IL TROVATORE
Giuseppe Verdi,
Opéra de Marseille
10 juin 2025
Troubadour, non trouvère
L’Opéra de Marseille a terminé sa brillante saison du
centenaire par le brillantissime Trovatore de Verdi que, par facilité
phonique, on a improprement traduit en français par le Trouvère.
Le mot espagnol Trovador
et l’italien Trovatore signifient
en réalité ‘troubadour’ et non « trouvère : les trouvères étaient du
nord de la France, héritiers tardifs des troubadours du sud. Les trouvères
chantaient en langue d’oïl, qui a
donné le « oui » en français, ce que les troubadours exprimaient en
langue d’oc, le « oui » des
idiomes occitans comme le provençal. Les troubadours étaient des nobles ce qui
rend improbable que Manrico, le gitan supposé, le soit.
Suivant fidèlement le drame romantique triomphal de l’espagnol
Antonio García Gutiérrez, né la même année que Verdi (1813-1884), cet opéra en quatre actes fut
créé tout aussi triomphalement à Rome, en 1853, sur un livret de
Salvatore Cammarano (1801-1852), qui mourut un an avant la création. Le texte
fut achevé par son collaborateur Emanuele Bardare, sans doute d’après la
seconde version d’El trovador de 1851, complètement en vers, la première, en prose et vers datant
de 1836. Verdi l’avait dévoré avec passion, en langue originale. Son admiration pour le
dramaturge espagnol fut fidèle : d’une autre de ses pièces de 1843, Simon
Boccanegra, encore une histoire d’enfant enlevé, il tirera un opéra en 1857.
Comme Il trovatore, qui semble définir sa nouvelle
typologie de voix, moins légères que celles du bel canto précédent, cet opéra accentue
aussi une charnière vocale dans son œuvre, puisque, renversant la hiérarchie
des tessitures de l’opéra romantique qui place le ténor en tête, il avait
anticipé avec Macbeth (1847) et Rigoletto (1851), la dramatisation apportée par une voix sombre
dans Simon Boccanegra, donnant aussi le
premier rôle à un baryton entouré de voix graves, avec le couronnement cette
fois comique du baryton dans Falstaff (1893), et si le rôle-titre d’Othello
(1887) est un ténor, on sait qu’il voulait l’intituler Iago, du nom
du cynique baryton.
L’œuvre : légende de
sa fausse incompréhensibilité
On se plaît à vanter autant la richesse mélodique de cette
œuvre, la beauté de ses airs et de ses chœurs, qu’il est de bon ton d’en
dénigrer l’histoire qu’on prétend rocambolesque à l’excès. Mais il est toujours
plus facile de ricaner, d’ironiser sur le livret prétendument incompréhensible
que de prendre la peine de le lire, sinon de consulter l’œuvre originale dont
il est tiré, ce que j’ai fait.
Ce
qui est incompréhensible, c’est qu’on imagine Verdi, homme au sens théâtral
aigu, s’enthousiasmant pour une pièce incompréhensible. Attentif aux succès
théâtraux de son temps, ayant appris le triomphe de ce drame à Madrid, il avait
acheté même un dictionnaire d’espagnol pour en lire l’original. L’avisé
compositeur ne prend ses sujets que dans des pièces à succès comme La Forza
del destino (1862) tiré de La Fuerza del sino de l’espagnol Duque de
Rivas, Rigoletto, adapté de Victor Hugo, Traviata, de la Dame
aux camélias d’Alexandre Dumas fils et de Shakespeare pour Macbeth, Otello
et Falstaff : il est donc absurde d’imaginer une erreur de jugement ou
de goût dramatique dans le choix de cette pièce romantique, certes compliquée,
mais guère plus que le théâtre goûté à cette époque-là. Donc, ce drame est
sombre, mais il faut en éclaircir la fausse obscurité qu’on lui oppose.

Le
Prologue est essentiel pour la compréhension de l’œuvre. Au lever du rideau,
Ferrando, capitaine de la garde du Comte de Luna, dans le palais forteresse de
l’Aljafería de Saragosse, narre à ses soldats un drame ancien : vingt ans
auparavant, une gitane, surprise auprès du berceau du fils puîné du Comte de Luna
père, prétendant en faire l’horoscope, accusée de l’avoir ensorcelé, est brûlée
vive. Sa fille, pour venger sa mère, enlève le bambin et l’on retrouve les
restes d’un enfant brûlé sur les lieux mêmes du supplice de la gitane, sa mère.
Dans
le camp des gitans, vingt ans plus tard, lors de son récit halluciné, Azucena,
la fille, obsédée par la scène de sa mère conduite au bûcher, laisse échapper
que, dans son égarement de l’horreur du supplice, ivre de vengeance, elle a
jeté son propre fils dans les flammes et non celui du Comte qu’elle avait
enlevé, le destinant au sacrifice vengeur. Manrico, qu’elle appelle son fils,
s’alarme, traversé du doute qu’il n’est pas son vrai fils mais la vieille
gitane, le rassure. Cependant, à la fin de leur scène, elle lui reproche de
n’avoir pas donné le coup de grâce, lors d’une bataille entre camps ennemis, au
jeune Comte de Luna qu’il avait à sa merci et Manrico lui explique qu’il l’a
épargné parce qu’une voix venue du ciel lui a soufflé : « Ne frappe
pas ! » L’auditeur attentif comprend que c’est la voix inconsciente
du sang, qui évite à Manrico, tout ignorant qu’il est de la parenté avec le
Comte, et réciproquement, de devenir fratricide.

Trio
archétypal de l’opéra romantique : le trio primordial, le baryton
empêcheur de tourner rond des amours du ténor avec la soprano. Pour corser le
schéma, ce sont deux frères qui ignorent qu’ils le sont, rivaux amoureux de la
même femme, ennemis politiques dans cette guerre civile qui déchire l’Aragon du
XVe siècle. L’opéra escamote le conflit de classe entre les nobles
et les gitans, qui commencent à arriver en Espagne à cette époque, par la
Biscaye. Quant à Léonore, même en l’ignorant d’abord, éprise du fils d’une bohémienne,
elle trahit sa classe et prend parti pour les rebelles.

Les
simplifications du librettiste Cammarano, qui meurt d’ailleurs sans terminer le
livret, obligées par la nécessaire condensation qu’exige la musique, réduisent
de beaucoup la complexité psychologique et dramatique de l’œuvre originale. Par
ailleurs, comme dans le théâtre classique et ses règles de bienséance, le
librettiste confie à ces deux grands récits de Ferrando et d’Azucena les
événements passés essentiels à la compréhension du drame présent qui
déterminent l’action, le jeu et ses enjeux. Ajoutons les ellipses temporelles
de faits passés en coulisses (la prise de Castellor, la défaite des rebelles,
la capture de Manrico), dites en passant qui, dans la complexité du chant,
rendent difficile en apparence la linéarité de l’intrigue. Dans la tradition baroque,
le récit, le récitatif qui explicite la trame du drame sur un accompagnement
minimal secco ou obligato, avec simplement un clavecin ou un
minimum orchestral, permettait de suivre parfaitement l’action, traitée ensuite
en ses effets et affects par les arias les plus complexes. Le problème, ici,
c’est que Verdi, confie ces deux narrations essentielles, qui exposent le nœud
de l’action, à des airs qui en rendent confuse l’intellection, ainsi compliqués
de vocalises l’essentiel du récit de Ferrando en ouverture, orné d’appogiatures
(notes d’appui) haletant, haché de soupirs (brefs silences entre les notes)
tout frissonnant de quartolets (quatre notes par temps). Cette expressivité
musicale extraordinaire joue contre le sémantisme ordinaire du récit
d’exposition. Même plus simple, le récit d’Azucena est une longue allusion à un
événement cauchemardesque.
Défauts
du livret, donc, mais compliqués par un chant lyrique où librettiste et
compositeur ont leur part mais que la musique sublime transcende largement et
que les surtitres aujourd’hui permettent largement de dépasser pour peu qu’on y
veuille prêter attention. On met au défi le spectateur de comprendre Rodogune
de Corneille, Britannicus de Racine, s’il n’a pas compris les immenses
tirades historiques érudites, précises ou allusives, bourrées de noms propres,
du premier acte d’exposition. Bref, Il trovatore, contrairement aux
sottes et rapides affirmations sempiternellement ressassées, n’est pas plus
invraisemblable qu’Hernani de Victor Hugo où l’on voit Charles Quint
rival en amour d’un hors-la-loi, ou Ruy Blas, le valet devenu ministre
tout-puissant et amant de la reine d’Espagne et le liste serait longue des
libertés prises avec la vérité historique sur la scène, comme le Don Carlos
de Schiller repris aussi par Verdi au mépris de la réalité des faits. Mais la
vraisemblance des situations n’est pas ce qui règle ce théâtre romantique. Pas
plus que certaines de nos séries policières, dont on remarquera que le ressort
essentiel en est pratiquement toujours aussi la vengeance.
Tout
aussi difficile à concrétiser en opéra, la toile de fond historique précise,
les guerres civiles dynastiques d’Aragon. Le drame El trovador, est précisément
daté, il se déroule entre les années 1390 et 1412, sur vingt-deux-ans, ce qui
donne vingt-deux ans à Manrico, second fils du vieux Comte de Luna, quelques mois de
plus à l’héritier du titre.
Guerres civiles
La première version du Trovador est
créée à Madrid en 1836. Le triomphe est tel que, pour la première fois en
Espagne, l’auteur, inconnu jusque-là, est appelé sur scène pour y être
applaudi, ce qui nécessite de lui enlever son uniforme militaire et de lui
passer une redingote, plus neutre, pour saluer le public. Antonio García
Gutiérrez avait quitté sans permission son campement militaire cantonné loin de
Madrid pour assister à la première de son œuvre. Le jeune auteur, un
farouche républicain défenseur des libertés toute sa vie, vient juste de
s’engager dans l’armée de la régente María Cristina qui, faute de mieux, s’appuyant
sur les libéraux, s’oppose à Don Carlos, qui a déclenché la première des trois
guerres carlistes (1833-1840), revendiquant le trône. Il était frère de
l’horrible réactionnaire Ferdinand VII, qui avait rétabli en 1814 l’Inquisition
abolie par Napoléon en 1808, puis par la régente en 1824. En mourant, le roi nomme
pour héritière et reine sa fille de deux ans, Isabel II ; le non moins
réactionnaire Infant Don Carlos, incarnation de « l’Espagne noire »,
conteste le testament au nom de la loi salique franque des Bourbon, qui
interdit aux femmes le trône, qu’il revendique. L’Espagne laissait les femmes
régner, Isabelle I de Castille l’ayant suffisamment prouvé qui, au prix aussi
d’une âpre négociation, aux limites de la guerre, avec son époux Ferdinand, roi
d’Aragon, obtient de rude lutte l’égalité absolue des deux, formalisée
officiellement par la fière devise partout gravée :
Tanto monta,
monta tanto/Isabel como Fernando,
‘Elle monte, monte autant/ Isabelle que
Ferdinand’
Paix postérieure
du ménage des Rois Catholiques presque béatifiés par le premier or des
Amériques offert au pape Borgia espagnol.
Mise en scène
On rend grâce à Louis Désiré
de ne nous avoir pas peinturluré la couleur locale espagnole. Il semble voir
l’Espagne au prisme du noir, des noirs variés du peintre Soulages. Aux
Chorégies d’Orange de 2015, j’avais qualifié sa Carmen de « Nocturne
goyesque » (déjà avec les éclairages de Patrick Méeüs), le Don
Quichotte, 2024, à Marseille, était aussi dans la noirceur du deuil des
rêves évanouis dans les décors et costumes cette fois de Diego Méndez
Casariego et les mêmes lumières lumineusement éteintes de Patrick Méeüs.
Encore à Marseille par la même équipe, en 2016, leur Traviata et, en
2018, Lohengrin, baignaient d’ombre ou du soleil noir de la mélancolie.
Les Huguenots de 2023, dont nous retrouverons ici les agressives chaises
acérées, ne pouvaient qu’être noirs par le sujet avec de solaires ouvertures
d’un monde riant massacré.
Trois et quatre temps
Sans couleur
locale espagnole précise comme dans le boléro des Vêpres siciliennes et la
« Chanson sarrasine » d’Éboli dans Don Carlo, ou le premier
acte de La traviata dans lequel, en dehors du grand air de Violetta, la
musique affecte des allures de danse hispanique autant sinon plus que de valse,
mon oreille espagnole remarque la subtilité du compositeur, fasciné par
l’Espagne : hors les personnages nobles comme Eleonora et le Comte, les
autres, qu’on peut considérer « populaires », Ferrando, Azucena et
même Manrico dans « Di quella pira… », chantent des airs à 3 temps,
le rythme caractéristique de tout le folklore espagnol, apparentés même par
leur ornementation agile en fin de phrase à des danses comme la séguedille si,
pour les deux premiers, l’on accélère le rythme.
Ombre donc et
musique intemporelle pour l’épure des passions universelles d’un trio de
personnages archétypaux et d’une gitane plus complexe entre haine et amour
maternel, filant entre ses mains, comme une fatale Parque, le long fil rouge de
l’intrigue, un châle rouge du feu du bûcher où périt sa mère, qu’elle serre au
début comme l’enfant autrefois perdu promis au feu. Étranges capes blanches des gitans comme un voile d’innocence sur leur
noire réputation. Bleu nuit d’Eleonora entre l’ombre de la cape, et blanc de sa
tenue de novice promise au couvent. Mais, à la l’exception près du manteau gris
de Manrico, nécessaire distinction avec le manteau noir du Comte symétrique
dans certaines scènes, la gamme essentielle est le noir comme les manteaux
capes des hommes qui mettent en valeur des torses nus, des visages blafards et
des mains blanches comme une fresque du Greco. Ou, plus tard, les chemises
blanches des militaires coiffés de képis gris. Ce n’est que l’obscurité absolue
de l’époque les nuits sans lune, que nous ne connaissons pas de nos jours, qui
explique, comme dans tant d’autres œuvres situées autrefois, la méprise de
l’héroïne entre ses deux prétendants dans la cour du château.
Château, cour, camp gitan, l’action
se circonscrit dans un cirque angoissant de panneaux concaves comme des
cuirasses d’acier à l’échelle d’une forteresse pour un combat de titans, dans
un fond qui, reprenant la phrase de Baudelaire sur Goya, pourrait être « un
cauchemar plein de choses inconnues ».
C’est en effet
un cauchemar que va narrer et mimer Ferrando, capitaine des gardes, tandis
qu’au fond grouille une masse indécise de soldats dans le noir troué d’éclats
contrastants, torses, visages, mains, des parties dénudée de leur corps. Au-devant,
affrontés, deux hommes brutaux, deux fauves, abondante chevelure dénouée, dans
un parallélisme et une presque gémellité déjà révélatrice de la fraternité
secrète. Ils cèdent la place à la narration terrifiante du vieux soldat étrange,
témoin du passé, concrétisée par l’insolite pyramide noire qu’il forme avec
deux têtes étranglées de soldats entre des bras, supposées des deux enfants.
Les panneaux mobiles dessinent des
espaces variables, intimiste comme la chambre d’Eleonora au fond coloré de
tapisseries mudéjares ou la plus vaste entrée du couvent, et ouvrent ce champ
clos oppressant d’une fenêtre sur des champs desséchés vite embrasées par la
présence obsédante du feu, du bûcher.
Interprétation
Dans
cet opéra, qui demande quatre grandes et belles voix, qui semblent imposer la
nouvelle typologie verdienne alliant puissance et souplesse ornementale, les
rôles secondaires, mais nécessaires, sont quelque peu sacrifiés, ce qui dit
leur mérite à exister, même en courant comme le messager affolé dans la
forteresse assiégée, Arnaud Hervé. Le baryton Norbert Dol offre
au vieux gitan cette noblesse physique que les Espagnols prêtent toujours à la
race supposée descendant fièrement de « Pharaon ». Digne d’un
meilleur sort, le ténor Marc Larcher campe avec élégance vocale et
physique un Ruiz qu’on désire entendre davantage.
Le géant Patrick
Bolleire, même existant scéniquement par son gabarit, entre dans le récit
acrobatique d’ornements de Ferrando et se tire des redoutables vocalises
haletantes avec honneur.
Insolite pour cette ductile actrice,
danseuse, chanteuse, que l’on voit et imagine toujours en nobles et luxueux
atours, Laurence Janot est ici Iné(s), la confidente d’Eleonora, dame
d’honneur de la reine d’Aragon ou, plutôt, et plus hispaniquement juste, sa
duègne, qui prodigue en vain, d’une belle voix inquiète, des conseils de
prudence à la dame folle d’amour. La duègne, vieille fille forcément, tante,
sans dot pour le mariage ou le couvent, réduite à devenir la gardienne de la
vertu de la nièce commise à ses soins, vêtue d’un habit monacal, était une
institution en Espagne. Qui, sous la forme moins sévère du chaperon, durera
longtemps dans les grandes familles.Monde féminin, monde masculin
Le baryton roumain Șerban
Vasile est un Comte de Luna dramatiquement exact.
Moins charmeur dans son grand air, où il reconnaît lui-même « la tempête
de son cœur » que seule Eleonora apaise, servi par un timbre sombre, il
exhale plutôt une puissance, une violence, une âpreté de grand fauve féodal
prêt à la conquête violente de la femme— qu’on verra plus tard dans
Scarpia— qu’il veut même arracher à Dieu. Du palais de l’Aljafería de Saragosse, forteresse à
l’extérieur, mais à l’intérieur délicate dentelle de pierre, il n’a que la
façade défensive et offensive, qui passe dans la puissance brute de sa voix,
sans le raffinement d’une époque où les aristocrates chrétiens, fascinés par la
culture arabe, dont seule survivait l’inexpugnable encore Grenade,
s’habillaient souvent à la mauresque et entretenaient des harems.
Loin de l’éthique courtoise
troubadouresque de son temps qui sacralise la Dame, maîtresse du jeu d’amour,
la femme objet est pour lui conquête, butin, repos sans doute du guerrier, qu’il
ne cherche pas à mériter, à charmer avec le luth et des vers mélancoliques
d’amour, comme Manrico, par ailleurs aussi héros du tournoi.
Celui-ci, le ténor roumain Teodor Ilincăi est un Manrico crédible dans les
deux faces du rôle, amoureux et héroïque, à l’ample voix virile et tendre, qui
fuse sans effort apparent, comme une évidence solaire. Le premier air
d’Eleonora nous le peint comme triomphateur d’un tournoi, vaillant chevalier,
mais chevalier servant, c’est-à-dire vassal d’amour en troubadour modèle, au
service de la Dame qu’il vient secrètement chanter sous ses fenêtres dans la
meilleure rhétorique courtoise. Cette violence ou héroïsme de fonction
guerrière n’empêche pas la nature affective d’un amant courtois et d’un fils
aimant envers Azucena qu’il courra sauver au péril de sa vie, qu’il laissera
dans l’affaire, héros doublement vaincu par l’amour et les armes.
On salue la trouvaille scénique de nous éviter le chœur bohémien
des enclumes, parenthèse trop divertissante dans le drame, par une danse
dramatique en rond autour du corps de Manrico blessé ou mort, exorcisme ou
magique conjuration sanitaire, qui explique sa sorte de résurrection. C’est un
moment tout de même heureux pour le remarquable Chœur de l’Opéra de
Marseille préparé par Florent Mayet, qui aura son revers nocturne et
lugubre dans l’angoissant « Miserere ».
Mais, faute de faits d’armes déroulés en coulisse hors les
affrontements avec le Comte, Manrico semble se mouvoir dans un monde féminin,
quand il chante sa Dame, et lorsque les Bohémiens, rattachés au monde naturel
par leurs bâtons comme armes (mais les forges d’acier ?) chantent aussi, la femme, «la zingarella ».
Monde affectif fait pour le bonheur qui est l’opposé du monde noir
qu’on dirait « masculiniste » —ou d’affectation viriliste— du Comte,
toujours entouré de ses hommes avec force embrassades mâles mouvantes ou
émouvantes, et grand renfort de tapes sur le dos, de secrets amoureux ou
érotiques sans doute à l’oreille, ou à mi-voix, affirmation masculine sans
risque dans l’esprit de meute de soudards. Plus qu’à la tête de soldats, le
Comte semble le meneur d’une bande, qui appelle à mon esprit le « bando »
espagnol médiéval, c’est-à-dire le clan qui n’exclut pas les intérêts et les
dépendantes compromissions mafieuses.
L’objet du litige, c’est la femme, que j’ai rêvée parfois en
République espagnole, disputée aux rouges légaux par les rebelles noirs du
fascisme. Elle est incarnée en douceur par Angélique
Boudeville, timbre riche, onctueux voix ronde, ample,
facile, qui se déploie dans sa première scène
sans peine, mais peine ensuite un peu dans les ensembles
et gomme en force excessive les nuances de son air extatique et mélancolique de
« D’amor, sull’alli, rose… » bien que le concluant sur sa
dernière note par une superbe « messa di voce », filant le son
piano et l’augmentant sans faille, sans cependant revenir au diminuendo.

Mais la révélation de cette
production est sans conteste l’Azucena d’Aude Extrémo, qui entre pour la
première fois dans ce rôle moteur de l’intrigue comme si elle l’avait toujours
habité, se jouant de la tessiture qui embrasse du la bémol grave de contralto aux
aigus de soprano, voix large, égale, aisée, à la technique magistrale, mais
portée par un sens dramatique et une présence scénique qui en font une
incarnation de la gitane d’une évidence confondante.
Dans
la vivante fosse marseillaise, où il semble avoir trouvé un nid tout naturel
dans un orchestre solidaire de l’Opéra de Marseille et un public marseillais
qu’il a conquis, Michele Spotti, a une direction vibrante, ardente,
fougueuse, chef par ailleurs rassurant aux chanteurs dans les ensembles par ses
gestes précis, et c’est avec justice qu’il reçoit une ovation unanime du
public qui conclut, avec cette dernière, la triomphale saison du centenaire de
l’Opéra de Marseille.
Coproduction
Opéra de Saint-Etienne / Opéra de Marseille
Mise
en scène : Louis Désiré
Assistant
à la mise en scène : Cyril
Cosson
Décors
et costumes : Diego
Méndez-Casariego
Lumières :
Patrick Méeüs
Assistante
aux lumières : Nolwenn Annic.
Leonora :
Angélique Boudeville
Azucena :
Aude Extremo
Inez :
Laurence Janot
Manrico : Teodor Ilincăi
Il conte di Luna : Șerban Vasile
Ferrando :
Patrick Bolleire
Ruiz :
Marc Larcher
Il
messaggero : Arnaud Hervé
Un
vecchio zingaro : Norbert Dol
Chœur
de l’Opéra de Marseille
Chef
de chœur : Florent Mayet
Orchestre
de l’Opéra de Marseille
Direction
musicale : Michele Spotti
Photos
Christian Dresse :
1.
Récit de Ferrando ;
2. Azucena évoquant le bûcher et gitans ;
3. Manrico, Eleonora ;
4. Soldats du Comte
5. La duègne Inés ;
6.
Comte et amis ;
7.
Azucena identifiée par Ferrando.