L'ELISIR D’AMORE (1832)
Opéra en deux actes
de Gaetano Donizetti
livret de Felice
Romani, d’après Le Philtre (1831)
d’Eugène Scribe, musique de Daniel-François-Esprit Auber
Opéra de Marseille,
23 décembre 2014
Pour les fêtes de fin
d’année, l’Opéra de Marseille présente L’elisir d’amore, ‘L’elixir d’amour ‘ de Gaetano Donizetti, les
23, 27 et 31 décembre 2014 à 20 heures et les 2 et 4 janvier 2015 à 14h30. Ce melodramma
giocoso, ‘mélodrame joyeux’ (melodramma, en italien signifie un drame, une ‘pièce en
musique’ et c’est ainsi que Mozart appelait ses Cosí fan tutte et Don Giovanni). C’est-à-dire que les situations y sont d’essence dramatique,
cruelle, un dépit et un rejet amoureux en l’occurrence, mais traitées, sinon
sur un mode exactement bouffe comme Rossini, sur un ton humoristique plutôt que
franchement comique.
L’œuvre
Créé en 1832 à Milan,
c’est un opéra en deux actes sur un livret en italien de Felice Romani, lui-même fidèlement tiré de celui d’Eugène
Scribe pour Le Philtre (1831)
de Daniel-François-Esprit Auber que
notre Opéra a eu la bonne idée de présenter au préalable dans le foyer, accompagné au piano, interprété
par de jeunes chanteurs. Histoire simple, simpliste d’un jeune paysan pauvre,
inculte, aimant au-dessus de ses moyens, une belle et riche propriétaire
cultivée, indifférente et cruelle, sadique même. Désespérant de se faire
entendre et aimer, il cherchera le secours d’un philtre d’amour offert par un
charlatan, avec la péripétie d’un sergent paradant, bellâtre, cruellement érigé
en rival par la cruelle jolie femme.
Style formulaire,
technique de la rapidité
Comme dans ces
production d’opéras que l’on dirait aujourd’hui industrielles, écrits rapidement
pour satisfaire une grande demande comme au siècle précédent, un peu comme les
films aujourd’hui, cherchant la rentabilité avec un minimum de frais, l’œuvre
utilise toutes les ressources du style formulaire permettant une écriture
rapide, musicalement et verbalement.
On y trouve ainsi tout
le répertoire des clichés, formules, aux rimes près, qui sont le fond de l’opera
buffa depuis ses débuts au XVIIIe siècle, qui traversent même les textes de da Ponte
pour Mozart, jusqu’à l’obligatoire air de liste chanté à toute vélocité qui existe bien avant le
catalogue de Leporello et bien après lui, ici dévolu, naturellement, au
personnage bouffe de Dulcamara au débit vertigineux débitant les mérites
mirobolants de son mirifique
« odontalgique, sympathique,
prolifique », etc. De la même façon, la musique utilise les recettes bien
éprouvées, la découpe des airs avec cabalette après intervention du chœur,
cadences virtuoses, ornements, passages d’agilité pour tous, codifiés depuis
longtemps dans le genre, sublimés par Rossini. L’orchestration,
l’instrumentation, entre aussi dans la typologie adaptée du genre adressé à un
public qui ne cherche pas la surprise, la rupture, le renouveau, mais la
reconnaissance de situations, de
types et d’épreuves lyriques obligées où les chanteurs devront faire leurs
preuves. La surprise viendra cependant d’un air, « Una furtiva
lagrima », qui dérogeant à ces codes par sa poésie élégiaque et sa douceur
humaine humanise l’inhumanité cruelle des types bouffes, infraction au genre
qui en assure sans doute la pérennité.
Par ailleurs, la
version italienne du Philtre, l’elisir, se glisse dans la typologie, les stéréotypes des
situation, duperies, méprises et personnages de la Commedia dell’Arte : le
jeune amoureux timide, la jolie coquette, le soldat matamore et le charlatan de
foire. Peu de personnages donc, aux voix codifiées, Adina, riche et belle
fermière, naturellement soprano, Nemorino dont le nom même exprime le
sentiment, l’amoureux, jeune paysan pauvre, et le baryton, le trouble-fête de
ces amours, le sergent Belcore, nom aussi étiquetant sa fonction de galant, le
sergent ‘Jolicœur’. On trouve aussi le deus ex machina involontaire de
l’action, le docteur Dulcamara,
qui veut dire ‘Doux amer’, le charlatan vendeur et doreur de pilules ou
philtres d’amour magiques pour se faire aimer, une basse bouffe dans la
tradition rossinienne et, enfin, inévitablement, une deuxième soprano
Giannetta, jeune paysanne, faire valoir de la première, et qui apportera une
information capitale qui renverse la situation : l’héritage du jeune homme
le rend digne, socialement, de sa belle.
Donizetti, cependant,
prête à ses personnages, du moins au couple de jeunes premiers, une certaine
densité, essentiellement à l’amoureux transi, cruellement éconduit par la
belle, elle, dans la tradition de la Belle Dame sans merci, peut-être amoureuse
à la fin par dépit ou intérêt (si elle a appris en coulisses son
héritage) : la déception, la rivalité amoureuses, les malentendus, la
rupture entre les amoureux, frôlent fatalement un drame, évité de justesse, et
prêtent un ton doux amer à l’histoire, qui finit heureusement bien. Mais on
n’est pas forcé d’y croire.
Réalisation
Le sujet portant sur
des situations archétypales et des sentiments généraux, la transposition du
XVIIIe aux débuts du XXe siècle par la mise en scène d’Arnaud Bernard ne gêne pas. Il y a une cohérence esthétique dans
les costumes (William Orlandi qui
signe aussi l’astucieuse scénographie) en camaïeux de beige et greige foncé des gilets
sur chemises et pantalons clairs, casquettes et melons pour les hommes, des
touches blanc et noir, robes d’époque déjà sans carcan de corset excessif pour
les dames en canotiers et autres jolis bibis pour les bourgeoises dans un monde
apparemment plus citadin que rural. Cela joue joliment pour des fonds de
paysages bistres, ou sépia dégradés en lavis délicats, dont on comprend, grâce
à des panneaux coulissants créant divers espaces, larges ou confidentiels, avec
la mise en abyme de l’appareil de Dulcamara également photographe avisé vendant
sa camelote et ses clichés, que nous sommes dans une chambre photographique,
par l’objectif final duquel il disparaîtra à la fin dans un effet grossi de
cinéma muet.
Paradis perdu de la
Belle Époque
C’est le temps de
l’Art Nouveau, Modern style, Jugenstil, Modernismo ou Liberty selon le pays, l’aube d’un
siècle où tout paraît encore nouveau, jeune, printanier, libre, bref, moderne,
avec le progrès au service de l’homme : la bicyclette pour la femme
presque émancipée, sinon amazone, cycliste, l’automobile, le téléphone, la
photographie déjà assurée et le cinéma balbutiant, la pub industrielle
débutante, bref, la Belle Époque qui ne
paraîtra telle que rétrospectivement après l’atroce Grande Guerre à venir qui va mettre toute cette science optimiste
—et la faire avancer— dans l’horreur de 14-18. Certes, sans que cela soit
l’objectif de cette mise en scène datant de plus de dix ans, en cette année de
commémoration du centenaire de la première Guerre mondiale, cela prend une
résonance nouvelle de voir une joyeuse société inconsciente, au bord du
gouffre, assurée d’un progrès qui va vite se tourner, sans qu’elle s’en doute,
contre elle.
Interprétation
L’idée centrale de la
photographie se traduit en magnifiques compositions picturales de groupes, dans
une époque où, justement la photographie prétendait rivaliser avec la peinture,
ou ne s’en était pas émancipée, avec des fonds artificiels, dans des ovales de
cartes postales des plus esthétiques, aux couleurs fanées nimbées de nostalgique
douceur par les délicates lumières
de Patrick Méeüs. Le négatif du cliché, c’est que, prenant la
pose, naturellement longue à l’époque où n’existe pas l’instantané, les « arrêts
sur image », surexposent le jeu, imposent une rupture de l’action qui
contrarie quelque peu la vive dynamique de la musique nerveuse de Donzetti,
menée tambour battant par Roberto Rizzi-Brignoli à la tête de l’Orchestre de l’Opéra tonifié comme par l’élixir de
jouvence et d’amour, sans ralentir le tempo, faisant pétiller, crépiter le feu
de cette orchestration certes légère mais toujours allègrement adéquate au
sujet.
Les chœurs, comme
toujours parfaitement préparés par Pierre Iodice, entrent harmonieusement autant dans la partie du jeu que dans la
partition, en partenaires égaux des acteurs chanteurs.
Il suffit de quelques
mesures pour que Jennifer Michel nous
abreuve de la source fraîche de son timbre, en Giannetta qui ne s’en laisse pas
compter. En Dulcamara, Paolo Bordogna, sans avoir forcément la noirceur, est la basse bouffe parfaite,
déployant une éblouissante agilité de camelot dans son air de propagande, premier
nom de la pub, étourdissant de verbe et de verve, doublé d’un acteur de premier
ordre, comme tiré d’une comédie italienne, de la Commedia dell’ Arte, endossant
avec naturel le costume d’un Paillasse mâtiné d’Arlequin par sa
dextérité sidérante auquel un acteur, Alessandro Mor donne une muette réplique de compère et complice.
Entrée en fanfare du fanfaron effronté et sa forfanterie, le fringant Belcore : si on ne
l’avait vu dans d’autres rôles, on croirait qu’il est taillé pour le baryton Armando
Noguera qui se taille un succès en
endossant avec panache (de coq cocorico) l’uniforme du versicolore et matamore sergent,
roulant des mécaniques et les r des roulades et roucoulades frissonnantes de
fièvre et d’amour, à l’adresse d’Adina et de toutes les femmes, joli cœur à
aimer toute la terre comme un Don Juan à l’échelle villageoise :
irrésistible, se riant des vocalises en nous faisant rire.
Adina, mutine, primesautière, dansante et virevoltante, c’est Inva
Mula, qui, capable de rôles bien plus
lourds, démontre sa technique, sa maîtrise merveilleuse du bel canto, le chant orné,
dans sa plus périlleuse et voluptueuse expression : sur une échelle, à
bicyclette, sur le toit tanguant de l’auto, elle chante, vocalise de façon tout
aussi acrobatique, avec un naturel confondant. Sa voix est si ronde, si
mielleuse, si douce, qu’on a du mal à croire à la cruauté envers Nemorino du
rôle, à moins que la rudesse de ses paroles ne le soit davantage par la douceur
innocente de la voix. Nemorino, c’est une révélation : le jeune ténor, Paolo
Fanale, campe avec vraisemblance un paysan
rustaud, pataud, costaud, touchant par sa faiblesse amoureuse dans la force de
ce corps, sa naïveté qui le fait la dupe
rêvée de Dulcamara, obsédé et dépassé par cette femme d’un autre rang, voix
large et pleine, au solide médium bronzé dont on se demande même comment il
abordera la légèreté poignante de son fameux air. Et c’est un miracle de
finesse, de douceur déchirée et d’espoir qu’il met dans « Una furtiva
lagrima », qui manque nous en arracher, par ces sons en demi-teinte,
pastel, ce passage de la voix de poitrine à la voix mixte, jouant, sans jeu,
mais avec une émouvante vérité, avec le fausset. Par ce seul air, la
bouffonnerie ambiante verse dans l’humanité : sous le rire, il y avait les
larmes d’une âme blessée. La salle, mais aussi ses partenaires, bouleversés,
lui rendent un juste hommage.
L’elisir d’amore
de Gaetano Donizetti,
Opéra de
Marseille,
23, 27, 31 décembre 2014, 2, 4 janvier 2015.
Chœur et Orchestre de l’Opéra de Marseille.
Direction musicale de Roberto Rizzi Brignoli ;
Mise en scène d’Arnaud
Bernard réalisée par Stefano
Trespidi ; décors et costumes de William Orlandi ; lumières de Patrick Méeüs.
Distribution :
Adina : Inva Mula ;
Giannetta : Jennifer Michel ; Nemorino : Paolo Fanale ;
Belcore : Armando Noguera ;
Dulcamara : Paolo Bordogna ;
Assistant Dulcamara : Alessandro Mor.
Photos : Christian Dresse
1. Adina (Inva Mula) fait la lecture du philtre d'Yseult;
2. Adina éconduit Nemorino (Paolo Fanale);
3. On prend la pose! ;
4. Début de la pub : Dulcamara (Paolo Bordogna) vante son élixir ;
5 Le téléphone : Belcore (Armando Noguera), entouré à gauche d'Alessandro Mor, à droite, de Jennifer Michel ;
5 Le téléphone : Belcore (Armando Noguera), entouré à gauche d'Alessandro Mor, à droite, de Jennifer Michel ;
6. Matamore triomphant ;
7. Pose et posture.
7. Pose et posture.
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