COSÍ FAN TUTTE
Dramma giocoso en deux actes (1790)
Musique de Wolfgang Amadeus Mozart
(1756-1791)
Livret de Lorenzo da Ponte
(1749-1838)
22 novembre 2015
Inutile
« modernisation » et contexte de l’œuvre
Ainsi font-ils tous
(les metteurs en
scène) a-t-on envie de parodier la traduction du titre. Transposé de son XVIIIe
siècle finissant à de vagues années 50, qui occupent depuis longtemps déjà tant
de scènes sans qu’on sache pourquoi, effet de mode déjà démodé de tant de
répétitions, transplanté de Naples et son Vésuve symbolique dans un arbitraire
bord du placide lac de Côme, situé dans une vaste demeure sans charme, le
charmant et cruel opéra perd beaucoup du sien.
Cela apporte-t-il
quelque chose à l’œuvre ? Non. Cela enlève-t-il ? Oui. Le cœur
de l’intrigue, le faux départ des deux amants pour une guerre subite, s’il se
justifie à l’époque où l’Empereur Habsbourg d’Autriche tente de reconquérir les
anciens Pays-Bas espagnols et, l’Espagne, sa Naples perdue, devient
invraisemblable dans un XXe siècle surinformé par radio et
téléphone. Si le retour des amoureux déguisés en nobles turcs ou valaques (la
Turquie fait alors face à Naples) est dans la tradition des turqueries de
l’époque et du goût bien attesté des travestissements, déjà assez
invraisemblable même si l’anecdote, dont furent victimes deux dames de Ferrare
à Vienne ou isolées dans la sensuelle Naples, sur laquelle se fonde l’opéra est
paraît-il réelle, elle devient absurde aujourd’hui avec ces faux Albanais
richissimes, même pas migrants. Bien sûr,
l’opéra n’est réaliste que dans les sentiments. Justement, sans invoquer la
filiation du conte de La Fontaine et l’opéra bouffe de Dauvergne Les
Troqueurs (1753)
sur l’échange des fiancées, toute la
frivolité et l’inconscience d’une société aristocratique qui danse en
1790 sur un volcan (le Vésuve !) révolutionnaire est ainsi gommée :
Marie-Antoinette, la sœur de l’empereur commanditaire, et sœur légère de nos
héroïnes, sera guillotinée bientôt. La cruauté froidement expérimentale de l’épreuve
et ses déguisements révélateurs, très Marivaux, le cynisme assez Laclos (Les
Liaisons dangereuses),
digne du libertin à l’œil froid de Sade, disparaît aussi sous un traitement
simplement bouffe de ce dramma giocoso arraché à l’empreinte folle et légère d’un Ancien
Régime à son crépuscule sanglant qui vit naître l’œuvre et qui va mourir. Le
contexte historique et culturel est autrement plus significatif et riche que
cette décontextualisation gratuite.
Non, la littérature du
XVIIIe siècle n’invente pas « l’amour-passion » comme
semble le croire Bernard Pico, dramaturge, dans sa par ailleurs intéressante « Note
d’intention ».
Sans invoquer « la sentimentalité chevaleresque » qu’il cite
(confusion avec la « troubadouresque » qui va du serf d’amour à la
Belle Dame sans merci, l’amour courtois, dans lequel le héros est le vaincu
d’amour, et l’amour chevaleresque, dans lequel la femme est la récompense
consentante du héros vainqueur), il n’est que de voir la Carte du Tendre, tous les traités des passions, des
affects qui fleurissent à l’époque baroque précédente, dont les héroïnes
raciniennes, les Lettres de la religieuse portugaise de Guilleragues sont pratiquement
des illustrations littéraires, pour s’en tenir simplement aux références
françaises. On lui concède volontiers l’heureuse formule de « cette
jeunesse dorée qui a le temps de prendre le temps » (encore que tout se
déroule en un jour…), oisiveté malgré tout plus caractéristique d’une
société de cour et de salons que des années 50 de suractivité et de
reconstruction au sortir de la guerre. Quant à faire de Despina, soubrette, une « cousine
éloignée des deux sœurs », c’est gommer, par sa proximité familiale, sa
familiarité impertinente de servante critique, et révoltée de l’inégalité de sa
condition, cousine ou sœur, plutôt, non du Figaro édulcoré par force des Noces, mais de Beaumarchais : la
Révolution est là.
Les voyeurs de la fidélité |
Il reste que les
costumes (Marc Anselmi), dans leur transpositions moderne, sont justes par les formes,
pimpants par leurs fraîches couleurs joliment harmonisées entre les
personnages, le tout bien servi et non contrarié par les lumières douces de Marc
Delamézière. À
défaut d’être somptueux, le décor néo Art Déco années 50 (Nathalie Holt), est efficace, avec cette baie à
rideaux, théâtre dans le théâtre, qui permet les effets justement théâtraux,
notamment de Guglielmo.
La mise en scène de Gilles
Bouillon est d’une
remarquable vivacité, avec beaucoup de trouvailles et même les deux amoureux
cachés ou couchés sous la table de billard, sorte de redondance visuelle et
auditive de leur foi en la fidélité de leurs belles, est moins incongru
qu’égrillard, bien que ce voyeurisme soit un thème libertin récurrent dans la
littérature et la peinture érotiques du XVIIIe siècle. Les queues de
billard brandies deux fois comme des épées, sont drôles mais neutralisent, par leur
bouffonnerie, le duel d’honneur possible dans ce Dramma giocoso, drame joyeux, mais tout de même
drame comme est qualifiée l’œuvre par ses auteurs et non opera buffa comme dans le programme. Le jeu
d’acteurs est également remarquable, homogène : tous les chanteurs sont
crédibles même dans l’incroyable travestissement.
À la tête d’un Orchestre
de l’Opéra de Toulon,
sensiblement heureux, aérien, galvanisé, le chef indonésien Darrell Ang donne d’entrée une vivacité
nerveuse, juvénile, à cette musique pétillante, mais en caresse aussi la
sensualité, la volupté en promesses, avec toute l’élégance que requiert cet
équilibre d’une œuvre d’un temps où le plaisir, le plaisir de vivre, même avec
ses cruautés, étaient un art. On admire aussi comment il guide des chanteurs,
les protège dans cette partition où le moindre écart est une incartade de
mauvais goût. Les récits sont accompagnés avec justesse historique, au
pianoforte par Béatrice Skaza, qui surprend agréablement, mais semblent s’estomper un peu
ensuite.
Sans être
exceptionnel, le plateau est assez homogène. Sans avoir la noirceur de la voix
de basse qu’on prête en général à Don Alfonso, le machiavélique auteur de la
trame, Riccardo Novaro, baryton, en a la prestance, une certaine froideur cruelle et, surtout,
une vélocité admirable qui ne « savonne » jamais les notes rapides
redoutables qu’on semble entendre parfois pour la première fois. Le ténor
uruguayen Leonardo Ferrando dont le nom est le prénom du héros qu’il incarne, est
un Ferrando de belle allure, sensible, touchant t d’une musicalité
irréprochable. Contrastant à ses côtes, sa faconde féconde, le baryton Alexandre
Duhamel, fanfaronne
avec bonheur, vibrionnant, tourbillonnant, étourdissant, doté d’un organe
(vocal) que nul n’ignore. Par ailleurs, on l’a doté, à la place de son air plus
bref, ambigu dans ses images (son éloge du pied, du nez, de la moustache
virile, (« Non siate ritrose, occhietti vezzose… », d’un air beaucoup
plus long, une sorte de catalogue comparatif de ses mérites avec nombre de
héros mythologique.
Vérité des noces fictives |
Des récitatifs sont
par ailleurs restitués mais, malheureusement, on coupe le dernier air de
Dorabella (« È
Amore un ladroncello… ») où la jeune femme exprime sa légère philosophie
de l’amour pour convaincre sa sœur de céder. Elle est campée par la mezzo Marie
Gautrot, sur
laquelle on ne hasardera pas de jugement téméraire hâtif : souffrante
ce jour-là, elle se tire cependant avec honneur de son premier air grandiloquent
et des ensembles si nombreux, sans qu’on puisse rien hasarder sur son timbre
dans ces conditions. À ses côtés, grave et médium corsés dignes d’un mezzo, en
Fiordiligi, la soprano Marie-Adeline Henry, malgré une voix manquant d’homogénéité, avec un
aigu parfois largement arraché, manifeste un grand contrôle technique même de
cette faille, réussit des nuances délicates et campe une héroïne émouvante dans
ses fragilités même d’écueil dans la tempête. Mais la servante est ici la
maîtresse : campée avec autorité scénique et vocale par Anna Kasyan, soprano au riche registre, au
médium coloré : cigarette au bec, acerbe, elle observe les deux sœurs
geignardes avec plus de distance ironique que de compassion, digne émule ou en
intrigue rivale d’un Don Alfonso dont elle ravale la morgue des prétentions
séductrice, même roulée par lui.
En fanfare, les chœurs
(Christophe Bernollin) si brefs s’amusent longuement en mesure martiale avec nous.
Cosí fan tutte
Da Ponte/Mozart
Opéra de Toulon
22, 24, 27
Direction musicale : Darrell
Ang
Orchestre et chœur de
l’Opéra de Toulon
Mise
en scène : Gilles Bouillon. Dramaturgie :
Bernard Pico. Décors : Nathalie
Holt. Costumes : Marc Anselmi. Lumières Marc Delamézière.
Distribution
Fiordiligi :
Marie-Adeline Henry ; Dorabella : Marie Gautrot ; Despina : Anna
Kasyan ; Ferrando : Leonardo
Ferrando ; Guglielmo : Alexandre
Duhamel ; Don Alfonso : Riccardo Novaro .
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