MUSIQUE AU TEMPLE
Temple Grignan
13 novembre et 9 décembre
BEATA MUSICA
Des madrigaux aux premiers opéras.
Si rien n’assure de l’avenir, rassurons-nous, à l’aube de cette nouvelle année, par un regard rétrospectif sur quelques cailloux blancs culturels qui ont marqué l’année 2011.
Blanc, tout blanc, ou d’un blanc cassé délicat le Temple protestant de la rue Grignan, non simplement « Parvis du protestantisme », mais, rénové, éclairé, parvis culturel nouveau dans le riche paysage artistique marseillais. Lieu d’échange fraternel d’idées, c’est devenu aussi une fraternité culturelle, musicale, toute auréolée par une acoustique des meilleures.
Six austères colonnes doriques latérales par côté soutiennent une grande galerie également à six colonnes. Entre les deux étages, court une petite galerie à balustre en guirlande métallique. Le tout, couronné d’une grande verrière à géométrie Art Déco qui donne sa belle luminosité à cet espace parfait pour la parole, la musique. Au-dessus de l’entrée, trône un orgue Kern aux lignes néo-classiques pures, longues verticales qui semblent prolonger encore les tuyaux et les colonnes comme si sa musique puissante et délicate, tombant comme une pluie sans pesanteur sur les épaules des fidèles ou du public, montait aussi vers les cieux et la lumière des claires-voies.
Le 9 décembre dernier, Radio Dialogue y recevait ses amis pour une soirée musicale. À l’orgue, Philippe Gueit, voix large et sombre, éclairée de doux aigus, sans visage, tombant du haut pour commenter le programme, donnait figure à des Noëls somptueux de divers compositeurs. Dans une seconde partie, il accompagnait une poignée généreuses de chanteurs des chœurs de l’Opéra de Marseille, sous la direction de Pierre Iodice leur talentueux chef attitré, voix somptueuses enfin solistes ou duettistes, dont une magnifique mezzo offrant un mémorable Minuit chrétien plein de ferveur et de plénitude vocale. On aimerait réentendre au plus vite ces ténor, baryton et soprani admirables, non plus anonymes mais individualisés par leur nom dans un programme digne de leur talent.
La dernière partie était confiée à Pedro Aledo et à sa guitare, chanteur, compositeur marseillais d’origine espagnole, au charme poétique, à la fois diseur et interprète, improvisateur amical et chaleureux. À côté de chants vibrants populaires de son lointain village espagnol, âpres et déchirants, Aledo, qui sait être doux sans être douceâtre, proposa une bouleversante version personnelle du fameux Cant dells ocells, ‘Le Chant des oiseaux’, qui nous vient du XV e siècle, hymne du cœur national de la Catalogne, que le grand Pablo, Pau Casals, le mythique violoncelliste, considérait digne de Bach. Enfin, Aledo, offrit en première un simple et tendre Noël en Dialogue avec un chœur d’amateurs, dédié à Christian Apothéloz. Belle soirée musicale et fraternelle.
Beata musica
Mais auparavant, le temple avait accueilli , le 13 novembre, un jeune ensemble vocal, Beata musica, ‘heureuse musique’ qui nous rendit vraiment heureux avec un programme ambitieux, Des madrigaux aux premiers opéras.
Je ne reviendrai pas sur les deux émissions que je consacrai en juillet à ce sujet. J’en rappellerai simplement quelques éléments d’alors pour éclairer ce programme.
Ce qu’on n’appelle pas encore « opéra » (‘œuvre’ en italien) naît à Florence d’une ambiguïté typiquement baroque, profane et religieuse : il y a d’un côté la volonté profane, érudite, artistique, le désir rétrospectif de retrouver la tragédie antique, chantée (on ne sait comment) mais aussi le souci d’une application religieuse du décret prescriptif du Concile de Trente, simplifier la musique religieuse pour rendre leur intelligibilité aux textes sacrés obscurcis par la complexe polyphonie aux voix superposées, mêlées de façons très sophistiquées, de la Renaissance.
A Florence, dans la Camerata, le salon du comte Bardi, artistes et érudits travaillent sur un nouveau théâtre musical, sur la nécessité de coller aux paroles que l'on doit parfaitement comprendre afin de suivre aisément l'action.
Divers compositeurs vont illustrer ce chant théâtralisé : Peri, Caccini, successivement mettent en musique Euridice (1600) sur le même texte mais c’est l’Orfeo (1607) de Claudio Monteverdi qui porte au sommet ce genre naissant.
Peri, dans la préface de son Euridice prônait « une forme intermédiaire » entre la mélodie du « parler ordinaire » et du chant. Ce sera ce fameux « recitar col canto», 'réciter en chantant', ce « favellare in armonia », ce 'parler en musique', souple et serpentine déclamation chantée qui épouse les accents de la parole dont la mélodie ne semble qu'une prolongation, qu'une naturelle accentuation.
La basse continue (accords plaqués au clavecin et frottés à la viole, en gros) soutient harmoniquement le chant, librement orné par l’interprète sur des mots-clés, toujours en accord avec les affects, les sentiments exprimés. Ce genere rappresentativo, genre théâtral, donne naissance à l’opéra qui n’a pas encore ce nom mais celui de dramma per musica : drame en musique, drame mélodieux, qu’on appellera encore melodramma.
Mais pour l’heure, les chanteurs de Beata musica, sous la direction de Gilles Grimaldi, accompagnés attentivement par le titulaire des orgues de Sainte Marguerite, André Rossi, ouvraient tout naturellement leur concert avec l’Orfeo, favola in musica (1607) de Monteverdi, qui deviendra le modèle du genre.
Cela commence par la célèbre ouverture qui ouvre et clôt le Prologue et la personnification de la musique : « Io, la musica sono… » ‘Moi, je suis la Musique’. Cela sonne sans doute un peu fort à l’orgue.
C’est le magnifique manifeste du baroque musical dans lequel la Musique allégorisée déclame et proclame son pouvoir de mouvoir, d’émouvoir les « affetti », les affects, les passions. Monteverdi, et son génial librettiste poète Alessandro Striggio, au seuil de l’ère baroque, mettent la musique au cœur de l’émotion humaine. Le baroque sera sous le signe d’Orphée, le demi-dieu de la musique.
On apprécia les voix, la technique baroque de ces jeunes interprètes, qui savaient servir le stile recitativo, le récit d’avant le récitatif, les modulations permanentes, la sobriété des ornements, sur les cadences, s’efforçant même, avec plus ou moins de bonheur, à la quilisima l’ancêtre du trille, tremblement à la Caccini sur la glotte, sur la même note, différent du trillo italien postérieur, le trille, battement de deux notes en intervalles conjoints.
Ce début de l’opéra, du chant monodique, une seule voix accompagnée, était intelligemment mis en regard, en « oreilles » plutôt, en écho avec des madrigaux polyphoniques, antérieurs à la révolution de la seconda prattica, la deuxième manière (Io mi son giovinetta, Quel augellin che canta) de 1603, et Questi vaghi concenti à 9 voix de 1605, mais tout aussi beaux et expressif dans cette polyphonie et contrepoint savants hérités de la Renaissance. La superbe et grandiose Sestina (« Lagrime d’Amante al Sepolcro d’Amata », ‘Larmes de l’Amant sur le sépulcre de l’Aimée’) de 1614, malgré sa polyphonie, est déjà résolument de la nouvelle musique, de cette musica rappresentativa, musique dramatique, musique pour la scène.
Sous les doigts virtuoses d’André Rossi, une efflorescente Toccata de Frescobaldi à l’orgue, servait d’interlude à la seconde partie où nous fut offert un rare extrait de l’Euridice de Jacopo Peri de 1600 (1561-1633), immédiat prédécesseur de l’Orfeo de Monteverdi, et, encore plus rares, plusieurs scènes du postérieur La morte d’Orfeo (1619) de Stefano Landi (1689-1639).
Fort intéressante et sympathique soirée par cet ambitieux ensemble. Faute d’enregistrement de ce concert, on peut du moins écouter ce groupe dans un joli disque qu’ils ont gravé à partir d’autres concerts, Florilège de la musique baroque italienne, appelé Viaggio nell’Italia barocca. On y pourra constater que la vieille polyphonie n’est pas morte pour autant. À preuve, plus d’un siècle plus tard, on peut y entendre comment Domenico Scarlatti la traite avec noblesse dans O magnum mysterium au beau rendu musical par Beata musica.
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