La Belle Hélène
Opéra-bouffe,
livret de Meilhac et Halévy,
musique de Jacques Offenbach
Opéra de Marseille,
23 décembre 2010
L’œuvre
Comme toutes les belles, La Belle Hélène (1864) est aussi connue que méconnue. Qui, en effet, aujourd’hui, peut identifier, pour s’en délecter, toutes les références généalogiques, mythologiques, comiques, qui tendent, comme l’arc d’Ulysse, le texte hilarant d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy, les duettistes librettistes auteurs de Carmen ? À texte talentueux, musique géniale : en décomposant des mots de manière surréaliste déjà, elle a sans doute fixé dans la tradition et la mémoire collective (mais qui se perdent aussi) ces noms de rois, ce roi « barbu, bu qui s’avance, c’est Agamemnon », Ménélas, « l’époux, pou de la reine », le bouillant Achille, etc.
Mais il est peu probable que l’érudition ludique et parodique, solide, des deux compères librettistes soit captée de nos jours par une grande partie du public. Ainsi, une seule allusion rapide d’Achille combattant « à un contre mille », grâce à [son] plongeon » ne se comprend que si l’on sait que sa mère, pour le rendre invulnérable, le plongea, enfant, dans les eaux du Styx, fleuve des Enfers, pour le rendre immortel, le tenant simplement par les talons, seules parties non trempées qui resteront ainsi vulnérables : il en mourra d’une flèche de Pâris, lors du siège de Troie.
Car c’est les causes de la guerre de Troie (titre initial prévu) que fait chanter Offenbach en dérision des héros chantés par Homère. La cause : la compétition bien humaine -qu’on dirait concours de beauté- de trois déesses, Héra (Junon), Athéna (Minerve) et Aphrodite (Vénus), qui disputent pour savoir laquelle est la plus belle. Elle s’en remettent au jugement du beau prince troyen Pâris passant par le mont Ida. Ce dernier offre le prix à Vénus qui, recevant la pomme de la plus belle déesse, promet à Pâris la plus belle des mortelles.
Et voilà la guerre de Troie presque allumée, puisque Pâris, déguisé en berger, ira réclamer le trophée promis par Vénus, la plus belle femme du monde, épouse du roi de Sparte Ménélas, Hélène. Cette « la blonde fille de Léda », a une hérédité bien chargée en gènes amoureux sans gêne : elle est née d’un œuf, sa mère, lui a donné le jour en faisant l’amour avec un cygne (Jupiter métamorphosé) et elle a pour sœur Clytemnestre, celle qui, tuera avec son amant son Roi des rois de mari, Agamemnon revenu de la guerre de Troie, parce qu’il a livré leur fille Iphigénie en sacrifice à Calchas pour avoir des vents favorables ; et le fringant Oreste, ici fifils à son papa, tuera sa maman pour venger son père, poussé par sa sœur Électre et deviendra fou. Bref, cette charmante famille au sombre avenir, est ici nommée et montrée sous un jour anodin et badin : faisant la fête, partant pour la Crète et pour Cythère, loin de songer à Troie, à part le trois du vaudeville qui aide à supporter les lourdes chaînes du mariage : la femme, le mari, l’amant.
Évidemment, on ne peut savourer le « parler l’argos » au lieu d’argot que si l’on connaît l’Argos, région de la Grèce, ou Héllade qui explique « le bel Héllène » dit en passant.
Musicalement, la même savante veine parodique cite humoristiquement des opéras italiens roucoulants de roulades et vocalises, dont l’irrésistible « l’homme à la pomme », la pomme de Pâris mais aussi du Guillaume Tell de Rossini, et naturellement, pomme de discorde et du péché originel.
. C’est sans doute parce que cette densité culturelle interne a subi l’entropie, l’usure moins du temps que d’une inculture classique généralisée qui lamine le nôtre, que les metteurs en scène, sans doute pour pallier cela, alourdissent d’un appareillage externe de gadgets un texte qui ne semble plus suffire tout seul. Par ailleurs, la satire du Second Empire, guère sensible ni pertinente aujourd’hui, offre parfois la tentation d’actualisations politiques contemporaines qui, bienvenues, actualisent et vivifient le texte.
Réalisation et interprétation
Il n’y aura guère de cela ici, hors quelques laborieuses citations de situations géographiques locales qui sentent le passage obligé plus que la pagnolade. C’est que cette mise en scène de Jérôme Savary date de 1984 et, son assistante, Frédérique Lombart, la monte sans doute fidèlement mais, apparemment, sans l’actualiser politiquement, alors qu’il y a de quoi : luxe et luxure pour les uns, misère pour les autres, un fronton de temple grec qui pourrait rappeler celui de Wall Street, une galère qui pourrait être le fameux yacht de Bolloré… C’est visiblement le seul niveau premier du texte (si l’on en oublie les problèmes érudits de sens et double sens) qui semble traité honnêtement, décor grec stylisé (Michel Lebois) dans des costumes qui sont beaux (Michel Dussarrat), à l’antique, avec des décrochements chronologiques cocasses, jolis tuniques pour les dames non en cothurne mais talons aiguilles, et des belles, sinon Hélène, Hellènes, beau sein dénudé, aux belles gambettes et le reste pas trop bête, et trucs en plume, Ménélas en veste de smoking sur jupette grecque, nœud pap’ et chapeau melon à la Louis XI ou Louis II de Bavière par dessus, Agamemnon en gilet comme cuirasse dans un vaste costume aux drapés baroques, maillots de bain rayés XIX e pour les rois en bord de mer, bouée, palmes, lunettes de soleil, canne à pêche, etc, pour les bains de Nauplie. Cela était sans doute nouveau il y a 26 ans mais, depuis, cela s’est beaucoup vu -peut-être imité- et l’on en sourit, mais sans rire vraiment.
Le début du premier acte, belle déploration des femmes menée par Hélène, alors que des intégristes anti-sexe manifestent drôlement, a une certaine lenteur non musicale (la main de Nader Abassi est constamment ferme, nerveuse, pleine de verve) mais scénique. La salle ne réagit pas : est-ce parce que l’on sent, dans cet air d’entrée Mireille Delunsch mal à l’aise dans une tessiture trop grave pour elle? Non, car elle y est aussitôt magnifique dans sa robe de deuil empanachée, mais peut-être parce que les passages musique parole, trop précipités sans doute par crainte des temps morts, coupent vite les velléités aux applaudissements. Or, ce type d’œuvre ne vit que de cette vibration entre scène et salle.
Cela se corrigera à l’acte II, plus dynamique, d’autant qu’Hélène y est plus centrale, royale déloyale, et Delunsch, belle, sans en avoir la voix, en mérite hautement le titre : pulpe voluptueuse de son grave, lumière de son aigu, elle est géniale de cocottante cocasserie dans son air –son cri de surprise ou de plaisir- de l’ « homme à la pomme ». Sans tomber dans la caricature en forçant le jeu, elle joue de tout son corps élégant, et ses gestes sont aussi beaux qu’humoristiquement expressifs, soulignant une expressivité du visage de reine snob, coquette mais aussi naïve dans sa rouerie de fausse/vraie victime de la fatalité. Sa leçon et scène de ménage, de rage et agacement, à l’intempestif Ménélas rentré sans crier gare et non en galant homme, est d’anthologie. Avec sa voix de ténor très ou trop léger, à l’élégante ligne physique et vocale, Alexander Swan donne à Pâris quelque chose de poétique, de touchant, d’humain, au milieu de l’excès ambiant. La mezzo Christine Tocci est un Oreste en travesti, vibrionnant et tourbillonnant, fou-fou ou fofolle, cynique représentant des viveurs du Second Empire, escorté d’accortes cocottes (Charlotte Filou, Julie Morgane).
Marc Barrard nous a tellement habitués à l’excellence, qu’on en oublierait qu’il est avec autant de naturel les héros tragiques que les personnages comiques, tel cet Agamemnon débonnaire qu’il dote de sa voix royale et profonde, moelleuse, qui régale de son timbre chaud de baryton digne de Bacquier. Avec plus de jeu que de chant, Francis Dudziack est un Calchas presque omniprésent meneur de jeu, belle présence comique et prestance de solide voix oraculaire venue des profondeurs. De ce rôle vaudevillesque du cocu à son corps défendant, de Ménélas, le ténor Eric Huchet arrive à en faire presque un personnage, très drôle, mais touchant tant il est tourné en bourrique par sa femme et bourricot par les autres, victime donc obligée de l’opéra-bouffe, désigné cruellement aux regards et voix de tous, ces chœurs impitoyables de l’agora (Pierre Iodice). Tous les autres chanteurs ou acteurs, Anne Rodier (Bacchis) Jacques Lemaire (Ajax1), Dominique Côté (Ajax2), Till Fechner (Achille), Jean-Michel Muscat (Philicome ), Jean Goltier (Eutycles), s’intègrent dans la joyeuse troupe, heureusement agrémentée d’une jolie chorégraphie classique de Josyane Ottaviano.
Opéra de Marseille,
21, 23, 26, 28, 29, 31 décembre 2010
La Belle Hélène de Jacques Offenbach
Orchestre et Choeur de l'Opéra de Marseille, direction : Nader ABBASSI
Mise en scène : Jérôme Savary, réalisée par Frédérique Lombart ; décors : Michel Lebois ; costumes : Michel Dussarrat ; lumières : Alain poisson.
Chorégraphie : Josyane Ottaviano ;
Distribution :
Mireille Delunsch : Hélène ; Christine Tocci : Oreste ; Anne Rodier : Bacchis ; Charlotte Filou : Léœna ; Julie Morgane : Partœnis ; Alexander Swan : Pâris ; Marc Barrard : Agamemnon ; Francis Dudziack : Calchas ; Eric Huchet : Ménélas ; Jacques Lemaire : Ajax 1 ; Dominique Côté : Ajax 2 ; Till Fechner :Achille ; Jean-Michel Muscat : Philicome . Jean Goltier : Eutycles.
Photos : Christian Dresse :
1. Till Fechner, Eric Huchet, Mireille Delunsch, Marc Barrard ;
2. Mireille Delunsch, Eric Huchet ;
3. Alexander Swan, Mireille Delunsch.
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