I DUE FOSCARI
Opéra en 3 actes,
livret de Francesco Maria Piave,
d'après la pièce de
Lord Byron.
Musique de Giuseppe
Verdi
Version concertante
Opéra de Marseille,
15 novembre 2015
Atmosphère lourde,
grave d’émotion contenue à l’Opéra de Marseille au lendemain des attentats qui
ont endeuillé le pays. Minute de silence intense d’hommage aux victimes à la demande de l’Adjointe Déléguée à
l’Opéra-Odéon et Art contemporain, remplaçant le Maire, Marie-Hélène
Féraud-Grégori.
Comme je l’ai écrit et dit ailleurs, malgré la terreur barbare, justement même
à cause de cela, la culture saigne mais signe, existe, persiste, portes grandes ouvertes à tous. Et sans
doute la terrible circonstance n’a-t-elle fait que galvaniser encore plus un
plateau exceptionnel pour une œuvre, qui sans l’être, est tout de même un jalon
toujours intéressant à visiter, surtout eu égard à sa rareté, dans la
prolifique production de Verdi.
À Marseille, pourtant
si verdienne, l’œuvre demeurait insolitement inédite et inouïe et son Directeur
Maurice Xiberras la présentait en version de concert, sans doute moins par
prudence que par la fatalité économique des temps, mais avec une distribution où
la présence de Leo Nucci, qui désirait présenter l’opéra à son ardent public de
Marseille, justifiait à elle seule, l’entreprise.
Paolo Arrivabeni |
L’œuvre
Créé en 1844 à Rome,
dirigé par Verdi lui-même pour les premières représentations, l’opéra fut un
triomphe mais sombra ensuite dans l’oubli, peut-être balayé par le succès des
compositions de la riche décennie suivante ou à cause de la difficulté
écrasante du rôle principal dévolu à un baryton. Francesco Maria Piave en tira
le livret d’une pièce de Byron de 1821 située dans la Venise du cuatrocento, du XVe siècle, une
affaire de pouvoir comme celle mettant en scène le Doge de Gênes dans Simone
Boccanegra.
Elle met en scène un conflit cornélien entre le devoir et l’amour : le
Doge Foscari, par respect des lois, même déchiré par l’amour paternel, laisse
condamner son fils à l’exil, l’autre Foscari, donc, qui a eu la maladresse
d’entrer en contact avec une puissance étrangère ennemie de la Sérénissime
République, trahison qu’attesterait une lettre, par ailleurs inopportunément
perdue. Le Sénat, le Conseil des Dix (magnifiques scènes de chœur), sont
attisés par un ennemi implacable de rancœur, de haine, d’ambition :
perdant le fils, malgré les supplications et imprécations de sa femme, il tente
politiquement de couler le père. Pas de justice : reconnu innocent trop
tard, le fils mourra, suivi du
père, Doge aussi déposé. Pas de lieto
fine, l’impitoyable Loredano vaincra et peut
écrire : « Pagato ora sono ! », ‘je suis enfin
vengé !’, un « enfin » qui ouvre une perspective rétrospective à
la haine enfin satisfaite.
Interprétation
L’œuvre, s’inscrit après deux
succès de Verdi, Ernani la même année avec le même librettiste et l’antérieur Nabucco (1841) dont il garde des traces,
telle la scène d’hallucination du roi, frappant ici le ténor, héros et fils
malheureux, et les prières et malédictions de sa femme qui rappellent, par les
sauts extrêmes entre grave et aigus, ceux d’Abigaïlle, mais des traits de I
due Foscari annoncent
des œuvres postérieures : un bien modeste prélude de violoncelle est
peut-être une ébauche de la sublime entrée de l’air de Philippe II dans Don
Carlo, la tessiture
de baryton pour le rôle essentiel au détriment du ténor préfigure celle de Simone
Boccanegra mais,
surtout, les imprécations en faveur du Doge contre les Dix en défense de son
fils, sont déjà celles de Rigoletto réclamant sa fille, son seul trésor.
À la tête de
l’Orchestre Philharmonique de l’Opéra, Paolo Arrivabeni, d’une rare élégance, d’une
précision alliée à la souplesse, attentif comme il sied dans l’opéra italien au
confort des chanteurs, tire la quintessence d’une partition orchestrale qui n’a
pas encore la richesse, bien plus tardive, du futur Verdi. Il met en relief des
contrastes, détaille, certains timbres, harpe, flûte, clarinette, et cet alto
et violoncelle d’un prélude, associés à situations, états d’âme : ce sont de beaux brouillons d'œuvres en devenir. Plusieurs
valses ondulent dans la partition.
Les chœurs, le premier
cantonné à mi-voix du murmure de la calomnie et de la conspiration (Emmanuel
Trenque), sont
farouches et grandioses dans la haine collective et pleins d’allégresse dans la
scène finale où la liesse populaire fait un fond cruel à la détresse déchirante
du vieux Doge maudissant le Sénat et mourant de chagrin. Les comparses, le
ténor Marc Larcher (Barbarigo, Fante et Servo) et la soprano Sandrine Eyglier (la confidente Pisana) existent
malgré la fugacité de leurs apparitions. Habitué de notre scène, la basse Wojtek
Smilek, en sombre
et cruel Loredano, sans même un air, réussit le prodige d’imposer une présence
maléfique en demi-teinte, sans éclat dans la noirceur de sa grande voix.
Gipali, Soloviy, Nucci, Arrivabeni, Eyglier, Larcher, Smilek |
Héros malheureux
byronien traînant sa mélancolie morbide, victime expiatoire, le premier Foscari, est campé par le ténor Giuseppe
Gipali, qui déploie
une voix belle, souple, un beau legato, un sens des nuances et des éclairs de
révolte dans un combat perdu d’avance : ce n’est pas « une force qui
va » comme l'Hernani de Hugo, c’est une âme dont on ne voit que faiblesse et
fragilité, qui coule, sombre dans une dépression que l’on dirait romantique, qui naufrage enfin dans la folie, mourant de lui-même comme une flamme qui s’éteint. À l’inverse, vive flamme, sa femme, incarnée par la belle
soprano, l’Ukrainienne Sofia Soloviy, remplaçant Virginia Tola, se lance avec passion et
vaillance dans tous les affects et effets d’une partition terrible, des aigus
arrachés à partir de graves, des vocalises cascadantes, défiant prudence au
profit d’une expression superbe de l’accablement, de l’indignation, de la révolte, avec une grande vérité dramatique. La cantatrice triomphe avec justice si le
personnage est vaincu par l’injustice.
On comprend que Leo
Nucci ait voulu
nous offrir ce rôle : il a trois grandes scènes impressionnantes, précédées
de récits obligés intensément dramatiques où tout son art scénique se déploie d’émouvante façon :
Doge gardien inflexible des lois, père blessé par ce qu’on croit la trahison de
son fils, père ulcéré par le refus obtus du Sénat de rejuger une cause
douteuse, père imprécateur face au complot avéré, tout est juste, profond, avec
une grande sobriété de signes, une main, un doigt, un regard, une démarche. Si
l’on ne savait un âge qu’il ne dissimule pas, on le dirait jeune comme au
premier jour d’une voix homogène, magistralement conduite, qui bouleverse dans
la douleur et engage dans la rage auprès de lui. Habitué à la performance en
grandiose seigneur tout simple, il cède en souriant à une salle en délire qui
lui réclame le bis de son terrible dernier grand air.
En ce jour de deuil
national, le public marseillais a fait un triomphe à la culture, à la
musique : à la vie.
I
due Foscari
de
Verdi
Opéra
de Marseille
Version
concertante
Orchestre
et Choeur de l'Opéra de Marseille
Direction
musicale : Paolo
Arrivabeni.
Chef de Chœur : Emmanuel Trenque.
Distribution :
Lucrezia
Contarini : Sofia
Soloviy ; Pisana : Sandrine Eyglier ; Francesco Foscari : Leo Nucci
Jacopo
Foscari : Giuseppe
Gipali ; Jacopo Loredano : Wojtek Smilek
Barbarigo/
Fante/ Servo : Marc
Larcher.
Photos © Christian Dresse
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