CARMEN,
opéra
en quatre actes,
livret
d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy d’après la nouvelle de Prosper Mérimée
(1845), musique de Georges Bizet (1875).
Théâtre
de verdure de Gémenos,
Samedi
9 août 2014
Naissance du festival "Opéra côté jardin"
Il y a deux ans, en 2012, le baryton Norbert Dol,
intermittent à l’opéra de Toulon, appuyé sur la compagnie «Les Voix du
Lyrique», mais pratiquement sans
aide, lançait un défi, un nouveau festival d’été. Norbert Dol, rassemblant toutes les bonnes volontés, ses amis
musiciens, les adhérents de l’association « Les voix du lyrique »,
après différentes formes de
concerts, de récitals dans la région PACA, avec la fougue et la foi d’un
conquistador du chant, se lançait ambitieusement à l’assaut du genre lyrique le
plus élevé, l'opéra. Et quel
défi ! Défiant la crise, défiant le vent, le plein air et ses risques, il
fondait « Opéra côté jardin » sous
le ciel du midi. Joli nom pour un festival puisque il a fleuri au creux
verdoyant du théâtre de verdure de Gémenos en parallèle avec celui du Lavandou.
Le premier essai était
un coup de maître, pas moins que Mireille de Gounod. L’an dernier, l’éclosion de Traviata de Verdi, 3000 spectateurs, et, cette année,
s’ajoute un autre rameau à ce beau bouquet, Carmen de Bizet. L’œuvre fut donnée le samedi 9 et le mardi
12, respectivement à Gémenos et au Lavandou,
dans les deux théâtres de verdure.
Certes, entre Orange et Aix-en-Provence, les festivals lyriques ne manquent pas chez nous mais, avec
des prix allant de 260 pour le premier et de 265 € pour l’autre, les places les
plus chères, on conviendra que les 34 €, tarif unique de ce nouveau festival,
défient toute concurrence pour un programme de grandes œuvres du répertoire
proposées dans leur intégralité avec des moyens importants :
orchestre, solistes et chœur professionnels, quelque 110 artistes pour Carmen, sans lésiner sur costumes, décors et mise en
scène.
Bref, « De l’audace, encore de l’audace, toujours de
l’audace ! », tel pourrait être le credo de Norbert Dol. Après une Mireille de belle qualité, mais mitigée avec nombre
d’amateurs choristes, et une Traviata
réussie, il triomphe avec une Carmen de haut niveau avec des artistes professionnels, une majorité
d’intermittents : sans un sou de subvention publique… Quand l’on sait que les Chorégies d’Orange,
autofinancées à plus de 80%, sont condamnées au succès sous peine de couler,
que tel autre très grand festival lyrique régional, le Festival d’Aix, est
subventionné, entre les collectivités et le mécénat à plus
de 60 %, mais offre des places à des prix
exorbitants en contradiction de ce financement, on voit l’injuste disproportion
entre des rentes de situation et la situation de telles structures tentant de
faire vivre la culture chez nous en temps de crise inégalement partagée.
Réalisation
Faute de budget, décor minimaliste mais effet maximum : deux
tables, des chaises, une plateforme de charrette, quelques degrés de marches
d’escaliers qui deviendront rochers de la montagne et, surtout, des balles de
paille, sièges astucieux et, au dernier acte de la corrida, cirque rond
improvisé de la mise à mort de Carmen. La mise en scène de Gérard Chambre fourmille donc d’idées pour cette œuvre si connue et
si avec un trop petit nombre de répétitions, on sent un flou et quelques
trous dans la foule du premier acte dans l’émoi de la première, cela est vite
rattrapé par la suite. On salue, surtout, la vérité espagnole de la scène de la
taverne où le « jaleo », cris d’encouragements aux danseurs et
chanteurs, les « palmas », les claquements des mains, et le
« zapateado », le « taconeo » de la danseuse soliste, le
jeu percussif des talons et des vraies castagnettes, non seulement ne
parasitent en rien la musique mais lui rendent une force expressive, une vraie
couleur locale qu’on voit rarement. La bonne idée fut d’inviter María Pérez, vraie « bailaora » flamenca, directrice
du centre réputé Soleá de
Marseille, école et scène, où elle invite d’authentiques spectacles flamencos.
En regard du flamenco abâtardi et vulgaire qui afflige tant de lieux, María
Pérez en est l’aristocrate : beauté physique du corps et du port, allure
altière, elle se meut et émeut, joue des castagnettes et des talons dans le
respect absolu de la partition de Bizet. Elle est intégrée habilement et
naturellement au jeu : figure noire du destin à l’ouverture, danseuse dans
la taverne, María Pérez apparaît aussi, avec la même logique, dans la scène
festive du dernier acte, avant le drame.
Les lumières de Marc-Antoine Vellutini sont bonnes dans les ambiances générales mais, quand
il s’agit de focaliser les personnages, on en sent la pauvreté de moyens,
réduites souvent à chercher les personnages qui échappent à l’éclairage
individualisé. Harmonieux en couleurs et justes en couleur locale en général,
les costumes sont dignes de mention (mais costumier non mentionné dans le
programme !), quant à ceux des femmes pour la taverne et la fête, ils ont
beaux, somptueux.
Interprétation
Cette année, il y a un
progrès dans l’homogénéisation professionnelle de la distribution dans tous les
rôles. Ainsi, Jean-Michel Muscat et
Cédric Brignone, respectivement
le Dancaïre et le Remendado, forment un duo complice bien traité dans le
quintette du II et l’on apprécie le Moralès de Wilfried Tissot, voix solide de ténor au beau médium de baryton du
rôle. Quant au Zuñiga arrogant et portant beau, il est campé par un fringant Antoine
Abello de grande stature et voix sombre.
Escamillo est incarné de crédible façon par Norbert Dol ; dans ce rôle si mal écrit où les barytons
sont en général condamnés à sacrifier le grave trop bas à l’aigu éclatant de
matamore, il se tire avec élégance de ce double écueil avec une voix large,
belle, égale en couleur et puissance sur toute sa tessiture. On apprécie que,
dans sa première apparition dans la taverne de Lillas Pastias, ce « vainqueur des courses de
Grenade » n’apparaisse pas, à Séville, de façon incongrue dans le ridicule
habit dit de lumières, mais en logique tenue andalouse de ville.
Côté dames, la Frasquita de Florence Barbara et la Mercedes de Rosamonde Bruno font une jolie paire bien en place et bien
chantante. Mais la Micaëla de Naïra Abrahamyan, malgré une mauvaise prononciation du français (mais
elle est supposée venue du Pays basque dont les autochtones, par leur mauvais usage
du castillan, ont donné lieu à l’expression « parler comme une vache
espagnole », corruption en fait de «parler [mal] comme un Basque
l’espagnol »), est juste et sensible. La voix est lumineuse, héroïque, comme le personnage qui
n’est pas une petite fille timorée
et sucrée comme on la présente sottement souvent (elle va dans le
repaire des contrebandiers pour ramener son fiancé), souple malgré quelques
aigus secs un peu rudes dus sans doute au difficile contrôle du plein air. Elle
est justement ovationnée.
Jean-Noël Briend, qui
promène Don José dans le monde entier, bien
qu’habitué, habite ce rôle dans ses détails, sa profondeur psychologique et
musicale : d’emblée, comme le veut le texte, Navarrais étranger à cette
frivole Andalousie, il est comme ailleurs, intériorisé, perdu dans une rêverie
nostalgique, une densité de son passé douloureux (il avait quitté sa région,
son village, sa mère après un duel et un homme tué). Homme d’honneur déchiré
par la contradiction, il est déchirant dans son conflit avec Carmen. Il sert le
personnage par une technique sans faille au service de l’émotion, avec des
nuances en voix de tête très expressives et, fuyant la facilité d’un aigu forte,
dans l’air de « la fleur… » il ose finir sur le si piano voulu par la
partition qu’aucun ténor n’ose faire aujourd’hui par facilité et pour caresser
le public dans le sens démagogique du décibel.
Cette étonnante mais non détonante Carmen blonde de Nona
Javakhidzé est plus rageuse que
ravageuse, plus batailleuse que railleuse, elle est brute et brutale :
d’entrée, un coup de pied au tibia d’une autre femme ; elle s’en lave,
sinon les mains, les pieds dans un seau d’eau, se rafraîchit avec
vraisemblance, fait la lessive de son châle, pousse et repousse violemment les
hommes pressés et trop empressés. Même si l’héroïne est une femme bagarreuse et
violente, cette Carmen-ci ne semble pas justifier le délicat diminutif de
Carmencita : c’est une force qui va, assez lourde, plus qu’une sinueuse et
insinuante
« gitanilla ». La voix est d’une belle couleur sombre,
épaisse, mais bien conduite et elle se tire bien des traits hispaniquement
staccato de la séguedille que tant de cantatrices aux voix trop lourdes
savonnent souvent. Cependant, elle saute une belle réplique à Don José :
« Va-en donc, canari ! Tiens, prend son shako, ton sabre, ta giberne/
et va-t-en, mon garçon, va-t-en, retourne à ta caserne ! » et l’on
admire le sang-froid de Jean-Noël Briend et du chef de ne pas se perdre dans ce plongeon qu’elle impose au
partenaire et à l’orchestre.
Dans cette version, on a choisi avec raison les récitatifs de Guiraud, disciple de Bizet, qui sont beaux, plutôt que les
récits parlés qui exposent presque toujours les chanteurs au ridicule de voix
déplacées par rapport au chant. Formé de divers solistes de phalanges
régionales, l’Orchestre de région
PACA n’est pas mérite mais
l’on sent le manque de répétitions, les moyens financiers ne permettant guère
d’offrir des services suffisants. À sa tête, le jeune chef britannique Geoffroy
Styles joue intelligemment la carte
Opéra comique de l’œuvre, sans grossir aucun effet. Il est vif, dynamique,
parfois un peu trop avec un risque, notamment au IVe acte, de
déstabiliser les choristes de région (dont il faut saluer le tenue générale)
par une battue trop rapide, alors que le chœur des cigarières, plus paisible,
est poétique et expressif.
En somme, une réussite assez brillante envers et contre des financements
publics qui brillent par leur absence.
Un détail? Malgré la date estivale tardive du 9 août où le soleil
est déjà couché à 21h30, un entracte d’une demi-heure pour un public de quelque
3000 personnes, alors qu’à Orange, c’est vingt minutes pour 8000 spectateurs,
c’est sans doute excessif et décourage une partie du public, venu souvent de
fort loin, par la fin très tardive du spectacle.
Carmen de Georges Bizet
9 et 12
août,
respectivement
à Gémenos et au Lavandou, théâtres de verdure.
À Bandol,
version concert, le 28 août.
Orchestre et chœurs de région PACA sous la direction de Geoffroy
Styles/
Mise en
scène : Gérard Chambre. Lumières : Marc-Antoine Vellutini.
Distribution
Carmen: Nona Javakhidzé ; Micaëla : Naïra Abramahamyan ;
Frasquita : Florence Barbara ; Mercedes : Rosamonde Bruno ; Don
José : Jean-Noël Briend ; Escamillo : Norbert Dol ; le Dancaïre : Jean-Michel
Muscat ; le Remendado : Cédric Brignone ; Zuñiga : Antoine
Abello ; Moralès : Wilfried Tissot.
Danseuse soliste : María Pérez ; Ballet : Marie Gleize.
1. Théâtre de Gémenos ;
2. María Pérez (Centre Soleá) ;
3. Théâtre du Lavandou.
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