Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.

L'auteur

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Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

mercredi, septembre 24, 2025

ACTORAL : ART PARTOUT, ART POUR TOUS

 La Cômerie, siège d'Actoral/Montévidéo, 202 bis rue Breteuil.

 

Le Festival Actoral 2025


Du 13 septembre au 11 octobre, Marseille

 

Commencé le 13 septembre et finissant le 11 octobre, le Festival Actoral bat actuellement son plein et fête cette année sa 25e édition, un quart de siècle d’existence. À l’origine, sous le patronage expert d’Hubert Colas, dramaturge, metteur en scène, fondateur de la compagnie Diphtong et directeur de l’association Montévidéo, il est consacré aux écritures contemporaines. Délogée de son lieu de fondation, Montevidéo fusionne désormais avec Actoral et ne forme qu’une seule et même entité, vouée, au-delà des écritures, à un large éventail artistique pluridisciplinaire qui mêle théâtre, danse, arts visuels, performances, musique, cinéma et littérature, dans un désir de donner à voir et à entendre la diversité et la vitalité de la création contemporaine multiforme, et de former aussi le public.

Ainsi, chaque automne durant plus de trois semaines, le Festival Actoral invite plus de deux-cents artistes français, et internationaux, à rejoindre Marseille pour s’y produire, se côtoyer, pour construire parfois quelque chose en commun. Et, à la faveur propice de ce festival fusionnel, construire quelque chose en commun, en communication, en communion si possible avec la communauté, le public, en l’engageant, en l’invitant souvent à partager et à participer aux actions, à la scène, sur la scène. Le Festival Actoral, micro société,  manifeste donc un clair souci d’agir dans le macro social et de promouvoir, à partir de l’art sans frontières de genres, la nécessaire réflexion collective.

C’est que le festival est bien plus qu’une simple affiche, une simple programmation de spectacles : il constitue un véritable lieu d’échanges, de débats et de réflexions, à travers le prisme de l’art, autour des enjeux sociétaux actuels. Des tables rondes et des rencontres y sont organisées avec les artistes et des intellectuels, suivies de débats avec le public, pour discuter des questions soulevées par les œuvres proposées. Et pas seulement en vase clos.

En effet, l’implication territoriale du festival se traduit également par une politique d’action culturelle ambitieuse, notamment en direction des jeunes. En partenariat avec des établissements scolaires, des associations de quartier, des universités, Actoral développe une série de projets participatifs : ateliers de médiation, rencontres avec des artistes,  des parcours de spectateurs, des ateliers d’écriture ou encore d’inciter à la découverte des métiers du spectacle vivant. L’objectif est de donner accès à la création contemporaine, de lever les barrières culturelles, sociales ou économiques, et d’éveiller l’esprit critique dès le plus jeune âge.

En travaillant avec des enseignants, des éducateurs, des médiateurs culturels, le festival construit de la sorte des ponts entre la scène et la salle, entre les œuvres singulières et les vécus pluriels de chacun, entre l’art et la vie. Cette dimension pédagogique et citoyenne est au cœur du projet d’Actoral : l’Art dans la cité.

Car le festival, on ne le répétera jamais assez, encourage fortement la participation du public à travers des ateliers de création, où chacun peut découvrir les coulisses des processus artistiques. Ces ateliers offrent aux spectateurs l’occasion de devenir acteurs à part entière de l’événement, en explorant de nouveaux modes d’expression artistique, bien au-delà de ce que la tradition fige souvent dans des formes suscitant, par le respect académique, la distance. Et qui sait, sans doute peut-il susciter des vocations, notamment auprès du jeune public. La fréquentation des œuvres présentes, en gestation, des œuvres non encore figées ni fixées par le succès, des œuvres pas encore devenues canoniques, pas encore muséales, par cette fréquentation conviviale, facile, sans rituel distant et cérémonieux, est une façon fraternelle de créer aujourd’hui le public, mais aussi les artistes de demain.

Sans résumer abusivement les questionnements, on peut formuler quelques questions, qui ouvrent d’autres interrogations : comment l’art, qui n’est pas simplement une représentation du réel, peut-il réagir aux bouleversements sociaux, environnementaux et politiques actuels ? Comment les artistes pensent-ils leur engagement à travers leurs créations ? Et qu’en dit le public invité à réagir, à participer ?

Actoral est un festival d’automne. Cependant, ces activités et les résidences d’artistes proposées par Montévidéo jusqu'à présent, désormais relayées par Actoral, des trois semaines, ont essaimé, tout au long de l'année, par des rendez-vous ponctuels, des graines fructueuses toutes saison du festival d’automne. De la sorte, un programme dédié à la littérature continue de fleurir tous les mois avec des lectures, des rencontres, des débats dans des librairies dans divers lieux de la ville, les mettant pratiquement à portée de tous, notamment la librairie Pantagruel, dans le 7e arrondissement, L’Odeur du temps dans le 1er, Histoire de l’Œil, près du Cours Julien et Mazette à Vauban.

Lieux

Le Festival a un maillage très serré dans toute la ville, les théâtres du centre, théâtre l'Œuvre, des Bernardines, de la Criée, ou tout aussi accessible par les moyens de transports nombreux, le théâtre, de la Joliette, le ZEF - scène nationale de Marseille au Merlan, à l’est de la cité, le SCENE 44 n+n corsino à la Friche de la Belle-de-mai, le théâtre des Calanques au sud et, au nord, le 3 bis f, situé dans le Centre Hospitalier psychiatrique Montperrin. En somme, des théâtres aux quatre coins cardinaux de notre ville.

Il y a aussi les cinémas, la Baleine et le Vidéodrome 2, Cours Julien, les Variétés sur la Canebière. Par ailleurs, Actoral niche aussi dans divers lieux tout aussi emblématiques de la ville, le KLAP - Maison pour la danse de Michel Kéléménis, le siège du BNM, le Ballet National de Marseille, et, pour les arts plastiques, le Frac Sud- Cité de l'art contemporain, la Friche la Belle de Mai, le [mac] musée d'art contemporain, le MUcem. Et je n’aurai garde d’oublier le Centre international de poésie de Marseille à la Vieille Charité.

Tout cela pour dire que ce généreux festival, si général, si divers, si pluriel, est partout à portée de tous dans notre ville.

         Le Festival Actoral étant déjà bien avancé en septembre, avec ses 70 propositions dans divers lieux de la ville, du Mucem aux espaces plus intimistes, offrant ainsi une variété de formats et une diversité d'approches, voici au moins quelques temps fort de la programmation qui se profilent pour octobre

1.    Le cycle "Nouvelles écritures" (Espaces divers, 25 septembre au 3 octobre) Ce cycle propose une série de lectures et d'ateliers en présence d'auteurs et de metteurs en scène qui ont choisi de bousculer les codes traditionnels de l’écriture scénique. Des rencontres avec des dramaturges et des écrivains de la scène contemporaine permettront de découvrir des textes inédits, souvent provocants et parfois poétiques, qui interrogent notre société.

2.    "La Nuit des Arts Visuels" (Friche la Belle de Mai, 2 octobre)
Une soirée immersive dédiée aux arts visuels, où des projections vidéo, des installations interactives et des performances en direct se succéderont
. L’objectif est de questionner les rapports entre image, technologie et identité à travers des œuvres contemporaines aux multiples facettes.

3.    Concerts et DJ sets (disc jockey) (Divers lieux, 6 au 11 octobre)
Le festival se clôturera par une série de concerts et de DJ sets, avec une programmation musicale qui mélange les genres et les influences
. Des musiques électroniques aux sonorités plus acoustiques, ces événements viendront renforcer la dimension festive du festival tout en mettant en avant des artistes innovants de la scène musicale contemporaine.

 

    Actoral est donc une aventure humaine et artistique en constante réinvention Le Festival actoral, en 2025, n’est pas seulement la célébration d’un quart de siècle d’existence. C’est la manifestation concrète d’un projet vivant, mouvant, ouvert sur le monde, offert à tout le monde, dans notre ville monde.

 

Nous quittons Actoral sur une de ses plus fameuses DJ

SAPHIRA DJ, PERFORMEUSE, POÉTESSE

https://www.youtube.com/watch?v=aIr6X6QBXgQ

 

 

resa@actoral.org
www.actoral.org/

 

Émission N°827 de Benito Pelegrín

 


 

mardi, septembre 23, 2025

L'ESTHÉTIQUE DU MAL

 

https://open.spotify.com/intl-fr/album/7wQ2r604uErWdPfN6kdav6

 

Les liaisons dangereuses

Lettres en musique, Anne-Marie Dragosits,

Clavecin Kroll 1770

Label Encelade


         Voici un disque comme on les aime, combinant, avec un grand raffinement, les arts n’ayant pas de frontière, musique et littérature, musique de clavecin du XVIIIe siècle, avec un clavecin du facteur lyonnais Christian Kroll, de 1770, contemporain des musiques interprétées et de ce chef-d’œuvre, Les Liaisons dangereuses, (1782), roman sulfureux par lettres.

         Anne‑Marie Dragosits propose un parcours musical articulé autour de la passion et du duel psychologique entre Valmont et la Marquise de Merteuil, les héros principaux du roman, manipulateurs pervers des autres. Elle extrait des pièces du répertoire français pour clavecin de compositeurs connus, Balbastre, Couperin, Forqueray, et de moins connus Barrière, Février, de Mars, du Bury, Fiocco, Royer, Moyreau, pour mettre en vibration les affects baroques qu’exprime cette musique avec la tonalité émotionnelle des extraits de vingt lettres qu’elle a choisis, avec un penchant compréhensible pour celles des personnages féminins.

Tout comme notre local Marquis de Sade, qui a laissé un adjectif dans le monde de la psychanalyse, et même la culture populaire, sadique, qui, malgré une jeunesse turbulente, n’eut guère le loisir de vivre les vices et sévices qu’il imagine avec vingt-sept ans de prison sur ses soixante-quatorze années de vie, terne officier artilleur dans de tristes casernes provinciales, Choderlos de Laclos (1743-1806), époux fidèle et père aimant, se rêva peut-être libertin comme ses héros, mais sans le vivre.

         Son roman épistolaire, Les Liaisons dangereuses, (1782) est un monument de perversité libertine, et une peinture d’une société aristocratique décadente, parasite, rongée d’inutilité, sans doute d’ennui, dont certains membres, faisant du mal une esthétique, sous le masque mondain de l’éthique religieuse, semblent n’avoir d’autre plaisir qu’à faire le mal, le malheur des autres, par des intrigues machiavéliques raffinées, d’une malignité secrète, même pas au service d’une éclatante et grande ambition dans le monde, mais pour assouvir de petits intérêts personnels, désir et vengeance, des sentiments inavouables de l’ombre.

         Voici comment, à travers une pièce de Claude Balbastre, Anne-Marie Dragosits, nous peint la marche fière et menaçante de la Marquise de Merteuil, noire araignée tissant sa toile :


1) PLAGE 1 


Voici, avec Couperin, son alter ego en manigance, Valmont, papillon séduisant mais dangereux, courant au vertige :


2) PLAGE 5


       Le roman est le duo pervers de deux nobles manipulateurs, roués, libertins, l’un, ce Vicomte de Valmont, séduisant et abandonnant ouvertement les femmes, faisant triomphe du scandale, l’autre, son pendant féminin, la Marquise de Merteuil, obligée, par sa condition de femme, au masque social de la moralité, agissant par force dans l’ombre, et forçant au silence ses amants en les tenant par un subtil système de chantage où ils auraient plus à perdre s’ils voulaient la perdre en révélant au public ses secrètes amours. Elle avoue à Valmont être « née pour venger mon sexe et maîtriser le vôtre ».

Se donnant les mêmes droits que les hommes, mais en secret, elle prend, et abandonne ses amants quand elle le veut. Or, il y en a un qui lui a fait l’affront de la quitter le premier, pour se marier à sa jeune cousine, l’innocente Cécile de Volanges, tout juste sortie du couvent.

         Pour se venger de l’infidèle, la Marquise requiert le concours de Valmont, ancien amant qu’elle a quitté, qui rêve de la reconquérir, s’offrant comme prix s’il parvient à séduire et engrosser sa jeune cousine Cécile avant le mariage avec l’amant abandonneur.

         C’est par Couperin que Dragosits nous peint l’ingénue Cécile victime du complot ourdi par le duo de libertins :


         3) PLAGE 2 


Valmont, pour lors, se distrayant à séduire la sage et fidèle Présidente de Tourvel, réussit tout de même à violer secrètement l’ingénue Cécile. Elle est promise en mariage à l’ancien amant, plus âgé, de la Marquise, mais elle est amoureuse du touchant et amoureux Danceny, son jeune professeur harpe, jeune couple aux amours sacrifiées par l’autorité parentale les vouant à d’autres unions que celle du cœur.

C’est encore Couperin qui sert à présenter le juvénile mais vaillant chevalier Danceny :


4) PLAGE 3 


         À l’occasion du loisir d’un séjour à la campagne où tout ce beau monde oisif se retrouve, dans le château de la tante de Valmont, celui-ci réussit à affoler et séduire la vertueuse et pieuse Présidente de Tourvel, qui ne devait pas être très heureuse dans son ménage avec un homme forcément plus âgé.

         Elle est évoquée noblement par une pièce de Forqueray qui s’appelle La Couperin :


         5) PLAGE 4 

         Fier de sa victoire, Valmont s’en vante imprudemment à sa complice Marquise, lui demandant de lui payer le prix promis, c’est-à-dire son retour en grâce auprès d’elle, contre son contrat rempli auprès de la jeune Cécile qu’il a dépravée. Mais la Merteuil soupçonne le libertin d’être tombé amoureux de sa proie, la douce Madame de Tourvel, et lui demande, lui impose une rupture, lui dicte une lettre cruelle qui, scandée par « Ce n’est pas ma faute » termine ainsi :

« Adieu, mon Ange, je t'ai prise avec plaisir, je te quitte sans regret.»

La malheureuse Madame de Tourvel en mourra après que Danceny aura tué Valmont en duel. Cécile retournera au couvent, et la Merteuil, démasquée, défigurée par la petite vérole s’enfuira on ne sait où. Les méchants sont punis, morale obligée de l'époque qui se veut hypocritement vertueuse. Mais les victimes le restent.

Nous quittons cet album dans une somptueuse présentation, un tableau sans doute de Boucher sur « Le noble ferraillement du clavecin » selon Wanda Landovska, qui traduit le duel :

 

6) PLAGE 16 : FIN

 

Émission N°816 de Benito Pelegrín 01/07/2025

https://www.rcf.fr/culture/la-culture-en-provence


 



 

 


 

 

 

 

lundi, septembre 08, 2025

LE PIANO DE RAVEL

 

https://open.spotify.com/intl-fr/album/4DnoUuli7BF5TccMFYqjrU

https://open.spotify.com/intl-fr/album/4DnoUuli7BF5TccMFYqjrU

 

Ravel

Complete works with piano

L’œuvre complete pour piano

François-Xavier Poizat,

Un coffret de 6 CD Aparte

 

 

         Face à ce somptueux et élégant coffret de 6 CD, avec un livret détaillé de cent-vingt pages, le critique se sent écrasé par le défi, impossible, d’en rendre compte dans les limites étroites du temps imparti à cette émission : quatre-vingt-dix-neuf titres d’œuvres, bref (si l’on peut dire) environ 7 h 30 minutes de musique d’un compositeur qu’on se plaît à dire peu prolifique mais qui apparaît soudain pléthorique à voir, disons, à écouter ainsi ne serait-ce que cette partie émergée de son œuvre pour piano, le piano, confident privilégié du compositeur.

         C’est, pourtant, porté par la générosité du label Aparte, le pari fou du pianiste François-Xavier Poizat pour célébrer les cent-cinquante ans de la naissance de Ravel. Ce pianiste, d’origine suisse, française et chinoise, lancé à l’âge de douze ans par Martha Argerich sur la scène internationale, couvert de prix, invité à se produire sur les scènes prestigieuses de vingt-huit pays sur plusieurs continents, porte en lui depuis son plus jeune âge la musique de Maurice Ravel. Et, après l’avoir travaillée et jouée pendant près de vingt ans, il nous offre aujourd’hui la quintessence de son interprétation de l'intégrale des pièces avec piano, la première entreprise par un même pianiste, menée sur une période de dix-huit mois.

         L’une des caractéristiques de Ravel c’est qu’il semble n’en avoir aucune tant chacune de ses œuvres semble d’un style différent, mais sans déférence, sans soumission pourtant même aux œuvres dont il cite même la référence. Alors, post-romantique, impressionniste, néoclassique, hispanisante, orientaliste ? La musique de Ravel ne se laisse pas facilement cataloguer, toujours autre mais toujours elle-même par ses harmonies propres, ses couleurs, ses recherches qu’on dirait exotiques au large éventail, du folklore madécasse, de Madagascar, grec, hébraïque, écossais, en passant par le jazz et la musique espagnole évidemment.

         Le programme embrasse ainsi non seulement les pièces solistes de piano et les concertos avec orchestre, mais aussi la musique de chambre, les partitions à quatre mains et le corpus complet de mélodies occupant les deux derniers CD. François-Xavier Poizat a donc embarqué dans cette aventure musicale et amicale des artistes de renom, ainsi, la cheffe Simone Menezes la deuxième femme à devenir chef d’orchestre au Brésil, à la tête du Philharmonia Orchestra, les pianistes Louis Schwizgebel et Anaïs Cassiers, le violoncelliste Jamie Walton et le violoniste Michael Foyle, ainsi que pour les mélodies, Suzanne Jerosme, soprano, Brenda Poupard, mezzo, les barytons Thomas Dolié et Florent Karrer, les flûtistes Héléna Macherel, Loïc Schneider et Natan Ca' Zorzi, les clarinettistes Panagiotis Giannakas et Quentin Chartier, le violoncelliste Constantin Macherel et le Quatuor Voce... Sans oublier Yves Marcotte et Valentin Liechti (contrebasse et batterie), qui ponctuent cette intégrale avec un standard jazz, genre que Ravel affectionnait en pionnier et auquel s'adonne également François-Xavier Poizat. Dans ses heures libres. En somme, un enthousiasmant panel d’artistes qu’il faut bien au moins nommer pour cette enthousiasmante aventure ravélienne à laquelle ils apportent tous leur talent.

         Le premier CD est dévolu au deux concertos le second, le plus long en trois mouvements en sol majeur et, le premier, c’est le fameux Concerto pour la main gauche en ré majeur en un seul mouvement composé entre 1929 et 1931 et créé à Vienne le 5 janvier 1932 par son dédicataire, le pianiste autrichien Paul Wittgenstein qui avait perdu son bras droit au cours de la Première Guerre mondiale. On sait combien Ravel fut affecté par la guerre de 14 : refusé à l’engagement comme inapte physiquement, il réussit en intriguant à se faire engager et devient ambulancier sur le front de Verdun. Dans ce concerto à un pianiste mutilé de guerre, écoutez, dans cette attaque piano de l’orchestre comme un sourd grondement qui s’enfle, monte, monde d’horreur et de ruines où, soudain, une main surgit, celle du pianiste, solitaire, comme un appel ou un signe de vie, d’espoir parmi les décombres :

DISQUE 1

1) PLAGE 1 

 

         C’est saisissant. Entre les deux concertos, comme un rempart de plaisir la célèbre Valse. Et, pour compléter ce premier CD, un vivifiante et ironique improvisation jazz, « The lamp is low », d’après Pavane pour une Infante défunte, avec au piano Poizat, à la double basse Yves Marcotte et Valentin Liechu à la batterie.

Retrouvons quelques mesures de cette noble et larmoyante Pavane pour une Infante défunte dans le second CD :

DISQUE 2

2) PLAGE 4 

 

         Par la contrainte de temps, nous sauterons les CD N°3 et 4 pour survoler les deux derniers, consacrés aux mélodies. Le N°5 contient les malicieuses Histoires naturelles sur les textes de Jules Renard, un bestiaire où se pavane le paon, flotte le cygne et passent d’autres animaux et d’autres poèmes mis en musique.

         Le disque 5 contient des mélodies de divers folklore dont le grec avec cette chanson de la mariée chantée par la mezzo Brenda Poupard :

 

DISQUE 5

3) PLAGE 10 

 

L’Espagne ne pouvant manquer chez Ravel, voici, par la même interprète la Chansons espagnole, en réalité en galicien et non en castillan :

 

4) PLAGE 18 : 1’45’’

 

         Le disque 5 est complété par les si connues Chansons de Don Quichotte à Dulcinée, chantées par Thomas Dolié, mais nous quittons cet important coffret sur l’envoûtant mélodie hébraïque Kaddisch chantée par la soprano Suzanne Jerosme :

 

DISQUE 6 :

5) PLAGE 4 FIN

 

Émissions n°792 de Benito Pelegrín, 16/01/2025


 

 

 

 

 

vendredi, septembre 05, 2025

DÉCADENCE MATÉRIELLE ET APOGÉE LYRIQUE DE VENISE

 

https://open.spotify.com/intl-fr/album/7Do2jX0QsDIhYTNj9V38yl?flow_ctx=04c0ba00-7a69-4b1f-8555-00351c7eaea2%3A1750129974

 

La Serenissima 

Sophie Junker, soprano,

[OH!] Orkiestra, direction de Martyna Pastuszka,

Un CD Aparté

 

         C’est judicieusement que Pedro Octavio Díaz, conseiller artistique, pour son introduction au CD, qu’il file dans une plaisante narration théâtralisée des héroïnes incarnées par la chanteuse, rappelle, en épigraphe de son texte, l’une des fameuses phrases de Nietzsche sur la musique, dont Venise est, pour lui, un synonyme immédiat.

Conséquence politique de la Paix de Passarowitz en 1718 (Georg Philipp Telemann en compose une action de grâces) qui met fin à la lutte séculaire entre l’Empire turc et Venise, la décadence commerciale lente de la République Sérénissime, s’accompagne d’un apogée artistique, hédoniste, mondain, faisant de la ville lacustre une capitale internationale, interlope souvent, des plaisirs, avec son fameux carnaval durant des mois. La musique y règne et s’exporte avec ses compositeurs qui essaiment dans toute l’Europe.

Je rappelle que, au XVIIe siècle, Venise voit éclore le premier théâtre d’opéra public payant, ouvert à tous. Le succès est tel qu’il entraine pratiquement une industrie lyrique compétitive dans des ateliers rivalisant de rapidité, dont Cavalli pour la musique et son frère pour les livrets, sont le fécond exemple frappant. Sur le modèle, l’imitation et le pillage du prolifique théâtre espagnol, théorisé en 1609 par Lope de Vega, passionnément admiré et discuté dans la Péninsule italienne, les livrets d’opéra mêlent à l’espagnole le comique et le dramatique. Mais, avec la création à Naples de l’opera buffa comme genre spécifique, l’opéra se spécialise en opera seria dramatique dont les grandes vedettes sont les virtuoses castrats. Venise ne les admettra pas, leur préférant ce qui va s’imposer vocalement comme la figure de la diva, tout aussi vertigineusement virtuose dont on peut juger les excès d’exhibitionnisme vocal acrobatique par le pamphlet de Benedetto Marcello dans son célèbre Teatro alla moda (1720), satire en fait de Vivaldi sous l’anagramme transparent de l Aldiviva.

En tous les cas, loin des polémiques de l’époque, cela nous vaut cet éventail d’airs d’héroïnes presque toutes tragiques d’Antonio Vivaldi, Antonio Caldara, Francesco Gasparini, Benedetto Marcello, Giovanni Porta, Antonio Lotti et Tomaso Albinoni, incarnées avec justesse, dans leurs gammes d’affects variés, par la passion maîtrisée de la soprano belge Sophie Junker, accompagnée, soutenue par le [OH !] Orkiestra sous la direction complice de Martyna Pastuszka, par ailleurs premier violon.

Les airs sont avec da capo, retour du premier motif mais orné librement, exprimant un affect, un sentiment que la situation scénique, exposée dans le récitatif préalable, explicite. Écoutons un extrait d’un air de fureur, « Con fiamme, e con straggi », ‘À feu et à sang’ pourrait-on traduire, tiré de Giove in Argo d’Antonio Lotti

 

1) PLAGE 1 

 

Après cette explosive violence extérieure contre la terre entière, tout aussi bien servie par Sophie Junker, on trouve la violence intime, réprimée à froid jusqu’à son ardente satisfaction dans un déchaînement de croches accrochées à la vengeance, « Vendetta sì, farò », ‘Oui, je me vengerai’. C’est un passage du Bajazet d’Antonio Gasparini, inspiré de la tragédie de Racine. Mais voici, de ce même compositeur, le premier à mettre en musique l’Hamlet de Shakespeare, un court extrait où le violon solo de la cheffe dialogue, avec une sensuelle mélancolie, comme une autre voix humaine, avec celle de la chanteuse toute en douceur :

 

2) PLAGE 10 

 

Sophie Junker séduit, et convainc, on dirait scéniquement, par cette large palette de sentiments, les fameux affects baroques, de l’excès passionnel à la délicatesse intimiste qu’elle sert avec une impeccable technique vocale qui ne s’affiche pas, restant au service de l’expression.

Voici cet extrait émouvant d’Ifigenia in Aulide de Giovanni Porta d’après ‘Iphigénie en Aulide’ de Racine. Iphigénie s’apprête au sacrifice exigé par Diane à son père Agamemnon contre des vents favorables pour Troie et, en victime consentante, elle adresse ses adieux à Clytemnestre, sa mère désespérée, lui demandant de pardonner à son père et de l’aimer malgré tout : « Madre diletta, abbracciami », ‘Embrasse-moi, mère chérie », la suppliant de rester pendant son exécution (« Rimanti », sans doute une erreur du texte pour « Éloigne-toi ») car ses larmes, dit-elle, la rendent moins forte pour l’épreuve. Pathétique sans pathos, écoutons Sophie Junker :

 

3) PLAGE 13 

 

         Ce florilège d’airs d’opéras baroques est un bon et parfait exemple tant d’un style que d’une thématique d’époque, reprise d’un compositeur à l’autre dans des livrets à la mode du temps, ouverts effrontément aux emprunts aux autres libretti, ou « poèmes » comme on disait, repris presque tels quels dès qu’ils avaient du succès, imités, calqués, la notion de plagiat n’existant pas comme le droit d’auteur (nos films et les séries sont aussi calqués sur des modèles archétypes). On retrouve donc inévitablement dans l’opéra baroque les imprécations et lamentations des grandes héroïnes mythologiques trahies par leurs perfides amants. Si la malheureuse Didon de Carthage, abandonnée par le Troyen Énée, est l’héroïne la plus reprise du répertoire baroque, absente ici, on trouve néanmoins sa malheureuse consœur en disgrâce amoureuse, Arianne, abandonnée par l’ingrat Thésée. Dans cette veine douloureuse de l’Arianne de Benedetto Marcello, il y a la plainte amoureuse, de l’Aspasia d’Antonio Caldara.

         On ne manque pas de trouver les scènes de genre, pages obligées de l’opéra baroque, parenthèses légères, comme ces zéphyrs susurrants qu’on trouve jusque chez Mozart, introduits par une flûte pastorale comme un chant d’oiseau « Zeffiretti, che sussurrate » de Vivaldi ou, encore l’aria di paragone, ‘air de comparaison’, où un élément de la nature est l’image du tourment du cœur « L’ombre, l’aure, il rio », ‘l’ombre, l’air, la rivière', métaphores de la souffrance du cœur.

Le Concerto pour violon en la mineur RV 357 de Vivaldi, « la stravaganza » est une vibrante plage où l'orchestre et la soliste et cheffe, se répondent avec une joie communicative.

Nous quittons ce disque sur l’air virtuose « Per combattere con lo sdegno » d’Antonio Caldara, tiré de son Coriolan,

 

4) PLAGE 15 

.

On regrettera que, pour un lecteur ne connaissant pas l’italien, surtout ancien, les textes des airs ne soient pas traduits.

 

Émission n° 810 de Benito Pelegrín du 19 juin 2025

https://www.rcf.fr/culture/la-culture-en-provence 



 

 

VOIX ÉTOUFFÉES DES TOTALITARISMES


https://open.spotify.com/intl-fr/album/7jZEoKWNcOOnpq7t9lrVsD

 

Arnold Schönberg

L’arrangeur arrangé

Collection Voix étouffées

label Hortus

Le concepteur de ce disque, le chef d’orchestre et compositeur Amaury du Closel, ne l’aura pas vu paraître : la mort l’a emporté juste avant sa parution. J’en aurais parlé bien avant si des circonstances personnelles impérieuses m’en avaient laissé le loisir. Mais, le maître d’œuvre disparu, son œuvre demeure heureusement, surtout portée par un projet qui dépasse largement la temporalité : la résurrection, aujourd’hui, de musiques d’hier bâillonnées, étouffées, réduites au silence par des régimes totalitaires, ici le nazisme. En somme, rendre à notre présent des compositeurs et leurs musiques censurées autrefois.

Cet enregistrement Schönberg, l’arrangeur arrangé, avec son orchestre Les Métamorphoses, le concours de la mezzo-soprano Maria Schellenberg et du pianiste Thomas Tacquet, est donc le dernier d’Amaury du Closel (1956-2024), auquel nous rendons, même tardif, cet hommage.

Disciple en composition de Max Deutsch (1892-1982), l’un des derniers élèves européens d’Arnold Schönberg, Amaury du Closel avait fondé en 2003 le Forum Voix étouffées (FVE). Il se consacrait à la résurrection des œuvres laissées par les compositeurs victimes d’Hitler, de Mussolini, de Franco ou de Staline. Son action protéiforme avait pour armes, pacifiques, des concerts, des enregistrements, des ateliers divers, des colloques dans une vingtaine de pays de l’Union Européenne qu’il éveillait à la conscience de cet héritage dérobé à notre culture par la violence politique de certains régimes. Par ailleurs, à côté de ses compositions musicales personnelles, il est l'auteur du livre Les voix étouffées du IIIe Reich paru chez Actes Sud en 2005, l’année même du début concret de son forum.

Signalons qu’à Marseille, le Festival des Musiques Interdites, qui célèbre cette année ses vingt ans, fut lancé en 2004, presque à la même époque, par le Consul d’Autriche aujourd’hui disparu, est aussi consacré à la réhabilitation des œuvres musicales occultée et détruites souvent par les régimes totalitaires. 

Arnold Schönberg (1874-1951), père révolutionnaire de la musique moderne, compositeur et théoricien, demeure aussi une figure emblématique de la persécution nazie.

Dès 1933, à peine au pouvoir le régime d’Hitler, par ailleurs peintre banal, organise une série d’expositions pour dénoncer les avant-gardes artistiques comme une menace à la « pureté » allemande, commençant une purge méthodique des collections allemandes des musées. Plus de 20 000 œuvres, parmi lesquelles celles de Van Gogh, Chagall ou Picasso, etc, sont ainsi retirées, vendues ou détruites —certaines gardées secrètement, pour leur valeur marchande, même par des dignitaires nazis.

Le point culminant, c’est l’exposition « Entartete Kunst » (Art dégénéré), organisée en 1937 à Munich, qui va tourner, montrant plus de 700 œuvres d’une centaine d’artistes stigmatisés. En 1938, dans le cadre des journées de la Musique du Troisième Reich, qu’il fallait conserver dans la soi-disant pureté ethnique et esthétique, la race et la culture pures, c’est au tour des musique contemporaines d’être dénoncées comme Entartete Musik, ‘Musique dégénérée’. Dans une longue liste d’œuvres qu’il est interdit de jouer, de diffuser, d’enregistrer, sont ainsi bannis comme émanation condamnables des compositeurs modernes, de gauche, progressistes, tout le jazz nègre et la musique tzigane et, naturellement, d’auteurs juifs.

Schönberg, Autrichien, alors célèbre comme compositeur, théoricien et pédagogue de la musique à Berlin, a l’honneur et l’indignité d’être nommément cité et condamné pour ses deux tares de juif et de compositeur et théoricien d’avant-garde. Pour juger de son crime, écoutons un extrait de sa Erst Kammer symphonie, op.9, la Symphonie de chambre no 1 de 1906, dans un arrangement de 1922, réduit d’un tiers de l’orchestre, pour cinq instruments, de son disciple Anton Webern :

 

1) PLAGE 1 

 

Rien de révolutionnaire ici, dans une classique tonalité en mi majeur, mais des thèmes instables qui évitent les marches harmoniques habituelles prévisibles de la tonalité, avec une recherche des surprises qui en font une musique en perpétuelle évolution, littéralement inouïe. On y trouve déjà cette saveur, cette Klangfarbenmelodie, la mélodie de couleurs de timbres, d’instruments, comme des taches picturales dans la palette de ce compositeur qui était aussi un peintre.

La réduction, à seulement quelques instruments, des effectifs orchestraux massifs, qu’on trouvait chez Mahler ou Strauss, la miniaturisation des œuvres, devient une caractéristique de diverses musiques de l’époque, arrangements en réduction que l’on trouve de toutes sortes d’œuvres, souplesse d’effectifs répondant aussi à des nécessités économiques et des contraintes de lieux plus réduits où s’ajustent mieux quelques instruments. L’arrangement des œuvres trop grandes pour des salles et bourses modestes a toujours été une pratique musicale, comme les réductions au piano de salon des grands opéras fameux et inaccessibles par le prix des places. Schönberg, féru de Wagner et de Brahms, aux œuvres immenses, était lui-même un célèbre arrangeur, adaptateur des musiques des autres.

À l’inverse des effectifs réduits, le Britannique Howard Burrell signe, en 2007, l’amplification, pour quelques instruments, du cycle de lieder pour voix et piano de 1907, sur les poèmes du poète Stephan George (1868 - 1933), Das Buch der hängenden Gärten, ‘Le livre des jardins suspendus’. Schönberg semble abandonner la tonalité, entre dans l’atonalisme, ce dodécaphonisme, la gamme les douze demi-tons égaux, qu’il peaufinera en 1921 et va devenir sa marque, marque infamante au fer rouge des inquisiteurs nazis qui décrètent, en le désignant nommément, que l’atonalisme est « le produit de l’esprit juif. » Écoutons en entier le second poème du cycle par Maria Schellenberg :

 

2) PLAGE 3 

 

Arnold Schönberg, comme tant d’artistes dut fuir l’Allemagne pour se réfugier aux États-Unis, à Los Angeles, où il mourut. En saluant le livret très documenté du Dr.Philippe Olivier, et l’analyse de l’autoportrait de Schönberg, qui orne le CD, par Dominique Bouchery, nous quittons ce beau CD avec un extrait des Fünfe Orchesterstücke, ‘Cinq pièces pour orchestre’ de 1907, que ce génial arrangeur arrangea comme toujours plus tard :

 

3) PLAGE 21: FIN

 

 

Émission N° 815 du 3 juillet 2025 de Benito Pelegrín

https://www.rcf.fr/culture/la-culture-en-provence



 

mercredi, août 27, 2025

IVRESSE AUTORITAIRE DU POUVOIR

 

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Cublai, gran kan de’ Tartari,

Opéra héroico-comique en deux actes (1788)

d’Antonio Salieri

par Christophe Rousset et Les Talens Lyriques.

2 CD Label Aparté

            On ne plaisante pas avec le pouvoir, même plaisant, alors quand il est déplaisant ! Même dans la Vienne plutôt libérale du despote éclairé Joseph II, Da Ponte doit supprimer, sur la scène, la fameuse tirade révolutionnaire de Figaro des Nozze di Figaro de 1786, musique de Mozart, livret suivant de près le Mariage de Figaro. En France, Beaumarchais subit trois ans d’attente et de bataille contre la censure pour voir monter finalement, en 1784, sa pièce écrite entre 1775 et 1778, interdite par Louis XVI au moment même où on allait la représenter, ce qui n’empêchera pas son triomphe, en ces années prérévolutionnaires.

Rentrant de Paris où il vient de triompher en 1787, avec Tarare, la pièce de Beaumarchais dont il tire un opéra, une tragédie en musique sur un tyran oriental imaginaire, Salieri achève à Vienne sa comédie lyrique, héroïque et comique, une satire politique, Cublai, gran kan de’ Tartari, ‘Cublai, le Grand Khan des Tartares’. Le livret est de Giovanni Battista Casti, rival souvent victorieux de Da Ponte dans la fonction de poète de la cour impériale de Vienne. Casti, est un esprit brillant et caustique des Lumières, à la pointe de la revendication libertaire des temps. Il a eu des missions diplomatiques officielles en Prusse et Russie et connaît les rouages et les roueries politiques, les intrigues des cours sous le masque fastueux des apparences, qu’il arrache dans ses livrets. Après un autre opéra politique qu’il fournit à Salieri, Catilina (1790-1792), sur le célèbre et sinistre personnages qui complotait pour renverser la République romaine, dont Cicéron dénonça la conjuration, Giovanni Battista Casti, sympathisant de la Révolution française, finira expulsé de Vienne en 1796 comme jacobin. Il mourra à Paris en 1803. Lord Byron et Stendhal témoignent, par leur appréciation, de la qualité de ses vers.

L’opéra est achevé en 1788. En 1789, la Révolution française éclate remuant l’Europe. Mais le réformateur empereur autrichien Joseph II, que certains considèrent comme révolutionnaire à l’instar de Gustave III de Suède qui sera assassiné en 1792, interdit l’opéra de Casti/Salieri, non pour des raisons internes mais de politique extérieure : en effet, en 1788, année de l’opéra, l’Autriche rend effective son alliance avec la Russie, assaillie par les Turcs toujours menaçants.

Or, même situé dans un mythique Catay, l’œuvre est une satire mordante du pouvoir absolu des monarchies, notamment à travers le rôle-titre du Grand Khan, évocation burlesque de Pierre le Grand de Russie. Né en 1672 à Moscou et mort en 1725 à Saint-Pétersbourg, la spectaculaire ville théâtre qu’il fit construire en un lieu impensable, des marécages de la Baltique, le tsar est une figure historique sacralisée. Grandiose visionnaire, Pierre voulait européaniser la Russie et s’y prit de façon autocratique et souvent violente. Mais Casti, dans son texte, le travestissant en Gran Khan chinois, en fait une cocasse satire. Ainsi, à la fin du premier acte, Cublai ordonne à tous les hommes de son royaume de se raser, allusion, sans doute au poil près, à l’impôt sur la barbe instauré par le tsar Pierre. Les peuples sont souvent chatouilleux quand on touche à leurs coutumes : je signale qu’en 1766, les Espagnols se soulevèrent à cause des mesures de modernisation vestimentaire imposées par le ministre Squillace du roi réformateur Charles III, qui voulait leur faire abandonner le grand chapeau à larges bord et la longue cape, qui pouvait effectivement cacher des armes, au profit de simple habit à la française, jaquette et tricorne. Pas de chance pour les despotes éclairés de ce siècle ! Moins, éclairés, aujourd'hui, on voit, hélas, de sombres présidents de vieilles démocraties, tourner en despotes guère démocratates… 

Éclairé, Cublai ne l’est guère : grossier, fumeur, buveur, belliqueux, cruel. Mais amoureux de l’Italienne Memma, il est sensible à la beauté de la princesse Alzima, promise par lui-même à son fils. Interprété par Mirco Palazzi, avec une brève entrée solennelle, il chante de façon bourrue les charmes de sa future brue, rêvant même d’épouser la fiancée de son fils :

1) PLAGE 7 

Mais son fils, le faible Lipi, chanté par une femme, ne veut pas se marier. Le conflit du Khan avec son héritier pouvait être aussi perçu comme un rappel de celui du tsar avec le tsarévitch, que Pierre le Grand, déçu, n’hésita pas à faire mourir sous la torture. Et le couple d’italiens ironiques, Memma, qui tourne la tête du Khan et son amant Bozzone, rappelle les deux proches favoris de Pierre le Grand. Alors, l’œuvre de Casti et Salieri, jugée trop politiquement sensible dans un contexte d’alliance entre l’Autriche et la Russie, fut censurée avant même sa création. 

Pourtant, sans être un opéra-bouffe à la mode du temps, l’œuvre possède des passages vraiment comiques. Ainsi, Memma, profitant des armes de ses charmes sur le redoutable Khan, lui arrachant la loi contre les barbus, est la seule à oser le critiquer ouvertement, à l’affronter, à se battre même avec lui, le tournant en bourrique pour éviter qu’il ne tourne plus mal avant de renoncer, exaspérée, à changer en mieux ce babouin. Nous écoutons, par Ana Quintans, un extrait de son réquisitoire rageur contre le tyran qu’elle lui débite face à face après une dispute homérique :

2) PLAGE 18 

De quoi désespérer Orcano, gardien rigide de l’étiquette, qui se lamente de n'être aimé de personne à cause de son métier :

3) PLAGE 9 

Ces personnages comiques feraient de cette œuvre un opéra-bouffe s’il n’y avait la sagesse philosophique de Bozzone et, surtout, le couple noble de héros, la princesse Alzima et Timur, qui s’aiment en secret. Ce dernier, par la voix du ténor Anicio Zorzi Giustiniani, exprime son amour et sa douleur de la voir promise à un autre :

·       4) PLAGE 29 

Mais c’est lui qui succédera avec sagesse au trône du détestable Cublaï en épousant celle qu’il aime. Chantée par Marie Lys, nous nous quittons sur l’air virtuose de l'héroïne, exprimant son indignation de cette peu courtoise cour :

5) PLAGE 31 : FIN

On oubliera donc la menteuse figure de Salieri donnée par le beau mais fallacieux film Amadeus de Milos Forman, qui en propage une légende noire inventée, au profit, de ce très grand compositeur qui ne fut pas un rival jaloux de Mozart mais un maître respecté, à l'écoute de cette œuvre atypique, aux airs très courts, qui préfigure les bouffonneries musicales de Rossini sinon d'Offenbach.  

Émission N°807 de Benito Pelegrín du 26/05/2025 

https://www.rcf.fr/culture/la-culture-en-provence 

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