LA BOTTE SECRÈTE
Opéra-bouffe en un acte (1903)
Musique de Claude Terrasse,
Livret de Franc-Nohain
Chausseur sachant chausser : le
pied !
Inutile de chercher des traces de cette botte-là même par un
chasseur sachant chasser. L’histoire musicale, ingrate, a oublié, à tort, Claude
Terrasse (1867-1923), compositeur pourtant parti d’un bon pied, auteur de la
musique de scène d’Ubu Roi de son
ami Alfred Jarry et dont la musique pimpante de cet opéra-bouffe vaut mieux que
d’autres de compositeurs pompeux, pompiers, pompants. Surtout assaisonnée du
livret piquant de Franc-Nohain (1872-1934), avocat de formation, sous-préfet
sinon aux champs, au chant, puisqu’on a retenu de lui le texte spirituel de L’Heure
espagnole (1919) mise en musique par
Ravel.
Les deux compères ont réussi une œuvre où rien ne pèse ni ne pose,
d’une fantaisie débridée qui, dans la veine d’Offenbach, joue des détournements
culturels (le prince de Commagène, clin d’œil à la Bérénice de Racine, le duc de Nevers du Bossu de Paul Féval et sa botte secrète à l’épée), des
parodies musicales du grand opéra, et anticipe les non-sens dadaïstes. Mine de
rien, au petit pied, cette histoire échevelée de chaussure et de chausseur, au
second degré, s’adresse à un public cultivé pour en goûter la pointure, mais, à
pas de géant, y implique le plus vaste auditoire par l’immédiateté jubilante
des effets à gros sabots et rires, à coups de pieds dans le plat.
On peut donc goûter à la fois, des « Airs de liste » dans
la tradition de l’opera buffa italien
du XVIIIe dont le sommet est le catalogue des femmes de Don Giovanni
par Leporello, tels, ici, en solo,
duo, trio,
« Que ce soit du
daim, du veau, du chevreau, de la vache, c’est toujours de la peau… »,
« Toutes les femmes ont la manie de courir dans les bijouteries, les
pâtisseries, les épiceries, les merceries, les pharmacies, les
lingeries… », etc,
ou les jeux langagiers savants de polyptotes rhétoriques, jeux sur
la dérivation du son dont tout le monde s’amuse, comme l’inénarrable ensemble
:
C’est pourquoi on regrettera l’absence de surtitrages pour rendre
justice à la délirante fantaisie des paroles que, malgré la bonne diction des
chanteurs, la célérité de la musique ne permet pas toujours de capter.
L’intrigue est mince : un couple de princes d’un pays inconnu
recherche pour en tirer raison, chez un chausseur, le pied coupable imprimé au
postérieur princier par une phénoménale semelle par sa taille à la faveur nocturne
d’un feu d’artifice républicain de 14 juillet. Le Prince rêve de vengeance et
la Princesse, de l’engeance qui, du même coup de pied de l’âne à l’époux, frôla
son féminin postérieur d’une pointure à la faire rêver, apparemment à l’étroit
avec le gabarit princier. Comme dans le vaudeville, tous les protagonistes se
retrouvent, par le méchant et joyeux génie du théâtre, là où il ne faudrait
pas : la femme, le mari, les potentiels amants. Posé le nœud de l’action,
c’est aussi l’imparable logique mécanique du vaudeville : enquête pas à
pas, pied à pied, pied de nez des situations burlesques sur les traces de la
trace outrageante de l’indigne chaussure. Intrigue nouée, lacets dénoués, pieds
chaussés et déchaussés, coup de théâtres, coups de pied de l’âne, croche-pieds,
pieds dans le plat. Il est tellement question de chaussures, bottes, bottines, qu’il y aurait de quoi chausser un mille-pattes.
Cette production de la Compagnie
Les Brigands, ni de grands chemins
ni d’autoroutes autres que les sentiers et détours, plus les tours dans le sac
de l’ingéniosité, offre une belle énergie vitaminée en cette période morose de
crise.
Une astucieuse scénographie (Florence Evrard) en deux plans superposés reliés par un escalier en
colimaçon : en bas, le magasin de chaussures ; en haut, à travers
deux lucarnes, un va et vient de pas, de pieds, de jambes : de chaussures
comme en démonstration de celles qui se vendent en bas. Pour la revue finale,
rideaux envolés, il restera l’épure à la fois post-moderne et d’architecture
industrielle métallique du début du XXe siècle, avec de magnifiques
effets de frises féminines en d’ombres chinoises sous les somptueuses lumières
(Christophe Forey).
Pas de temps mort dans la mise en scène alerte et haletante de Pierre
Guillois, abondant en trouvailles
cocasses : jeu stéréotypé de cinéma muet pendant l’ouverture animée, jeux
de mains, jeux de vilains, de pied chauffant, pour être pudique, ceux de la
chaude Princesse chevauchant la jambe érectile de l’amoureux transi. C’est vif,
réglé comme un ballet par
Stéphanie Chêne, assistante aussi à la scène, la seconde partie étant
pratiquement une comédie musicale à l’américaine, aussi dansée que chantée.
La revue de seconde partie, avec une plaisante continuité thématique
sur chaussures et parures, était un tourbillon de chants, de pas de danse
joyeux sur des musiques de Jacques Offenbach (Les Brigands, comme par hasard) Maurice Yvain, Reynaldo Hahn,
Henri Christiné, Marcel Lattès et des parodies, dont Wagner. Solos et ensembles
réglés comme du papier à musique par les comparses de la mise en scène,
toujours dans une orchestration brillante de Thibault Perrine et l’allègre direction de Christophe Grapperon, tous les interprètes d’une remarquable homogénéité
de chant et de jeu. Et la beauté des costumes et robes lamées des dames (Axel
Aust, assisté de Camille Pénager).
Bref, chacun y trouva chaussure à son pied : le pied !
Opéra de
Toulon, 24 novembre
La Botte
secrète, de Claude
Terrasse et Franc-Nohain.
Production
Compagnie Les Brigands.
Orchestration :
Thibault Perrine ; Direction musicale : Christophe Grapperon.
Mise en
scène : Pierre Guillois ; chorégraphie et assistante à la mise en
scène : Stéphanie Chêne ; scénographie : Florence Evrard ;
costumes : Axel Aust ; Lumières : Christophe Forey.
Distribution
de la Botte secrète :
La
Princesse : Blandine Staskiewicz ; le Prince : Christophe
Crapez ; Monsieur Edmond : Vincent Deliau ; Hector : David
Ghilardi ; l’égoutier Vincent Vantyghem.
Distribution
de la Revue :
Anne-Lise
Faucon, Léticia Giuffredi, Emmanuelle Goizé, Estelle Kaïque, Isabelle Mazin,
Lara Neumann, Charlotte Plasse, Camille Slosse, Muriel Souty, Jean-Philippe
Catusse, Gilles Favreau, Olivier Hernandez.
Photos : ©Frédéric Stéphan
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