POURRIÈRES,
PERGOLÈSE / GRÉTRY
22 juillet 2012
On retrouve toujours avec bonheur ce petit festival dans le cloître
intime du Couvent des Minimes où la branche séculaire d’un seul arbre amical
suffit à faire dais douillettement protecteur au public jusqu’à la petite scène
du fond. Ce festival, modeste mais joliment ambitieux, avec une programmation
judicieuse de formes lyriques rares que l’on a le plaisir de retrouver ou
découvrir, s’est affirmé autour d’un noyau d’artistes, animé par des dizaines
de bénévoles villageois qui préparent même le repas à thème. On le prend sous
les marronniers, devant le mur dont le crépuscule nimbe la pierre rose. Au
menu : « les piques de Pierrot, La bandiera de Cassandre, la salade
d’Arlequin, la polenta dell’arte, la verrine d’Isabelle, la douceur de
Colombine, la sucrerie de Léandre et le chocolat de Pandolphe ». On
déguste ces plats à saveur de Commedia dell’Arte assaisonnés à la française en
prélude à deux œuvres courtes du XVIII e siècle, l’exemplaire Serva
padrona de Giovanni Battista Pergolesi
(1710-1736), modèle de l’opéra-bouffe à venir, dans sa version française, et Le
Tableau parlant (1769) d’André
Grétry (1741-1813), qui en a capté l’essence italienne en la francisant.
Les œuvres
La serva padrona
Pergolèse naît dans la Naples, encore possession de l’Espagne, où l’opera
seria s’est modelé sur la comedia espagnole en trois « journées » avec,
entre ces actes, deux intermèdes musicaux comiques distincts. Ainsi, le
compositeur intercale, dans son opéra tragique Il Prigioner superbo (1733), deux intermezzi (leur succès éclipsera l’œuvre principale), deux
divertissements joyeux dont il fait deux parties d’un même sujet : l’astucieuse
servante qui réussit à se faire épouser par son vieux maître bougon berné.
Ainsi naît ce qui sera le modèle, en deux actes, de l’opera buffa à venir où se retrouvent des personnages archétypaux
de comédie, la soubrette rusée, les jeunes premiers énamourés, le riche barbon
amoureux qui sera toujours cruellement dupé par le complot des jeunes et des
valets contre lui, de Rossini à Donizetti et son Don Pasquale.
Querelle des Bouffons
La serva padrona eut
un autre sort historique notable. Jouée à Paris en 1746 sans succès, reprise en
1752 à l’Académie royale de musique, chantée en italien par la troupe des
Bouffons, dans ce temple de la musique française à la Lully et Rameau, figé
dans ses conventions compassées, elle fait scandale, déclenchant la fameuse
Querelle des Bouffons. Guerre de pamphlets sur la préséance de la musique
française ou de la musique italienne, ou Querelle des coins, puisque le roi
Louis XV, de sa loge, son « coin », prend parti pour la première et
la reine, Marie Leszczyńska, Polonaise, de la sienne, défend la
seconde. Contempteur de la musique française, Rousseau, zélateur de la musique
italienne, avec les philosophes, voit dans les sujets plus quotidiens, plus
populaires, plus bourgeois de l’opera buffa, dans sa musique légère et simplifiée, un modèle de
naturel face aux lourdes machines mythologiques, aristocratiques, pompeuses, de
Rameau.
Directeur artistique et metteur en scène, Bernard Grimonet a eu l’excellente idée d’exhumer la version
française, La servante maîtresse, dans
la traduction de Pierre Baurans (1710-1764), remarquable adaptation où les récitatifs
italiens sont remplacés par des passages parlés, versifiés en octosyllabes et
alexandrins de la meilleure facture, alternance de parlé/chanté qui donnera la
tradition de l’opéra-comique, mais qui existait déjà dans la zarzuela espagnole et que l’on retrouvera dans le singspiel allemand. Cette version, par ailleurs, ajoute deux
airs bien venus, amenés par deux récits « à la française », avec la
caractéristique battue sur deux ou trois notes répétées des fins de vers, dans
la plus pure tradition de Rameau, « Monsieur utrémifasollasiututut »
(‘do ré mi fa sol la si do do do’) comme le surnomme plaisamment Diderot. Seuls
les personnages changent leur nom italien en français mais dans la tradition
italienne de la comédie : Uberto devient Pandolphe, Serpina, Zerbine et le
valet muet Vespone, Scapin.
En miroir inverse et concordant, Le Tableau parlant (1769) du Belge André Grétry (1741-1813) est une
parfaite assimilation des recettes de l’opera buffa italien à la française, devenu opéra-comique, avec
toujours la thématique du conflit de génération entre le riche barbon amoureux
qui veut épouser sa pupille (qu’on retrouve dans Le Barbier de Séville de Beaumarchais), le couple de jeunes premiers
amoureux aidé par l’astuce du couple parallèle de valets. Heureuse idée,
encore, de rendre justice à Grétry, dont on commémorera l’an prochain le 200 e
anniversaire de la mort, ami de Voltaire dont il crée le Huron en 1768, d’après Candide. Auteur de quinze opéras, de quarante
opéras-comiques, opportuniste politique, si l’air « Ô Richard, Ô mon
Roy ! » de Richard Cœur-de-lion (1784) devient l’hymne royaliste pendant la Révolution, il traverse
sans dommage celle-ci et sera protégé par Napoléon. Compositeur adulé de son
temps, admiré et imité par Mozart, puis méprisé, on commence à lui rendre
justice et Pourrières offre un excellent témoignage de son talent :
joliesse expressive des airs, fraîcheur harmonique, légèreté piquante et
pimpante à quoi s’ajoute la fluidité des vers parlés. Mais, dépassant l’impitoyable
et cynique triomphe juvénile sur le vieux de l’héritage italien, réflexion
contre le réflexe de rire du barbon berné, il y a ici le zeste d’amertume de la
victime pitoyable du complot de la jeunesse, qui faisait dénoncer par Rousseau,
dans sa Lettre contre le théâtre,
l’immoralité de la scène qui exaltait constamment les jeunes gens et
ridiculisait constamment les vieux. D’ailleurs, significativement,
contrairement à la tradition italienne de confier le rôle du barbon à une basse
bouffe, Grétry lui donne une voix de ténor, dévolue généralement aux jeunes
hommes, mettant ainsi à égalité le vieux vert et le jeune beau, l’éternel
Léandre et le vieux Cassandre, qui pourrait être également héros d’un drame.
Même le valet est à égalité de voix.
Réalisation et
interprétation
Le dispositif scénique, expliqué par le metteur en scène Bernard
Grimonet, est d’une simplicité
linéaire : sur fond noir, en deux verticales et une oblique, le déroulé
agrandi de plaques de lanterne magique chère au XVIIIe siècle, sorte
de pellicule transparente à travers laquelle la lanterne projetait des images,
des ombres chinoises de silhouettes découpées, ici les têtes face à face d’un
couple dans un médaillon enrubanné. Subtile stylisation, épure de la simplicité
même de l’opera buffa qui se
jouait au début devant le rideau tandis qu’on changeait le fastueux décor de l’opere
seria. À peine quelques accessoires
nécessaires, une poupée symbolisant les femmes objets, une tenture rouge
théâtrale, des fauteuils, une table, un chandelier, un vaisseau à voiles et,
servant d’habile transition entre La Servante maîtresse et Le Tableau parlant, un portrait amovible des deux maîtres de maison
respectifs. Ainsi, sans transition autre qu’un changement astucieux, un passage
de relais à vue, le portrait dont on change le personnage, un plumeau et une
canne, plaisants symboles affrontés en duo et duels, du pouvoir de la servante
et du maître, des jeunes et du vieux poussiéreux et menaçant dans les deux
œuvres, on passe d’une pièce à l’autre.
Contrastant avec la sobriété du décor, les costumes, réalisés aussi
par des bénévoles du village, sont d’une fantasque interprétation, mêlant
joyeusement étoffes et signes stylisés de Commedia dell’ Arte (losanges
arlequinesques) ou jeux de cartes. Ils font du faste du Siècle des Lumières, un
siècle de technicolor comme issu de la fantaisie hollywoodienne d’une comédie
musicale. Les musiciens de l’excellent ensemble, joyeusement menés par Luc
Coadou, précis et méticuleux, sont
aussi costumés, affublés d’énormes perruques synthétiques. Dans une gaîté
ambiante de troupe ambulante de Foire du Trône et Commedia dell’Arte, sur un
rythme de saltarello, de
farandole, le bateleur, le crieur, amène et promène sa troupe et annonce le
spectacle.
Mais, cette bouillonnante introduction, crée peut-être un contraste
trop grand avec La Servante maîtresse et son personnage longtemps seul sur scène en vitupérant, de façon trop
statique, contre sa servante, un Pandolphe bien chantant (Pierre
Villa-Loumagne), opposant nettement
ses aigus et ses graves, mais un peu raide. À l’opposé de la vibrionnante
Zerbine de Monique Borelli qui
compense par le jeu sa tessiture gênée : trop légère, la voix manque de corps
pour l’accorte et picaresque servante, notamment dans son premier air aux graves
pas assez timbrés alors que, dans cette œuvre baroque, le chanteur devait
montrer son aisance sur toute sa tessiture, notamment dans des contrastes
accusés entre l’aigu et le grave. En Scapin muet, Fabrice Alibert, dont on découvrira ensuite le talent, semble
sous-employé.
Le Tableau parlant,
œuvre postérieure à coup sûr plus ambitieuse, ne serait-ce que par le nombre de
chanteurs, des ensembles réussis, semble avoir plus inspiré le metteur en
scène, tant il est vrai que les personnages, dans les limites du genre, y sont
un peu plus élaborés. Chacun a une part d’ombre : la jeune première
accepte la main de son tuteur, même amoureuse de son lointain amant, amoureux
aussi mais qui, à Cayenne, a mené galante vie avec les indigènes ; le
barbon est plus retors que les tourtereaux tortueuxet joue les dupes sans être
dupé. Enfin, la soubrette, du bois dont on fait les Despina de Cosí fan
tutte, tire bien les ficelles et son
Pierrot est digne d’elle, en devenir de Figaro. Benjamin Auriol, ténor, est un Léandre tard paru et peu chantant,
mais crédible et mignard. En Pierrot, Fabrice Alibert, le Scapin muet, se rattrape ici en déployant un bel organe de fort
ténor, très expressif. Avec lui, l’autre révélation, c’est Gwénaëlle
Chouquet, soprano au beau satin
sonore, voix ronde et pleine, sachant aussi bien chanter que jouer, très douée
en pupille dont la docilité cache la nature de vipère comme Rosine.
Timbre
fruité, nuancé, Catherine Bocci,
que l’on connaît, est une Colombine allurée et délurée, espiègle, qui joue aussi bien de sa voix parlée
que chantée. Mais il faut reconnaître que, expressif dans son visage et sa
voix, Pierre Espiaut, ténor, en
Cassandre, fait de quelques aigus difficiles de sa partie, un peu « à
l’arraché », une déchirante révolte du barbon que l’on veut berner dans ce
jeunisme cruel de cette époque dont j’ai parlé ailleurs[1].
Les larmes sous le rire.
On apprécia, sous le doigts agiles d’Isabelle Terjan, qui tenait la basse du piano, en interlude, une
jolie gavotte de Grétry, et la finesse du petit ensemble cordes, flûtes et cor dirigé
tendrement par Luc Coadou.
Couvent des Minimes, Pourrières,
16, 18, 20, 22, 24 juillet ; le 26 à Vins-sur-Caramy
La Servante maîtresse :
Pandolfe : Pierre
Villa-Loumagne, baryton-basse ; Zerbine : Monique Borrelli,
soprano ; Scapin : Fabrice Alibert, comédien.
Le Tableau parlant :
Le Tableau parlant :
Isabelle : Gwénaëlle
Chouquet, soprano ; Colombine : Catherine Bocci, soprano ;
Cassandre : Pierre Espiaut, ténor ; Pierrot : Fabrice Alibert,
ténor ; Léandre : Benjamin Auriol, ténor.
Photos : Lauren Pascault
sauf 1 Stéphane Seban :
1. Le couvent
2. Pierre Villa-Loumagne et
Monique Borrelli, Pandolphe et Zerbine ;
3. Fabrice Alibert et
Catherine Bocci, Pierrot et Colombine ;
4. Benjamin Auriol et Gwénaëlle
Chouquet, Léandre et Isabelle ;
5. Entre l'ombre des amants, le barbon tragique, Pierre Espiaut ;
6. Une redoutable Isabelle : Gwénaëlle
Chouquet ;
7. Les saluts avec l’ensemble
et le metteur en scène.
[1] Voir Benito Pelegrín, D’un temps d’incertitude, éditions Sulliver, VI, La longue saison des crépuscules.
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