ANNA BOLENA
(1830)
Opera seria en deux actes de Gaetano
Donizetti (1797-1848)
Livret de Felice Romani (1788-1865)
Opéra de Toulon
14 novembre
La folie dans l’opéra [1]
Le premier tiers du XIX e
siècle, de l’Italie à la Russie, l’Europe se penche sur la folie, dans la
littérature (Gogol Le Journal d’un fou, 1835) et le théâtre.
Mais on assiste à une véritable épidémie, une contagion de la folie chez les
héroïnes lyriques. A l’opéra, en effet, les folles font courir les foules, une
vraie folie, littéralement.
Remarquons d’abord que nos
héroïnes folles, plutôt que folles héroïnes, semblent pratiquement toutes venir
du froid, du nord : Ophélie d’Hamlet de Shakespeare est danoise par le lieu de la
scène mais anglaise par la langue ; Ana Bolena de Donizetti, Anne
Boleyn, anglaise ; Elvira des Puritains de Bellini, est aussi
anglaise, Élisabeth d’Angleterre, cela va de soi, et, dans Roberto Devereux de Donizetti de 1837,
la reine, prompte à couper des têtes, perd un peu la sienne, un accès de délire,
à la mode romantique et Maria Stuarda, sa rivale, est reine d’Écosse, ainsi que
lady Macbeth. Lucia di Lammermoor est également écossaise. Amina, de la
Somnambule de Bellini est suisse et Marguerite, tirée du Faust de Goethe, est
Allemande et il y aura une version française de Berlioz, une autre de Gounod et
deux autres encore, italienne dans Mefistofele de Boïto, et
italo-allemande avec Busoni.
Voilà donc des héroïnes
romantiques des brumes du nord mais des opéras du sud dans des opéras qui montrent
non comment l’esprit vient aux filles comme dirait Colette, mais comment elles
le perdent, pratiquement toutes par amour.
La première à ouvrir la
ban est l’Imogène de Il pirata de Bellini (1827), œuvre inspirée d’une pièce
française du XVIIIe siècle, mais traduite d’une pièce d’un auteur
irlandais de 1816 (nous ne quittons pas le nord). Contrariée dans ses amours,
mariée de force, son amant et son
mari la croient infidèle, mais l’amant ayant tué son époux est mis à mort, elle
perd ses deux hommes et la raison.
La scène de folie, grande
et longue scène entremêlée de chœurs avec d’abord partie lente et douce dans
les grandes arabesques belliniennes, puis la cabalette avec toute une folle
pyrotechnie vocale, grands écarts, notes piquées, trillées, gammes montantes,
descendantes, etc, fit grand effet
et la cantatrice se paya un triomphe.
Naturellement, toutes les
autres cantatrices réclament aux compositeurs un air de folie pour pouvoir y
briller. Giuditta Pasta, grande vedette et vocaliste se voit vite offrir par
Donizetti, confrère et rival de Bellini, le rôle d’Anna Bolena (1830), Anne Boleyn,
la malheureuse épouse d’Henri VIII d’Angleterre qui, désireux de changer encore
de femme après avoir divorcé de Catherine d’Aragon, entraînant le schisme
d’Angleterre, la rupture avec le pape et le catholicisme. Dans la Tour de
Londres, attendant son tour sur l’échafaud, Anna perd la tête avant d’être
décapitée.
Le sujet : un roi en mal de mâle
Felice Romani, le librettiste, loin
des outrances et invraisemblances romantiques d’un Victor Hugo jouant avec
l’Histoire, tisse un livret solide, près de la vérité, où l’action, le sort de
la reine Anne Boleyn est pratiquement scellé dès le lever du rideau, en cette
an qu’on ne peut dire de grâce de 1536. Il met en valeur les rapports de la suivante
Jane Seymour avec sa souveraine qu’elle trahit sans le vouloir vraiment,
séduite par le volage Henri VIII, frustré d'un héritier mâle avec ses deux épouses, la passée et la présente pesante. Jane refuse une liaison de l’ombre,
exigeant un mariage dont elle sait pourtant qu’il signe la mort de la
souveraine régnante, le roi ne pouvant s’offrir le luxe d’un autre divorce,
comme l’avait exigé Boleyn, qui joua aussi longuement de sa fausse virginité
pour obtenir la main du roi.
L’épée et non la hache,
faveur royale, tranchera dans le vif du sujet, en l’occurrence, le cou de la
reine Anne. Le Roi fomente réellement un complot pour instruire un inique
procès et accuser sa femme d’adultère, probablement faux pendant leur union,
avéré si l’on considère le temps de ses longues et chastes
« fiançailles » où la coquette Boleyn batifolait de très près avec
son ancien amant, Percy, qu’elle n’hésitera pas à sacrifier pour conquérir le
monarque enflammé, désireux d’enfanter un enfant mâle. L’adultère avec Percy,
ne suffisant pas, on y ajoute celui avec son page musicien, Stemton, et
l’inceste avec son frère Rochefort pour faire bonne mesure. On comprend que,
emprisonnée dans la Tour de Londres, antichambre de la mort, la reine perde la
tête avant de la perdre littéralement. Du moins dans l’opéra car il semble,
historiquement, qu’Anne, comme Marie-Antoinette, repentie de son passé, se
montra fort digne à l’heure de son exécution priant même le peuple de prier pour le
roi… Il en avait sans doute bien besoin.
Réalisation et interprétation
On aime cette frise
ou fresque de courtisans ombreux, assis sur le sol et commentant à voix basse
la situation précaire de la reine, les cols blancs frôlés de lumière ;
puis la guirlande des femmes déplorant plus tard son inéluctable sort et, enfin, hommes et femmes réunis, tournant le dos au passé, Anne Boleyn disgraciée, faisant ingratement des grâces au roi et à Jane Seymour qui dansent cyniquement
leur joie de s’être débarrassés de l’encombrante souveraine.
La mise en scène de Marie-Louise Bischofberger, a de la sorte des effets picturaux
intéressants, mais s’attache surtout régler, non sans raisons, les rapports des
deux femmes, la reine en disgrâce et la favorite de l’ombre pour l’heure dans
l’éclat de sa maîtresse, l’une ignorant la trame, l’autre déjà dans le drame et
déchirée de scrupules et de remords : c’est la vérité de l’œuvre, on leur
doit les plus beaux moments. Après les soli, les soliloques troublés des deux
héroïnes, Seymour, la suivante, Anne, la reine, qui nous dévoilent leur âme et
leurs remords (l’une de trahir la reine, l’autre d’avoir trahi son amour
d’autrefois) et, par la beauté physique de ces chanteuses et par leur chant,
par la perfection technique, on ne départage pas les deux rivales, la reine en
fin de course et la reine en devenir : les deux sont souveraines dans leur art.
Après ces prises de conscience douloureuse, les duos des deux cantatrices, la
soprano et la mezzo, Jaho et Aldrich, rivalisant de
virtuosité vocale expressive, mêlant le tissu somptueux de leur timbre,
brillante soie de la soprano et velours chaud de la mezzo, à l’inverse de la
robe rouge de la première et bleue nuit de la seconde. Premier duo d’autant plus dramatique que nous
en savons plus que la principale intéressée qui ignore encore qu’elle joue sa
tête.
Altière, froide au début,
Ermonela Jaho, en Boleyn, semble
au début dangereusement se hausser du col, de ce cou si mince à l’épée
du futur bourreau comme elle le dira elle-même. On sent en elle la morgue de l’intrigante
arrogante, aussi rugueuse avec la cour qu’elle fut rusée avec le roi :
elle avait réussi, suivante insinuante, à
évincer une rivale légitime, la malheureuse reine injustement répudiée,
Catherine d’Aragon. Juste retour des choses, elle va être payée de la même
monnaie par sa propre suivante, mais tourmentée des scrupules qu’elle n’a
apparemment pas connus dans l’ivresse de la conquête du pouvoir d’un roi à la chair faible auquel elle aura tenu la dragée haute d’un abandon de sa fausse
virginité (elle était maîtresse de Percy) contre le mariage au prix d’un
divorce forcé aux conséquences historiques incalculables. Le personnage figuré par Jaho, drapé
dans les oripeaux de la royauté, de la puissance, l’est autant dans la draperie
et la broderie des ornements vocaux dont elle semble royalement se jouer mais
va progresser en intériorité douloureuse au fur et à mesure de la compréhension
de sa disgrâce, jusqu’à devenir, brisée mais non domptée, la voix toujours
fraîche, cette jeune femme fragile qui déroule si délicatement la fine dentelle
de sa voix au souvenir délirant des jours passées heureux : elle arrache
des larmes par sa douceur de victime résignée.
Cette hauteur, cette
distance puis cette faiblesse de la reine mettent en valeur, justement, les
remords de Jeanne Seymour, servie avec une passion convaincante par Kate
Alfrich,
séduisante (et on comprend le roi), mais si humaine (et on comprend la reine)
partagée entre son amour pour le roi et sa fidélité à la souveraine qu’elle trahit,
protestant hautement, avec émotion, son refus de sa mort. La joyeuse danse
finale avec le roi alors qu’Anne va marcher vers l’échafaud, ce qu’elle
refusait, semble une contradiction avec le personnage, mais il est vrai
qu’exigeant du roi le mariage, elle exigeait implicitement la mort de sa
maîtresse.
Belle trouvaille, dans le
quintette, la reine tenue, tendue
par la main entre son ancien amant et le roi comme une figure de proue au bord
du gouffre ou un insecte dans la toile d’araignée de ces bras. Bel effet,
aussi, d’une dame d’atours en noir, fraise blanche, immobile, un cierge à la
main, comme sortie d’une toile du Greco. Mais on peut regretter le minimalisme
ou la pauvreté des temps de la scénographie (Décors Erich Wonder), un vague banc doré pour trône ou
piédestal, un impensable miroir rond Art déco (le miroir plat et modeste en
dimensions ne date que de la fin du XVIe siècle) devant une vaste
trouée découpée en carton-pâte est un écrin trop maladroitement abstrait pour
le concret des sentiments que tente d’exprimer le jeu des affects. Malgré tout,
les habiles lumières de Bertrand Couderc, dans ce fond, fondent les figures, créent
des cadres dramatiques et angoissants et le décor se fermant en noirs chevrons
ou lames triangulaires de haches est saisissant avec le roi au milieu, en
ordonnateur des fastes sanglants de ses noces, un Simón Orfila à la voix de baryton
basse, sombre, puissante mais un peu brute, ce qui convient à la brutalité
d’Henry VIII, hachant les vocalises comme il hache menu ses épouses. Face à
lui, Ismaël
Jordi,
allure et figure de jeune premier, de ténor léger rossinien passant au lyrisme
dramatique mais toujours virtuose de l’œuvre, émeut par la vérité qu’il met
dans ce personnage d’amoureux romantique et héroïque, osant le luxe de nuances
en demi-teintes en voix mixte mais toujours virile. Face à lui, avec des effets
de symétrie réussis, séparés par les gardes, en Rochefort, Thomas Dear, dans la convention de l’opéra
romantique, offre
un amical et élégant contrepoint vocal de basse
sombre à la lumière du timbre du ténor.
L’espion et perfide Hervey est bien campé par la voix affûtée du
ténor Carl Ghazarossian, tandis qu’en page mal et ridiculement travesti
Smeton, Svetlana
Lifar, malgré ce
handicap, déploie la beauté et la puissance d’un mezzo rond, chaleureux, digne
d’un meilleur sort.
À la tête de son docile et ductile Orchestre de
Toulon, Giuliano Carella est doublement chez lui dans cet opéra romantique et nous y
mène et promène avec bonheur, dessinant des lignes, même rarement complexes,
estompant des chœurs (excellemment préparés) en murmures feutrés de courtisans,
faisant fleurir avec précision des couleurs instrumentales, des timbres, sans
jamais rien perdre d’une continuité musicale et d’une solidarité sans faille
envers les chanteurs dans une œuvre vocalement impondérable souvent où toute
erreur défaille et déraille l’ensemble.
Les costumes (Kaspar Glarner) de la reine et de la
suivante sont très beaux et les autres, sombres, le sont aussi quand ils sont
temporels, avec la belle frise de leurs fraises ou cols colorés de blancheur
sans ces longs manteaux inutilement intemporels, dans l’académisme déjà
cinquantenaire de la soi-disant modernisation des œuvres anciennes, comme les
signes naïfs, lunettes modernes pour Rochefort, cigarette désinvolte de
l’espion et bourreau sadique et cynique, inexistante à l’époque si le tabac,
était connu grâce aux Espagnols. Qu’y a-t-il, d’ailleurs, à moderniser une
histoire si ancrée dans l’Histoire à notre époque où l’on divorce chez les
têtes couronnées sans être obligé de les couper ?
Opéra de Toulon
Anna Bolena de Donizetti,
14, 16 et 18 novembre
2014
Orchestre et chœur de
l’Opéra de Toulon
Production Opéra
National de Bordeaux
Mise en scène : Marie-Louise
Bischofberger
Décors : Erich Wonder
Costumes : Kaspar
Glarner
Lumières : Bertrand
Couderc
Distribution :
Anna Bolena : Ermonela Jaho ;
Giovanna Seymour : Kate Aldrich ;
Smeton : Svetlana
Lifar ; Enrico VIII : Simón Orfila ;
Lord Riccardo Percy : Ismael Jordi ;
Lord Rochefort : Thomas Dear ;
Sir Hervey : Carl
Ghazarossian
Photos Frédéric
Stéphan :
1. E. Jaho, K.
Aldrich ;
2. I. Jordi, Th. Dear ;
3. Au centre, S.
Orfila ;
4. À gauche, S. Lifar au
sol, Aldrich, Orfila, Jaho au sol, Jordi et Dear à droite ;
5. Une reine déchue, le roi
danse avec la nouvelle.
[1] Je reprends
ici quelques éléments d’une émission de France-Culture sur La Folie dans
l’opéra à laquelle j’ai longuement
participé.
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