d’arte » introspectif, parenthèse poétique et humaine dans l’horreur du
moment, sur cette table du sacrifice où Scarpia veut la violenter est déchirant
de sensibilité sans effet vériste, avec une dignité qui s’affirme dans sa
plénitude morale et physique lorsqu’elle se remet fièrement sur pied.
On salue le livret du
programme toujours intéressant de l’Opéra de Toulon.
Tosca de Puccini
Opéra de Toulon,
3, 5 et 8 avril
Orchestre, chœurs et maîtrise de l'Opéra de Toulon (Chef de
chœur : Christophe Bernollin).Direction musicale : Giuliano
Carella. Mise en scène : Claire Servais. Décors : Carlo Centolavigna. Costumes :
Michel Fresnay. Lumières Olivier Wery.
Distribution :
Floria Tosca : Cellia
Costea ; Mario
Cavaradossi : Stefano La Colla ; Baron Scarpia : Carlos Almaguer ; Cesare Angelotti : Federico Benetti ; Spoletta : Joe Shovelton ;
Sciarrone : Philippe-Nicolas Martin ; Le sacristain : Jean-Marc Salzmann ; Le geôlier : Jean Delobel ; un pâtre :
Carla Fratini.
Photos © Frédéric Stéphan :
1. L'église : Mario et Tosca;
2. Te Deum triomphal ;
3. Les appartements de Scarpia ;
4. La table du viol ;
5. Château Saint-Ange ;
6. Mort de Mario.
2. Te Deum triomphal ;
3. Les appartements de Scarpia ;
4. La table du viol ;
5. Château Saint-Ange ;
6. Mort de Mario.
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