MOÏSE ET PHARAON
(1827)
Opéra en quatre actes
livret de Luigi Balocchi et Etienne de Jouy
Musique
Gioacchino Rossini
Version de concert
Opéra de Marseille, 8 novembre
L’Opéra
de Marseille nous a habitués à la découverte ou redécouverte, sous forme de
concert, d’œuvres rares ou inédites, injustement oubliées, jalon intéressant
dans l’histoire de la musique ou simplement dans la carrière d’un grand
compositeur de la sorte éclairée d’un maillon négligé de sa production. Ainsi ce
Moïse et Pharaon enfin créé ici.
L’œuvre
: brûlante actualité
Tiré du fameux Livre de l’Exode de la Bible,
fondamental, car le héros central, Moïse, est le premier prophète et le
fondateur de la religion dite mosaïque ou juive. On sait que, né en Égypte,
sauvé des eaux du Nil dans son berceau, il arrachera son peuple dit-on (mais
Égyptien de naissance, son peuple est-il celui du sol ou du sang ?) à la
captivité égyptienne et lui donnera, en route vers la Terre Promise, les Tables
de la Loi, les Dix Commandements. Le sujet a été traité par tous les arts,
même le cinéma, avec ses divers épisodes au romanesque impressionnant, les Dix
plaies
d’Égypte et, surtout, les Hébreux menés par Moïse passant à pied sec la Mer
Rouge où les poursuivants Égyptiens seront engloutis par les flots. Bref, un
Proche-Orient déjà en conflit entre mêmes peuples sémites, affrontement d’un
Dieu contre les dieux, également présent dans Nabucco, avec aussi
déportation, esclavage des Juifs, menaces d’extermination et solution, sinon
finale, in
extremis,
suivie de l’exode salvateur des Hébreux libérés.
1824 :
l’italianissime Rossini s’exporte à Paris. Mais qu’importe ? Il y importe
et apporte son italianitá, son savoir faire, et faire vite —et bien—
et va vite le faire savoir très bien. Dans une logique culturelle nationaliste, on
lui confie la direction du Théâtre des Italiens où il sert le répertoire
adéquat, et le sien. Mais il vise la chasse gardée, héritage de l’Ancien régime
récemment restauré après la tourmente révolutionnaire et l’épopée
napoléonienne, l’Académie Royale de Musique, temple national des productions
françaises passées et compassées, d’un art du chant français vainement
décrié par Rousseau au siècle précédent qui le trouvait, dirai-je pour résumer
ses longues diatribes, pompeux, pompier, pompant.
Rossini,
avec prestesse et élégance, y fera une éclatante démonstration de son sens de
l’adaptation au génie du lieu sans rien perdre du sien avec la création, en
1827, de Moïse et Pharaon, reprise francisées, nationalisée
française, de son Mosè
in Egitto créé au
San Carlo de Naples en mars 1818, où il faisait la part belle à la virtuosité
de sa femme, la cantatrice espagnole Isabel Colbrán. Un habile librettiste, Etienne de Jouy
, adapte en français le livret original
de Luigi Balocchi. On y remarque la plaisante transformation des noms de
l’original italien avec des désinences fleurant, en plein romantisme, le
néo-classicisme du siècle précédent : Anaïde, Sinaide, Aufide, Osiride, qui ne déparerait
pas quelque tragédie d’un épigone tardif de Racine, de Voltaire.
Pour ce
qui est de la musique, tout en conservant sa patte originelle, l’espiègle
signature de ses flûtes et piccolo, et la pâte italienne d’une orchestration
transparente, Rossini nourrit davantage son orchestre et gonfle ses chœurs qui
deviennent, très loin de l’opéra italien et des siens en particulier, de
véritables protagonistes antagonistes de l’action, Hébreux contre Égyptiens.
Enfin, il se moule avec aisance dans un type de déclamation française un peu
solennelle, du moins dans les récitatifs, tous obligés, accompagnés par
l’orchestre, qui donne un tissu musical continu non haché par le recitativo
secco
au clavecin. Il concède une noblesse de ton remarquable aux personnages
primordiaux, notamment Moïse et Pharaon, au discours à la virtuosité assagie ; mais, bon chant pour tous, il réserve le bel canto au sommet, vertigineux par la tessiture élargie et les sauts, par une
ornementation acrobatique extrême, à l’improbable couple inter-ethnique de jeunes premiers amoureux : Anaïde, Juive, et Aménophis, Égyptien, parallèle et chiasme que l’on retrouvera
plus tard dans celui de Fenena et Ismael du babylonien Nabucco de Verdi, et, dans les deux opéras, une sublime
prière des Hébreux qui conduiront les deux compositeurs à leur dernière demeure. C’est dire si Rossini, l’air de rien, ouvre des portes,
tant du grand opéra à la française que de l’italien à venir.
L’ouverture
n’est plus simplement un morceau simplement destiné à meubler le temps
d’ouverture du théâtre et d’installation du public et, pour cela souvent
interchangeable : elle crée une atmosphère, laisse présager, sinon la
houle, les vagues du passage de la Mer Rouge, qui devait être le clou spectaculaire
du mythe juif. Les divers épisodes des Dix plaies d’Égypte donnent
aussi lieu à des passages d’une musique figurale expressive.
Interprétation
Libérée
des contingences représentatives, bien complexes à mettre en scène, forcément
oblitérées par trop d’images grandioses de cinéma, la version scénique a le
mérite de concentrer l’attention sur la musique et le chant, ce qui
laisse forcément les interprètes impitoyablement à nu.
À la
direction musicale, Paolo Arrivabeni, est l’élégance en personne : avec une
économie gestuelle remarquable, il tire de l’Orchestre de l’Opéra de Marseille
au mieux les meilleurs des effets sans effectisme, étageant clairement les
plans, caressant les cordes lumineuses, dorant doucement les cuivres, si rares
chez Rossini, sans renflement ni ronflement, faisant surgir les couleurs de certains pupitres, flûtes, clarinette, hautbois dans une clarté générale qui
montre combien Rossini a assimilé les leçons viennoises classiques de Mozart et
Haydn. Attentif en bon chef de chant également, sans jamais les mettre en
danger, il guide souplement les chanteurs dans les périlleuses ascensions et
descentes ornées de ce bel canto qui est aussi l’élégance suprême de la voix,
où les plus redoutables obstacles vocaux deviennent une voluptueuse victoire du
souffle et d’une technique travestie, investie par la grâce, ravissant
d’effroi le spectateur de la difficulté vaincue avec aisance, apparemment sans
effort : la politesse du beau chant. Et de ce vaste chœur, admirablement
préparé par Pierre Iocide, Arrivabeni tire les effets
musicaux et émotionnel d’un vrai personnage, vaste horizon sonore, belle
fresque ou frise de laquelle se détachent, sans solution de continuité dans le
flot musical, les solistes.
N’était-ce
l’intrigue amoureuse obligatoire pour le temps mais superfétatoire, cet opéra
est en fait un magnifique oratorio qui nous dévoile encore une facette du
facétieux (en apparence) cher Rossini aux visages finalement très divers.
Quant à la distribution,
des petits (par la durée) aux grands rôles, c’est un bonheur que n’avoir qu’un
même hommage à rendre à leur qualité et cohésion. En quelques phrases, le jeune
ténor Rémy Mathieu
laisse en nous le désir de l’entendre plus longuement ; connu et entendu
déjà souvent depuis ses débuts, Julien Dran fait plus que confirmer des
promesses : il se tire de la partie d’Eliézer,
hérissée de difficultés, avec une vaillance pleine de maestria et il montre et
démontre qu’il est prêt pour le saut de grands rôles autres que de ténor di
grazia où on l’a vu exceller. Philippe
Talbot, ténor d’une autre teneur, dans
l’ingrat personnage d’Aménophis, peut-être le seul héros de quelque dimension
psychique bien que trop symétriquement contrasté par des affects contraires,
déchiré, entre haine et amour, pardon et vengeance, déploie une voix franche,
brutale parfois, dont la rudesse acérée à certains moments de cette follement virtuose partition qu’il affronte héroïquement, sert l’expressivité émotionnelle et
fiévreuse du personnage et rend crédible son tourment, se pliant en douceur aux
duos avec la femme aimée. Familier de notre scène, dans un rôle trop bref pour
le plaisir que l’on a toujours à l’entendre, Nicolas Courjal, basse, affirme l’étoffe rare du velours
sombre et profond de sa voix.
Quant au baryton québécois, Jean-François
Lapointe, chez lui
à Marseille, que dire qu’on n’ait déjà dit de ce grand
artiste ? Beauté de la voix, égale sur toute la tessiture ici très
longue, élégance du phrasé, aisance dans un emploi apparemment inhabituel par
des traits bel cantistes, brillant de l’aigu, il est souverain par la noblesse
et justesse de l’expression convenant au personnage d’un Pharaon traversé par
le doute. Aucun de ces chanteurs, dans leur juste place, n’est écrasé par la
présence imposante de Ildar Abdrazakov en Moïse, voix immense mais humaine,
puissante et parfois confidentielle, large, d’une égalité de volume et de
couleur dans toute la tessiture, en rien affligée du vibrato souvent excessif
des basses slaves : vrai voix de prophète, d’airain, propre à graver dans
le roc les Tables de la Loi.
Et
que dire des dames ? En peu de répliques, Lucie Roche, réactive à la
musique et aux propos de ses partenaires, immergée dans toute la partition
et non seulement sa partie, impose le velouté de sa voix de mezzo,
sa belle ligne de chant et l’on goûte pleinement cette douceur de mère
symétrique de l’autre mère amère et douce du futur Pharaon, Sonia Ganassi, mezzo moins
sombre, cuivré, chaud, défiant tous les pièges d’un rôle qui, pour être relativement
bref, relève de la plus haute volée du bal canto le plus acrobatique. En
Anaïde, stéréotype féminin hésitant entre l’amour humain et divin, la soprano Annick
Massis se joue avec une grâce angélique de sa diabolique partition,
hérissée de sauts terribles du grave à l’aigu, avec des intervalles de gammes
véloces vertigineuses, brodés de trilles, dentelés de toutes les fioritures
expressives du bel canto ; sur un soupir, la caresse d’un souffle, elle
fait rayonner des aigus
impondérables aux harmoniques délicatement scintillantes, une infinie palette
de nuances iridescentes : mille rossignols, mille musiques dans une seule
voix.
Un triomphe amplement mérité.
Opéra
de Marseille,
8,
11, 14, 16 novembre
Moïse
et Pharaon de Giocchino Rossini
Orchestre
et Chœur de l’Opéra de Marseille,
Direction
musicale Paolo Arrivabeni
; Chef du chœur Pierre Iodice
Distribution ;
Anaïde :
Annick Massis ; Sinaïde : Sonia
Ganassi ;
Marie : Lucie Roche ;
Moïse : Ildar
Abdrazakov ; Pharaon :
Jean-François
Lapointe ;
Aménophis : Philippe Talbot : Eliézer Julien Dran ;
Osiride / une voix mystérieuse : Nicolas Courjal ;
Aufide :
Rémy Mathieu
.
Photos : Christian Dresse :
1. A. Massis
et L. Roche ;
2. A.
Massis ;
3. S.
Ganassi et Ph. Talbot ;
4. I. Abdrazakov
5. J.-Fr. Lapointe, Ganassi, Talbot ;
6 . N.
Courjal ;
7. Saluts : à gauche et à droite, Fran et Mathieu.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire