Enregistrement
21/11/2014, passage, semaine du 8/12/2014
(lundi, 10h45, 17h45, samedi, 12h45)
RADIO DIALOGUE
(Marseille : 89.9 FM, Aubagne ; Aix-Étang de Berre : 101.9)
« LE BLOG-NOTE
DE BENITO » N° 153
Mélodies, Prescience, Conscience
Marc Mauillon
(Baryton), Anne Le Bozec (piano). Mélodies de Halphen, Février, Hahn, Fauré,
Kelly, Ravel, Jürgens, Butterworth, Farrar, Dawaere, Stephan, Schulhoff. Disque
Hortus .
Le 14 juillet de cette
année, symboliquement, pour commémorer le centenaire de la Grande Guerre, de
l’atroce guerre de 14-18 (toutes le sont mais celle-ci en est monstrueusement
exemplaire par son ampleur mondiale) j’avais parlé des trois premiers CD de
cette extraordinaire collection des éditions Hortus : Les Musiciens
et la Grande Guerre.
Trente enregistrements prévus
jusqu’en 2018, centenaire de l’Armistice. Cette gigantesque anthologie se donne
pour but généreux et ambitieux, de faire découvrir ou redécouvrir l’univers
sonore des compositeurs, interprètes et musiciens ayant vécu et subi cette
guerre, mobilisés, immobilisés dans leur œuvre, souvent blessés, souvent tués,
exécuté expéditivement comme l’héroïque Albéric Magnard, ou même, restés hors du front à cause de leur âge,
de leur faiblesse constitutive comme Ravel, ambulancier malheureux, ou de leur
maladie, comme Debussy, qu’on appelait alors, Claude de France, dans un nationalisme inévitable quand la patrie
est en danger, mais nationalisme, hélas, généralisé aux nations, qui amena
cette catastrophe mondiale. Ravel, Debussy, Hahn, entre autres, deux
compositeurs, dirai-je bleu horizon comme les seconds uniformes des soldats
français, les premiers ayant ces pantalons rouge garance si catastrophiquement
visibles aux yeux de l’ennemi.
Mais cette dernière livraison élargit
justement l’horizon, et, passant les odieuses frontières, prétextes aux
revendications territoriales meurtrières, nous offre un bref panorama de
compositeurs certes alliés français, anglais, australiens, mais aussi
allemands, qui ont pressenti ou senti la catastrophe qui s’est abattue aussi
sur eux, alors qu’ils étaient tous liés par la fraternité universelle de la
musique, même sans se connaître. Mais la guerre se déclare (et par qui et
pourquoi ?) et l’on devient l’ennemi officiel de celui qui est du mauvais
côté de la frontière. Et réciproquement.
Au-delà de la qualité
ou non des œuvres présentées, de la qualité de l’interprétation, de la
pertinence ou non des choix (comment se sont-ils faits ?), c’est d’abord
cette réflexion que m’inspire cette quatrième livraison consacrées à des
mélodies, des « songs », des « lieder », termes synonymes
et frères, en français, anglais ou allemand : la voix est l’instrument
humain par excellence, c’est l’homme même. Et il faut convenir que la voix du
baryton Marc Mauillon, légère,
son interprétation directe, sans emphase,
fraîche et parfois naïve, avec la complicité pour le meilleur de la pianiste Anne
Le Bozec, donne une troublante humanité,
fragile et d’autant plus précieuse, à ces airs joyeux ou mélancoliques ou
traversés d’angoisse, prescience de la tragédie qui approche, ou conscience
qu’elle est survenue, dans le contexte musical d’avant, pendant ou après la
guerre. Pour nous, qui savons le contexte, c’est la jolie fleur au
bord de l’abîme, c’est la bouleversante fleur poussant sur les ruines, comme
une affirmation de la vie dans le champ de la mort.
À l’écouter dans ce
contexte, la mélodie d’Henry Février (plage 2), avec un bercement de barcarolle funèbre, prend une résonance tragique
dans sa douceur et son titre prémonitoire, La Dernière chanson. Même si l’auteur du poème, Sully
Prudhomme, mort en 1907, eut la chance de
ne pas connaître la guerre de 14-18, même si le compositeur Henry
Février (1875-1957), bien qu’ayant connu
la bataille de Verdun, lui survécut, il écrivit des mélodies dans les
tranchées. On aimerait connaître quand il composa celle-ci, dont le narrateur
demande à la nourrice de l’enfance perdue, de lui chanter un air d’autrefois
dans son agonie : c’est l’enfant dans l’homme qui pressent sa mort. Mais, finalement, peu importe la date de
composition ici : nous sentons le pressentiment, prescience qui anticipe ou
conscience présente de la guerre, de la mort, sa musique a des échos poignants
avec des paroles telles que :
« Vous qui
m’aiderez dans mon agonie
Ne me dites rien…
Faites que
j’entende un peu d’harmonie.
Et je mourrai bien ! »
La musique,
consolation suprême dans l’imminence de la mort. Et cette lucidité terrible,
qui pourrait être celle de tant de jeunes hommes réellement sans futur dans ce
fatal carnage où chacun attendait son tour :
« …je suis
d’un monde où l’on ne vit guère
Plusieurs fois
vingt ans… »
Toute l’horreur consciente de la fragilité de
la vie dans la guerre est là, qui fauche les jeunes gens. Mais les morts ne
vieillissent pas, le temps ne passent plus pour eux, tel le compositeur allemand Fritz Jürgens fixé à
jamais dans ses 27 ans, donc sans avoir connu deux fois 20 ans, par sa mort en
1915, en Champagne. Dans la tradition post-romantique allemande, ce lied exprime une angoisse profonde. Malheureusement,
faute plus grave que de ne pas mettre la date de composition des pièces
des musiciens inconnus que l’on veut nous faire connaître, dans un CD qui veut
faire parts égales entre les compositeurs belligérants, il n’y a pas de
traduction des textes étrangers. Ainsi, je vous traduis personnellement, en
gros, le poème allemand, extrait des Balladen und Romanzen
de Friedrich Hermann Frey (1839-1911)
qui écrivait sous le pseudonyme de Martin Greif. Ce sont deux courts quatrains de Das
Traue Paar ‘Le
couple fidèle’, fidèle jusque dans la mort, puisque, dans la nuit, ils
« se sont noyés dans le Rhin et on a retrouvé leurs corps enlacés dans une
terre étrangère ».
Noël approche, et,
dans son rêve de paix, nous oublierons l’atroce Noël des enfants qui n’ont
plus de maison, texte et musique de
Debussy, qui s’il dit bien l’horreur subie par les orphelins, la redouble par
les cris de vengeance qu’il prête aux enfants français contre les enfants
allemands, qui ne sont, comme eux, que des victimes de la folie des hommes. On
se réfugiera dans la joie de la paix chantée par Gabriel Fauré,
lui pardonnant, à ce titre la platitude du texte, on n’ose dire poème, qu’on
lui avait, il est vrai, imposé.
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