Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.

L'auteur

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Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

vendredi, août 15, 2025

PROMESSES TENUES

 

https://open.spotify.com/intl-fr/album/3MLWHTqO5SsGDDIBeZaWma

 

Backstage

Kevin Amiel, ténor

 Orchestra sinfonica G. Rossini, direction Frédéric Chaslin

Un CD Aparte

Pourquoi nommer en anglais Backstage, qui signifie en toute simplicité « Coulisses », un album se réclamant, en plus, de l’italianité lyrique et de la française, sans aucune référence à l’anglaise ? Sans doute Kevin Amiel, même avec cette maladresse de titre, veut-il nous livrer l’arrière-plan l’élaboration qui en a précédé la production.

Ce disque, était initialement pensé, ou rêvé « en toute humilité ! », dit Kévin Amiel, comme un hommage à LucianoPavarotti, grand ténor au répertoire et style certes limités à notre goût, et peu scénique en vérité, mais dont le timbre miraculeusement lumineux et la bonhommie, en firent sans doute l’un des plus populaires des chanteurs ayant démocratisé l’art lyrique.

C’était avant le Covid, qui a marqué une réelle frontière pour tant de monde, mais avec la reprise de la vie active, des activités artistiques, le projet, interrompu par la pandémie, relancé avec le soulagement pour les artistes des premiers concerts post-confinement, le CD arrive enfin à terme.

Mais, plus qu’un simple et chaleureux hommage extérieur à un grand ténor admiré, c’est à l’évidence aussi un portrait intérieur de Kévin Amiel à travers un véritable éventail lyrique à son image vocale actuelle, qui lui permet de laisser parler, chanter des émotions traduites par les multiples héros de la scène qu’il incarne à travers le seul échantillon d’un air. Il y mêle donc à l’hommage une introspection et exploration de sa sensibilité artistique qu’il offre, pour la première fois au disque, à un public qui le découvre.

         Nous l’avions découvert et applaudi tout jeune ténor, après Avignon, à Marseille, à l’Odéon, temple de l’opérette, en 2016, dans le rôle de Pâris de La Belle Hélène d’Offenbach et, à l’Opéra en 2020, dans le rôle touchant, au genre masculin vraisemblable de Siebel (chanté par une soprano travestie dans l’original) dans la version audacieuse du Faust de Gounod de Nadine Duffaut. Opérette et opéra, deux pôles lyriques et scéniques où il évoluait avec aisance, y déployant une facile légèreté et une juvénile fraîcheur de timbre.

La voix a mûri, le médium élargi, enrichi, sans rien perdre de ses superbes aigus, comme dans cet air tragique où, se croyant trahi par Lucia, que l’on a en réalité forcée à épouser un autre, Edgardo vient sur la tombe de ses aïeux pour maudire l’infidèle et clamer son désespoir dans la Lucia di Lammermoor de Donizetti, culminant sur un aigu, un contre ut déchirant que l’on va écouter :  

 

1) PLAGE 3: DE 5’40’’À 7’30’’

         Né à Toulouse, où l’accent solaire, rond et plein, de voix souvent naturellement bien placées, est déjà une musique, ville riche en grands chanteurs, Kévin Amiel, en est une sympathique incarnation. Tout jeune ténor, il fut lauréat de plusieurs concours lyriques (Voix Nouvelles 2018, Vienne 2019, Opéra de Marseille, Marmande, Béziers…) Il eSt très tôt distingué comme Révélation classique par l’ADAMI en 2011 et l’AROP, Association pour le Rayonnement de l'Opéra de Paris en 2013, puis nommé aux Révélations des Victoires de la musique classique en 2020.

Dans cet album, le ténor se mesure aux grands airs populaires de ténor du XIXe siècle de Donizetti, Verdi, Puccini pour les compositeurs italiens, Gounod, Massenet et Delibes pour les français. À part l’air déchirant de Macduff, déplorant la mort de ses enfants assassinés du Macbeth de Verdi, c’est un programme sans grande surprise dans ce répertoire archi-fréquenté de ténor, à l’image aussi du répertoire assez limité de Pavarotti.

Mais, dans le répertoire français, où il ne semble pas que le grand Italien se soit beaucoup aventuré, écoutons un extrait de la Mireille de Gounod d’après Frédéric Mistral. Kévin Amiel, dans un air peut-être désormais un peu léger pour sa voix actuelle, nous fait apprécier la parfaite diction française moderne, avec des r naturels imposés par Alagna. Vincent, le pauvre vannier, affolé du départ de Mireille, partie d’Arles pour aller implorer à pied les Saintes-Maries de la Mer, avec tout le désert de la Crau à traverser en plein cagnard —nous savons ce que c’est en pleine canicule— implore les anges du Paradis de protéger celle qu’il aime :

 

2) PLAGE 13

 

Comme ce soleil obsédant, on dirait que Kévin Amiel en cherche dans son timbre la luminosité, italienne comme celle de son maître Pavarotti, méditerranéenne à coup sûr, mais très claire au détriment peut-être de la couleur.

    La voix, homogène en volume sur l’ensemble de la tessiture, est bien conduite. Elle a gagné en largeur de médium qui lui donne une assise solide pour la franchise vaillante des aigus. On apprécie qu’il conserve de la tradition française un usage de la voix mixte qui lui permet des nuances de tendresse comme dans l’air célèbre de Nemorino de L’Elisir d’amore de Donizetti, « Una furtiva lagrima » où, démentant la mélancolie de la musique, le héros, jusque-là vaincu d’amour par la cruauté que lui oppose sa belle, sent son triomphe dans la larme furtive qu’il a vu perler de ses yeux. Un extrait :

 

3) PLAGE 14 

 

À la manière d’un récital public, qui termine, après les grands airs lyriques, par des morceaux plus légers, Amiel propose l’étourdissante et humoristique Danza de Rossini et la célèbre chanson napolitaine Core ‘ngrato, chantée dans la graphie napolitaine mais, malheureusement, à l’image de Pavarotti, avec l’accent italien standard, dénaturant la couleur de la langue et de l’air. En effet, une oreille, attentive à la musique et à la sensualité de l’accent napolitain, entend que les voyelles de fin de phrase a, é ou o de l’italien du nord, se prononcent toutes comme un e presque arrondi en o, ce qui donne une plénitude colorée au son car on sait, comme le disait Élisabeth Swarzkopf que, dans le chant, le a, le i et le é fermé sont des voyelles sèches, pauvres en harmoniques, et qu’il faut les colorer par des voyelles plus sombres comme le o ou le u. C’est peut-être ce dosage d’un peu de couleur vocalique qu’on peut regretter à ce bel album de Kévin Amiel.

Il finit sur « Je t’ai donné mon cœur » de l’opérette Le Pays du sourire de Franz Lehàr, comme un éventail, une carte de visite et un appel d’offre de ses possibilités interprétatives. Frédéric Chaslin le soutient efficacement avec l’Orchestra sinfonica G. Rossini, et l’on appréciera la sourde trame dramatique qu’il tisse dans l’air déjà suicidaire du Werther de Massenet dans les « Stances d’Ossian » » par lesquelles nous les quittons :

 

4) PLAGE 12

 

Émission N°813 de Benito Pelegrín du 26 juin 2025 


 

lundi, août 11, 2025

ESPAGNE SANS ESPAGNOLADE


Granada,

Elsa Grether, violon, Ferenc Vizi, piano

label Aparte

 

            Granada, Grenade, la célèbre ville espagnole, n’est pas ici le centre de ce CD magnifique : elle est l’épicentre, la métaphore qui globalise une Espagne musicale visitée par ces deux artistes. C’est un voyage sentimental, et virtuose, au cœur de l’Espagne musicale par deux Européens des limites linguistiques de l’Europe et de la langue latine : Elsa Grether, Française, est née à Mulhouse, proche donc de l’Allemagne et Ferenc Vizi, est né en Transylvanie, Roumanie, mais tous deux ont choisi pour leur programme l’Espagne, pointe extrême européenne.

Elsa Grether est une violoniste française à la belle carrière. Elle a voulu ce CD aux couleurs de l'Espagne pour rendre hommage aux origines de son grand-père.

Pour ce projet, elle est accompagnée d’un partenaire déjà ancien de concert, le pianiste Ferenc Vizi qui, depuis longtemps, creuse lui aussi ses racines, mais  roumaines de musique traditionnelle comme le prouve son CD, label Satirino, Czardas Fantasy , un enregistrement de rhapsodies hongroises et de musiques tziganes où ne pouvait manquer, naturellement, Liszt qui, se proclamait Tzigane lui-même, érigeant les Csardas en symbole national. D’ailleurs, c’est près de chez nous, au Théâtre des Salins, la Scène nationale de Martigues, qu’avec l'ensemble hongrois Cifra, Ferenc Vizi a créé le programme Rhapsodies - Liszt et les Tziganes que le succès fera tourner sur un grand nombre de scènes et de festivals.

Elsa Grether et Ferenc Vizi, déjà compagnons de concert, ne pouvaient que se retrouver au service de cette musique nationale, mais sans nationalisme.

En effet, des compositeurs ici convoqués, je dirais qu’ils ont l’Espagne au cœur et la tête en France. La plupart d’entre eux, Manuel de Falla (1875-1946), Joaquín Nin (1879-1949), Joaquín Turina (1882-1949) ont parfait leur technique musicale en France, fréquentant les musiciens français les plus novateurs, comme Debussy, Ravel, Paul Dukas, Vincent d'Indy. Les plus anciens rentrent en Espagne en 1914, à cause de la guerre, mais Enrique Granados (1867-1916), périt en 1916, dans le torpillage par les Allemands du bateau qui le ramenait de New-York où avait triomphé son opéra Goyescas. Seul Joaquín Rodrigo (1901-1999) y rentre en 39, à la fin de la Guerre civile espagnole, au moment du triomphe franquiste. Xavier Montsalvatge (1912-2002), coupé de la scène musicale européenne par l’isolement franquiste, est tenté par le wagnérisme et le dodécaphonisme, mais correspondant avec Olivier Messiaen et Georges Auric, il changera, peut-être grâce à leur contact  d’esthétique musicale. Quant au plus ancien compositeur du disque, Pablo de Sarasate (1844-1908), c’est le légendaire violoniste virtuose dont parle même Sherlock Holmes, grand transcripteur d’œuvres lyriques pour son instrument dont l’archicélèbre Fantaisie de concert sur Carmen. Donc, des Espagnols tous reliés à la France.

De Joaquín Nin, écoutons la vivacité endiablée de son Andaluza, sur la chanson connue du Vito, utilisée par nombre de musiciens. Ce nom de Vito n’est pas une simple onomatopée comme le suggère l’auteur du par ailleurs très documenté livret François-Xavier Szymczak, mais trouve à mon avis son origine dans la maladie dite de San Vito, en français la danse de Saint-Guy (La maladie de Huntington), maladie de la danse ou dansomanie, caractérisée entre autres, par des mouvements incontrôlés des membres. Et l’on a des témoignages médiévaux d’épidémies de danse interminable et incontrôlée :

1) PLAGE 1 

Mais la musique espagnole, très diverse dans ce pays morcelé, aux régionalismes très affirmés, est loin de se réduire à la seule scène andalouse, comme cette Sonata pimpante de Joaquín Rodrigo. Universellement connu pour son fameux Concierto de Aranjuez pour guitare et orchestre, Rodrigo, aveugle depuis ses trois ans, compose en braille, dicte à un copiste et vérifie ensuite le tout avec sa femme, pianiste. C’est son beau-fils violoniste qui lui avait demandé un morceau brillant pour clore ses concerts. Si, naturellement, la couleur espagnole générale est toujours présente comme fond, son adagio n’est guère andalou En voici un extrait :

2) PLAGE 7 

Dans ses célèbres Sept chansons populaires espagnoles, l’andalou Manuel de Falla nous promène dans la Péninsule Ibérique, ici des rives de l’Atlantique dans cette rêveuse Asturiana, où le piano semble verser des larmes sur la ligne mélodique mélancolique du violon qui demande consolation : 

3) PLAGE 14 : 1’26’’

Puis il propose la vitale et bondissante Jota, danse typique de l’Aragon, dont voici un bout :

4) PLAGE 15

Évidemment, on ne résiste ps à revenir à l’Andalouse du Catalan Granados de ses Danses espagnoles, le malheureux qui mourut noyé en voulant aider sa femme lors du torpillage du Sussex par un sous-marin allemand :

5) PLAGE 16 : 1’30’’

Nous saluons ces deux artistes qui allient prouesse technique et sentiment, intellect et empathie, dans leur interprétation complice et jamais rivale, toute en nuances, où des lignes chantantes semblent parfois suspendues dans l’air, pour s’épandre ensuite en irrésistibles rythmes contagieux. Nous les remercions de nous épargner par leur délicatesse une version coloriste de notre couleur locale, de nous offrir une Espagne musicale sans espagnolade.

Nous les quittons sur deux airs qui n’ont pas de patrie puisqu’il s’agit de berceuses, donc chant universel d’une mère, la première, andalouse, de Manuel de Falla, la Nana :

6) PLAGE 11 

Et la seconde est la berceuse de Xavier Montsalvatge pour endormir un négrillon où sa mère lui chante innocemment ravie que, si l’esclavage est aboli, il ne fait que changer de servitude. J'avais traduit ce texte  en version chantable, pour un concert  de Dany Barraud, de l'Opéra de Paris, qui fut transmis par France-Musique :

Ninghe, ninghe, ninghe,

Il est petit, si petit, le négrito,  

Qui ne veut pas dormir,

Noix de coco sa tête,

Graine de café,

Aux jolies bouclettes,

Aux jolies mirettes,

Comme deux fenêtres, regardant la mer. 

 Tu n’es plus esclave, 

Et si tu es bien sage, 

Notre maître assure

Qu’il va t’acheter 

Un joli costume

 Pour être son groom. 

Ninghe, ninghe, ninghe, 

Dodo, petit nègre, dodo, 

 Noix de coco sa tête,

Graine de café

 

7) PLAGE 21 : FIN

 

ÉMISSION N°809 DE BENITO PELEGRÍN, 12/06/2025

https://www.rcf.fr/culture/la-culture-en-provence 


dimanche, août 03, 2025

C'EST RIMBAUD QU'ON ASSASSINE

 

Baptiste Cogitore

L'Enfant comète

Hanuš Hachenburg

Prague, 1929 - Birkenau, 1944

Co-éditions Plon /Rodéo d’âme, 260 pages




Il y a des lectures dont on ne sort pas indemne, dirait-on banalement, avec cette expression standardisée dans la critique, comme si lire, voir tranquillement un inconfortable spectacle dans un confortable fauteuil chez soi ou dans une salle, était un risque autre que de fiction, jouer à se faire peur à soi-même. De même, je déteste cette autre expression abusive, indécente : « pris en otages » parce qu’une grève paralyse un transport, apportant certes une gêne à des usager, des consommateurs, mais qui ne vont pas le payer de leur vie, qu’on ne va pas tout de même pas fusiller, ou retenir prisonniers jusqu’à leur mort comme, hélas, l’Histoire, et même la plus brûlante, nous en donne d’affreux témoignages. Non, on ne risque rien à lire ce livre nécessaire à l’oublieuse mémoire d’aujourd’hui des horreurs du passé, que certains nient ou que d’autres, les reniant en apparence, sont prêts, ignorance ou indifférence, à laisser renaître : l’Histoire les jugera aussi, si une morale différée leur importe. Mais ce livre, je défie quiconque a un cœur, une conscience, de le lire sans l’émotion du sujet, sans celle de l’auteur qui la communique au lecteur.

Moi-même, dans mon émission, présentant ce livre bouleversant sur cet enfant martyr, victime de la barbarie nazie—hélas, parmi des milliers d’autres, mais lui, jeune poète, jeune Rimbaud en herbe, herbe qu’il ne verra pas pousser, j’avertissais mes auditeurs de Radio Dialogue :

 

« Je ne suis pas sûr, je vous l’avoue, de contenir mon émotion et j’espère qu’on me pardonnera. Mais c’est un devoir intellectuel de la tête du critique, et aussi un impératif moral du cœur qu’on ne peut, qu’on ne doit pas dissimuler en l’occurrence. »

 

Déjà, avant la pandémie, mes amis Frédéric Carenco, directeur de festival et Bernard Grimonet, metteur en scène, désireux de monter la saynète comique et macabre, On a besoin d'un fantôme d’Hanuš Hachenburg, une courte pièce pour marionnettes de quelques pages, m'avaient demandé d'écrire un texte complémentaire autour des enfants juifs raflés par la police française en 1942 dans la région, pour la monter au Mémorial de la Déportation des Milles, puis à la Maison de la culture d'Aix. Pourquoi le cacher ? Ne cessant de pleurer, j’en étais tombé malade. Palpitant d’émotion, le livre de Cogitore m’autorise cet aveu, communiant avec lui.

L’Enfant comète, ouvrage biographique de Baptiste Cogitore, consacré à l’adolescent poète Hanuš Hachenburg (1929-1944), est de ceux qui remuent durablement, à la fois par la force de leur contenu et par la densité humaine qu’elles transportent et l’émotion que l’auteur ne cherche heureusement pas à dissimuler. Parler de ce livre, c’est d’abord reconnaître une émotion, une douleur, une révolte aussi, qui ne se dissipent pas dans le commentaire mais vibrent à chaque ligne. L’auteur du livre, journaliste, réalisateur et chercheur, n’a pas tenté d’enfouir cette émotion ; au contraire, il la met au service d’une vérité, d’un témoignage, d’une protestation par-delà le temps. Il maîtrise la rigueur de l’enquête sans cacher le tremblement du cœur. C’est peut-être ce double mouvement – intellectuel et moral – qui fait de L’Enfant comète un récit si juste, qui touche la tête et le cœur.

Baptiste Cogitore, minutieux et attentif, au terme d’une minutieuse enquête, reconstitue donc l’histoire d’un enfant parmi tant d’autres, victime de la barbarie nazie. Mais cet enfant-là, Hanuš Hachenburg, n’était pas seulement une victime : il était un poète, un jeune Rimbaud tchèque, une âme éblouissante qui écrivait dans l’ombre, avec une lucidité qui glace, une sensibilité qui bouleverse. Le livre ressuscite sa mémoire, fait entendre à nouveau sa voix, et pose cette voix comme un défi aux ténèbres de l’histoire.

Le livre de Cogitore est le fruit de dix années de recherches. Un travail patient, opiniâtre, fait d’archives, de témoignages de survivants, d’allers-retours entre mémoire et histoire. L’initiative de ce projet trouve aussi ses racines dans une rencontre intellectuelle et artistique : celle de Claire Audhuy, alors doctorante à Strasbourg en 2013, spécialisée dans les arts du spectacle en contexte de résistance. En explorant les archives du ghetto de Theresienstadt (ou Terezin), le fameux et faux décor érigé par les nazis comme modèle de camp de concentration pour leurrer l’enquête, bien superficielle, de la Croix-Rouge, elle tombe sur le journal clandestin Vedem  (« Nous menons » en tchèque ) et, dans le dernier numéro, sur une courte pièce de théâtre pour marionnettes, intitulée On a besoin d’un fantôme, signée d’un nom qui, signant éditoriaux, poèmes, réflexions, revient souvent dans le périodique : Hanuš Hachenburg.

À partir de cette découverte, la trace du jeune poète va émerger lentement mais sûrement. Le texte est traduit du tchèque, publié, accompagné de poèmes et de dessins, et connaît même une vie scénique sous la forme d’un spectacle monté par des lycéens sous la direction de Claire Audhuy. Le nom d’Hanuš, jusque-là oublié, sort de l’oubli grâce à ces deux chercheurs engagés. En 2015, la pièce est publiée par les éditions Rodéo d’âme[1], avec une préface de George Brady, rescapé du même ghetto. L’hommage devient collectif, et la mémoire, vivante.

 

Hanuš Hachenburg est né en 1929 à Prague, dans une famille aisée. En 1938, sa mère le place dans un orphelinat juif – pour des raisons qui nous échappent encore aujourd’hui. Le destin s’assombrit très vite : à 13 ans, Hanuš est déporté à Theresienstadt, ce ghetto présenté par la propagande nazie comme un « camp modèle », où les artistes juifs sont forcés de participer à une cruelle mascarade culturelle destinée à berner la Croix-Rouge. Derrière cette vitrine fallacieuse, c’est l’horreur, la privation, et surtout, l’attente de la déportation vers Auschwitz.

C’est là, dans ce lieu de mort ralentie, avant la mort expéditive, qu’un groupe de jeunes garçons, soutenu par un professeur de littérature tchèque, Valtr Eisinger (lui-même mort à Buchenwald), crée un espace de résistance : la « République de SKID » et son journal clandestin Vedem. Pendant deux ans, ces enfants écrivent, dessinent, inventent. Huit cents pages seront sauvées. Hanuš, lui, devient une figure centrale du journal : poète, critique, conteur, esprit lumineux parmi les ombres. Il y signe plus de vingt poèmes, dont certains ont une profondeur, une clairvoyance presque dérangeante, bien rares chez un enfant de cet âge. Le prometteur poète et auteur de quinze ans fut fatalement promu : promis à Auschwitz. Déporté en décembre 1943, Hanuš y sera assassiné en juillet 1944. Il avait quinze ans.

 

Le cœur du livre de Cogitore, c’est aussi une restitution de l’œuvre d’Hanuš, reproduite dans une anthologie entre les pages 145 et 170. Le lecteur y découvre des poèmes d’une densité étonnante, des réflexions sur l’art, des récits, des critiques. Il y a là une sensibilité d’une acuité rare, une conscience tragique, mais jamais désespérée. Il écrit, par exemple, ce vers lucide et terrible :

 

« Ma mère me fit naître / Pour que je puisse pleurer. »
(Vedem, n°11, p. 28)

 

Ce vers à lui seul résume la précocité, la douleur, mais aussi la puissance poétique de cet enfant. Il écrivait pour ne pas disparaître, pour résister à l’anéantissement. Vedem, le journal artisanal, d’abord à la machine, puis à la main faute de bande d’encre, est une œuvre collective de jeunes garçons en sursis, mais aussi un cri d’humanité. Un des derniers textes, On a besoin d’un fantôme, comme prophétique, est une pièce à la fois ironique, absurde et profondément lucide en quelques pages. Hanuš y mêle l’humour noir et la révolte. C’est un théâtre de marionnettes, mais c’est aussi un théâtre de l’âme, une forme de dernier appel au monde d’un gosse, d’un enfant de 14 ans….

Le titre du livre de Cogitore, L’Enfant comète, n’est pas une métaphore poétique gratuite. Hanuš, ce petit prince juif de la littérature, dont l’enfance a été happée par l’Histoire, est bien cette comète, un éclair dans la nuit, un cri dans le silence mais, au lieu d’être, foudroyante, c’est elle qui est foudroyée. Ce livre d’amour, tente de lui rendre justice, ne se contente pas de raconter une incernable vie, il la rêve, il la ressuscite par fragments, avec les armes de l’écriture, de l’image, de l’imaginaire et de la sensibilité.  

L’Enfant comète est plus qu’un livre. C’est un acte. Un geste d’amour envers un enfant disparu, un cri contre l’oubli, une ode à la résistance par la poésie. Dans l’enfer du ghetto, Hanuš et ses compagnons avaient décidé de ne pas se taire. Ils écrivaient, dessinaient, imaginaient. Dans cet acte gratuit, inutile aux aveugles yeux des bourreaux, résidait toute leur dignité. Grâce à ce livre, cette dignité nous est transmise et oblige, engage encore aujourd’hui ceux qui en héritent, à la mission de transmettre à notre tour la mémoire, avec celle exemplaire d’Hanuš, de tous les enfants fauchés, oubliés, effacés. De tous les êtres qu’on a cru écraser : dans les pires ténèbres, des comètes peuvent encore passer et laisser une traînée lumineuse derrière elles. Parce qu’un poème peut survivre à la mort. Cette leçon, c’est un enfant qui nous la donne.

         Dans ce livre, intellectuel, érudit par le sérieux de la documentation, mais si sensible par l’attachement de l’auteur à son sujet, ce jeune garçon sacrifié, Baptiste Cogitore s’étonne devant l’œuvre, l’admire, s’indigne de ce destin tronqué : il frissonne, il tremble. Je résume : nous pleurons avec lui. 

 

Cet ouvrage a reçu le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah. 

 

 

ÉMISSION  RCF N°808 du 12 juin 2025 DE BENITO PELEGRiN

https://www.rcf.fr/culture/la-culture-en-provence

 





 



https://fr.wikipedia.org/wiki/Vedem#cite_note-1, disponible (www.rodeodame.fr claire.audhuy@gmail.com 06 65 55 75 30) ainsi qu’à la Fondationdeportation.files.wordpress.com.


 

dimanche, juin 22, 2025

ZARZUELA ET OPÉRA

 N.B. Des circonstances indépendantes de ma volonté m'ayant empêché de "poster" mes émissions, je rattrape le retard.

https://open.spotify.com/intl-fr/album/5Ybqg0xB09CC1p7OcBAqCK

 

José de Nebra

VENUS Y ADONIS (I)

Mélodrame en un acte, 17 scènes (1729)

Livret de José de Cañizares

Los Elementos, Alberto Miguélez Rouco et.

2 CD Aparte

 


         Première mondiale, ce double CD a le grand mérite d’être une première sur un compositeur inconnu ou peu connu qu’on redécouvre et nous fait découvrir un moment de la musique espagnole oublié que je voudrais resituer dans son contexte espagnol et européen.

D’une famille de musiciens, formé à la musique par son propre père, José Melchor Baltasar Gaspar Nebra Blasco naît en Aragon en 1702 à Calatayud, chère à Baltasar Gracián, meurt à Madrid 1768.

Nebra devient à 17 ans, en 1719 organiste du fameux Monasterio de las Descalzas Reales de Madrid, monastère de Clarisses où se retiraient les grandes aristocrates et les veuves royales qui lui ont donné le nom, « Les Royales Déchaussées », dont l’Impératrice d’Autriche, Marie, fille aînée de Charles Quint qui s’y retira en simple religieuse, avec sa fille qui professa. Le grand musicien Tomás Luis de Victoria, son chapelain, y fut organiste jusqu’à sa mort en 1611. C’était donc un poste prestigieux pour un jeune homme, qui se faisait par ailleurs un nom, et des subsides supplémentaires en vendant de la musique scénique pour les théâtres de Madrid. En 1724, il est nommé second organiste de la Chapelle royale dont il deviendra sous-directeur, terminant comme professeur de clavecin de l’Infant.

On a conservé de Nebra cent-soixante et dix œuvres religieuses, dont un célèbre Requiem pour la mort de la reine Barbara de Bragance, la protectrice de Domenico Scarlatti. Mais l’incendie de 1734 de l’Alcazar royal de Madrid fit pratiquement disparaître toute la musique sacrée de la chapelle royale. Ses œuvres ne sont pas encore cataloguées ; sa musique liturgique est dispersée en manuscrits des archives de la chapelle royale de Madrid à des bibliothèques en Espagne, mais aussi de la Chapelle sixtine de Rome à la Bibliothèque nationale de Munich en Bavière. On lui doit une vingtaine d’œuvres scéniques, lyriques, cinq opéras —au sens moderne du mot— connus à ce jour et douze zarzuelas. Je définirai ces termes.

Opéra, opéra-comique, zarzuelas,

Le mot opéra est aujourd’hui le terme communément employé pour désigner le théâtre chanté mais ce terme est tardif : on l’appelait plus justement « dramma per musica » ou « dramma in musica », ou « melodramma », c’est-à-dire ‘drame mélodieux’, en musique. Car le mot « opera » en italien signifie simplement ‘une œuvre’. Ce n’est que vers la fin du XVIIIe siècle que, pour distinguer les sujets, dramatique ou joyeux, on dira « ‘opera seria », ‘œuvre sérieuse’ pour l’un et « opera giocosa » ou buffa » pour l’autre et, pour simplifier, on dira finalement opéra. Mozart n’emploie pas le mot opera mais « dramma giocoso » pour son Don Giovanni, Rossini nomme surtout « dramma per musica » ses œuvres sérieuses, les distinguant des opéras bouffes.

L’opéra bouffe, s’il fait rire, ne doit pas être confondu avec l’opéra-comique. L’opéra-comique c’est, un opéra qui est « comique », non parce qu’il fait rire, mais, comme le dit le dictionnaire de Littré au premier sens du mot, « Qui appartient à la comédie », bref au théâtre. Donc, un opéra-comique est un opéra avec des passages parlés. À Paris, le théâtre de l’Opéra-Comique était le lieu consacré, au XIXe siècle, à ce genre d’ouvrages. Il faut le rappeler, Carmen n’est pas un opéra au sens moderne mais un opéra-comique puisqu’il y a des passages parlés entre les airs.

Autre trait distinctif, l’opéra ou mieux dit le melodramma, tel qu’il se constitue à l’époque baroque, aux XVIIe et XVIIIe siècles, a une double nature musicale : l’action est déclamée, recitée en chantant par le récitatif, le récit qui exprime la situation, introduisant l’air qui expriment l’affect, le sentiment du personnage. Le récit fait avancer l’action, l’air qui suit, surtout air Da capo, avec un retour orné, est un moment statique, où le chanteur exerce sa virtuosité par des ornements variés. Voici donc, au tout début de Vénus et Adonis, le chœur qui exalte la beauté, sans pareille au monde, du jeune Adonis. Imaginez, entendant cela, ce qu’éprouve Vénus, affront suprême et de genre, découvrant qu’on trouve un homme, un simple mortel, plus beau qu’elle, la déesse féminine de l’Amour et de la beauté. Écoutons en entier son récitatif où, chantée par Paola Valentina Molinari, elle exprime, horrifiée, cette insulte, cet outrage à sa gloire et, dans l’air de fureur enchaîné, son désir de se venger en éliminant cet insupportable rival en beauté :

 

1) DISQUE 1, PLAGE 8

 

Zarzuela

Aujourd’hui, en Espagne, la zarzuela, outre qu’elle désigne un plat de poissons et fruits de mer, est le nom donné à une œuvre dramatique qui mêle musique, chant et parole et souvent, danse. Mais sa variété est telle que le genre embrasse des œuvres qui peuvent aller de l’opérette à l’opéra-comique. Ce mot dérive de zarza (qui signifie ronce), donc, zarzuela est un lieu envahi par les ronces, une ronceraie. Ce nom fut donné au Palais de la Zarzuela, résidence champêtre royale (c’est la résidence du roi actuel et de sa famille), aux environs de Madrid.

Le roi Philippe IV, qui avait fui l’Escorial austère de son aïeul Philippe II, et habitait un palais à Madrid, venait s’y délasser avec sa cour, chasser et y donner des fêtes somptueuses, des pièces de théâtre à machine, aux effets spectaculaires et de musique, qu’on appellera « Fiestas de la zarzuela » puis tout simplement « zarzuela » pour simplifier.

En 1627, une de ces œuvres musicales est, en fait, un véritable opéra à l’italienne au sens moderne, entièrement chanté, avec récitatifs précédant les airs. Bien sûr, on ne l’appelle pas « opéra » puisque ce mot tardif, italien, n’existe pas encore. La selva sin amor, ‘La forêt sans amour’ a pour librettiste rien de moins que le fameux Lope de Vega, pour lors le plus grand dramaturge espagnol. La musique de Filippo Piccinini, italien établi à la cour d’Espagne, est malheureusement perdue. La mise en scène, fastueuse, extraordinaire, du grand ingénieur et peintre florentin Cosimo Lotti frappa les esprits et on en a des descriptions émerveillées par Lope de Vega lui-même.

Cependant, à ce type de récitatif à la florentine, recitar col canto, favellare in armonia, on préféra vite des récits parlés reliant les airs et les danses populaires. Ce genre théâtral hybride, parlé/chanté anticipe d’un siècle et demi l’opéra-comique français, qui naît dans le milieu du XVIIIe siècle.

La zarzuela a toujours un argument mythologique et, autre caractère fondamental, selon les règles du nouveau théâtre de Lope de Vega établi en 1609, il y a un mélange de drame et de comique, ce dernier dévolu aux personnages populaires, que même l’opéra espagnol de modèle italien conservera.

Nous quittons cette première émission sur l’air chanté et dansé par la nymphe Celfa, interprétée par Ana Vieira Leite, « Calquiera mozuela », qui débute sur un rythme de fandango et devient un exotique zarambeque hispano-américain africain et, accompagné de castagnettes :

 

2) DISQUE 2, PLAGE 2, FIN

 

Émission N°793 de Benito Pelegrín, 23/01/2025 

https://open.spotify.com/intl-fr/album/5Ybqg0xB09CC1p7OcBAqCK

 

José de Nebra

VENUS Y ADONIS (II)

Mélodrame en un acte, 17 scènes (1729)

Los Elementos, Alberto Miguélez Rouco, direction

2 CD Aparte 

 

Après les zarzuelas Vendado es Amor, no es cielo et Donde hay violencia no hay culpa, le jeune chef Alberto Miguélez Rouco, par ailleurs contre-ténor, poursuit ainsi sa mission de redécouverte des œuvres oubliées de celui que l’on surnomme le « Rameau espagnol ». Il a minutieusement reconstitué l’œuvre à partir des fragments du manuscrit original complétés par l’analyse d’autres œuvres scéniques et sacrées de Nebra.

Paradoxalement, dans un pays dont la cour accueillit fastueusement le fameux castrat Farinelli de 1737 à 1759, invité par la reine Elisabeth Farnese, épouse italienne de Philippe V d'Espagne, pour soigner par son chant quotidien le roi neurasthénique Philippe V, son successeur Ferdinand VI, en 1746, lui offrant même le statut d’intendant de la musique, grand maître des spectacles musicaux, dont des opéras italiens chantés par ses confrères châtrés, la zarzuela et l’opéra espagnol n’ont pas de rôle pour les castrats. Les interprètes en sont exclusivement féminines. Ici, on goûte l  a virtuosité de cinq sopranos et une mezzo. Toutes rivalisent de brillant dans un grand éventail d'arias de caractère ou de bravoure. On signalera entre autres « Trompas venatorias », appel aux cors obligés de chasse, air de fureur de Venus appelant à la vengeance contre Adonis, ou l’aria di paragone, l’air de comparaison de tempête, « Silbo del aire veloz'», sibilant comme le vent quand Adonis, rivalisant avec la trompette, s'apprête à combattre le sanglier.

         Je rappelle que ces scènes mythologiques reposent d’abord sur la fureur de Vénus de voir que sa beauté de femme et de déesse est surpassée, dit-on, par celle d’un simple mortel, le trop bel Andonis. La peu vertueuse Vénus, qui cocufie son mari boiteux Vulcain, dieu des forgerons, avec le flambant dieu de la guerre Mars, demande à ce dernier d’éliminer ce rival qui outrage sa gloire. Et Mars promet de susciter un monstrueux sanglier qui tuera Adonis qui prétend le chasser. Or, en voyant le jeune homme, la déesse de l’amour en tombe éperdument amoureuse et ne peut plus arrêter le piège de Mars qu’elle avait sollicité et tente vainement de freiner la fougue tragique de son jeune amant, que nous écoutons dans son air héroïque de chasse, naturellement avec des cors, chanté par Natalie Pérez :

 

1) DISQUE 2, PLAGE 6 : 1’50’’

 

         La première émission sur ce magnifique CD m’avais permis de préciser, au milieu du XVIIIe siècle les concepts théâtraux et lyriques, entre Espagne, France et Italie, soit d’opéra à l’italienne, constitué de récitatifs enfilant des airs virtuoses, d’opéra-comique français, préférant un texte parlé avant un passage chanté comme la zarzuela typiquement espagnole qui le précède un siècle avant. Cette dernière a la caractéristique codifiée au XVIIe par Lope de Vega, de rompre l’unité de style aristotélicienne en mêlant drame et comédie, la peur et le rire. Même lorsque la zarzuela devient, avec des récits à l’italienne, un opéra ou mélodrame comme ce « Venus et Adonis », le mélange des genres est maintenu.

Voici l’air de Venus, bourrelée de remords d’avoir causé la fin de celui qu’elle aime, qui métamorphose Adonis mort en fleur. Sur lequel nous les quittons :

 

4) DISQUE 2, PLAGE 14 : FIN  

 

Distribution :

·       Paola Valentina Molinari (Venus), Natalie Pérez (Adonis), Jone Martinez (Marte), Ana Vieira Leite (Celfa), Judit Subirana (Clarin), Margherita Maria Sala (Cibeles),

·       Los Elementos, coro y orquestra, Alberto Miguélez Rouco, clavecin et direction.

 

Émission N°794 de Benito Pelegrín, 23/01/2025 


 

 

 

 

 


 

 

lundi, juin 16, 2025

 

IL TROVATORE

Giuseppe Verdi,

Opéra de Marseille

10 juin 2025

Troubadour, non trouvère

L’Opéra de Marseille a terminé sa brillante saison du centenaire par le brillantissime Trovatore de Verdi que, par facilité phonique, on a improprement traduit en français par le Trouvère.

Le mot espagnol Trovador et l’italien Trovatore signifient en réalité ‘troubadour’ et non « trouvère : les trouvères étaient du nord de la France, héritiers tardifs des troubadours du sud. Les trouvères chantaient en langue d’oïl, qui a donné le « oui » en français, ce que les troubadours exprimaient en langue d’oc, le « oui » des idiomes occitans comme le provençal. Les troubadours étaient des nobles ce qui rend improbable que Manrico, le gitan supposé, le soit.

    Suivant fidèlement le drame romantique triomphal de l’espagnol Antonio García Gutiérrez, né la même année que Verdi (1813-1884), cet opéra en quatre actes fut créé tout aussi triomphalement à Rome, en 1853, sur un livret de Salvatore Cammarano (1801-1852), qui mourut un an avant la création. Le texte fut achevé par son collaborateur Emanuele Bardare, sans doute d’après la seconde version d’El trovador de 1851, complètement en vers, la première, en prose et vers datant de 1836. Verdi l’avait dévoré avec passion, en langue originale. Son admiration pour le dramaturge espagnol fut fidèle : d’une autre de ses pièces de 1843, Simon Boccanegra, encore une histoire d’enfant enlevé, il tirera un opéra en 1857.

Comme Il trovatore, qui semble définir sa nouvelle typologie de voix, moins légères que celles du bel canto précédent, cet opéra accentue aussi une charnière vocale dans son œuvre, puisque, renversant la hiérarchie des tessitures de l’opéra romantique qui place le ténor en tête, il avait anticipé avec Macbeth (1847) et Rigoletto (1851),  la dramatisation apportée par une voix sombre dans Simon Boccanegra, donnant aussi le premier rôle à un baryton entouré de voix graves, avec le couronnement cette fois comique du baryton dans Falstaff (1893), et si le rôle-titre d’Othello (1887) est un ténor, on sait qu’il voulait l’intituler Iago, du nom du cynique baryton.

L’œuvre : légende de sa fausse incompréhensibilité

         On se plaît à vanter autant la richesse mélodique de cette œuvre, la beauté de ses airs et de ses chœurs, qu’il est de bon ton d’en dénigrer l’histoire qu’on prétend rocambolesque à l’excès. Mais il est toujours plus facile de ricaner, d’ironiser sur le livret prétendument incompréhensible que de prendre la peine de le lire, sinon de consulter l’œuvre originale dont il est tiré, ce que j’ai fait.

Ce qui est incompréhensible, c’est qu’on imagine Verdi, homme au sens théâtral aigu, s’enthousiasmant pour une pièce incompréhensible. Attentif aux succès théâtraux de son temps, ayant appris le triomphe de ce drame à Madrid, il avait acheté même un dictionnaire d’espagnol pour en lire l’original. L’avisé compositeur ne prend ses sujets que dans des pièces à succès comme La Forza del destino (1862) tiré de La Fuerza del sino de l’espagnol Duque de Rivas, Rigoletto, adapté de Victor Hugo, Traviata, de la Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils et de Shakespeare pour Macbeth, Otello et Falstaff : il est donc absurde d’imaginer une erreur de jugement ou de goût dramatique dans le choix de cette pièce romantique, certes compliquée, mais guère plus que le théâtre goûté à cette époque-là. Donc, ce drame est sombre, mais il faut en éclaircir la fausse obscurité qu’on lui oppose.

Le Prologue est essentiel pour la compréhension de l’œuvre. Au lever du rideau, Ferrando, capitaine de la garde du Comte de Luna, dans le palais forteresse de l’Aljafería de Saragosse, narre à ses soldats un drame ancien : vingt ans auparavant, une gitane, surprise auprès du berceau du fils puîné du Comte de Luna père, prétendant en faire l’horoscope, accusée de l’avoir ensorcelé, est brûlée vive. Sa fille, pour venger sa mère, enlève le bambin et l’on retrouve les restes d’un enfant brûlé sur les lieux mêmes du supplice de la gitane, sa mère.

Dans le camp des gitans, vingt ans plus tard, lors de son récit halluciné, Azucena, la fille, obsédée par la scène de sa mère conduite au bûcher, laisse échapper que, dans son égarement de l’horreur du supplice, ivre de vengeance, elle a jeté son propre fils dans les flammes et non celui du Comte qu’elle avait enlevé, le destinant au sacrifice vengeur. Manrico, qu’elle appelle son fils, s’alarme, traversé du doute qu’il n’est pas son vrai fils mais la vieille gitane, le rassure. Cependant, à la fin de leur scène, elle lui reproche de n’avoir pas donné le coup de grâce, lors d’une bataille entre camps ennemis, au jeune Comte de Luna qu’il avait à sa merci et Manrico lui explique qu’il l’a épargné parce qu’une voix venue du ciel lui a soufflé : « Ne frappe pas ! » L’auditeur attentif comprend que c’est la voix inconsciente du sang, qui évite à Manrico, tout ignorant qu’il est de la parenté avec le Comte, et réciproquement, de devenir fratricide. 

Trio archétypal de l’opéra romantique : le trio primordial, le baryton empêcheur de tourner rond des amours du ténor avec la soprano. Pour corser le schéma, ce sont deux frères qui ignorent qu’ils le sont, rivaux amoureux de la même femme, ennemis politiques dans cette guerre civile qui déchire l’Aragon du XVe siècle. L’opéra escamote le conflit de classe entre les nobles et les gitans, qui commencent à arriver en Espagne à cette époque, par la Biscaye. Quant à Léonore, même en l’ignorant d’abord, éprise du fils d’une bohémienne, elle trahit sa classe et prend parti pour les rebelles.

Les simplifications du librettiste Cammarano, qui meurt d’ailleurs sans terminer le livret, obligées par la nécessaire condensation qu’exige la musique, réduisent de beaucoup la complexité psychologique et dramatique de l’œuvre originale. Par ailleurs, comme dans le théâtre classique et ses règles de bienséance, le librettiste confie à ces deux grands récits de Ferrando et d’Azucena les événements passés essentiels à la compréhension du drame présent qui déterminent l’action, le jeu et ses enjeux. Ajoutons les ellipses temporelles de faits passés en coulisses (la prise de Castellor, la défaite des rebelles, la capture de Manrico), dites en passant qui, dans la complexité du chant, rendent difficile en apparence la linéarité de l’intrigue. Dans la tradition baroque, le récit, le récitatif qui explicite la trame du drame sur un accompagnement minimal secco ou obligato, avec simplement un clavecin ou un minimum orchestral, permettait de suivre parfaitement l’action, traitée ensuite en ses effets et affects par les arias les plus complexes. Le problème, ici, c’est que Verdi, confie ces deux narrations essentielles, qui exposent le nœud de l’action, à des airs qui en rendent confuse l’intellection, ainsi compliqués de vocalises l’essentiel du récit de Ferrando en ouverture, orné d’appogiatures (notes d’appui) haletant, haché de soupirs (brefs silences entre les notes) tout frissonnant de quartolets (quatre notes par temps). Cette expressivité musicale extraordinaire joue contre le sémantisme ordinaire du récit d’exposition. Même plus simple, le récit d’Azucena est une longue allusion à un événement cauchemardesque.

Défauts du livret, donc, mais compliqués par un chant lyrique où librettiste et compositeur ont leur part mais que la musique sublime transcende largement et que les surtitres aujourd’hui permettent largement de dépasser pour peu qu’on y veuille prêter attention. On met au défi le spectateur de comprendre Rodogune de Corneille, Britannicus de Racine, s’il n’a pas compris les immenses tirades historiques érudites, précises ou allusives, bourrées de noms propres, du premier acte d’exposition. Bref, Il trovatore, contrairement aux sottes et rapides affirmations sempiternellement ressassées, n’est pas plus invraisemblable qu’Hernani de Victor Hugo où l’on voit Charles Quint rival en amour d’un hors-la-loi, ou Ruy Blas, le valet devenu ministre tout-puissant et amant de la reine d’Espagne et le liste serait longue des libertés prises avec la vérité historique sur la scène, comme le Don Carlos de Schiller repris aussi par Verdi au mépris de la réalité des faits. Mais la vraisemblance des situations n’est pas ce qui règle ce théâtre romantique. Pas plus que certaines de nos séries policières, dont on remarquera que le ressort essentiel en est pratiquement toujours aussi la vengeance.

Tout aussi difficile à concrétiser en opéra, la toile de fond historique précise, les guerres civiles dynastiques d’Aragon. Le drame El trovador, est précisément daté, il se déroule entre les années 1390 et 1412, sur vingt-deux-ans, ce qui donne vingt-deux ans à Manrico, second fils du vieux Comte de Luna, quelques mois de plus à l’héritier du titre.

Guerres civiles

         La première version du Trovador est créée à Madrid en 1836. Le triomphe est tel que, pour la première fois en Espagne, l’auteur, inconnu jusque-là, est appelé sur scène pour y être applaudi, ce qui nécessite de lui enlever son uniforme militaire et de lui passer une redingote, plus neutre, pour saluer le public. Antonio García Gutiérrez avait quitté sans permission son campement militaire cantonné loin de Madrid pour assister à la première de son œuvre. Le jeune auteur, un farouche républicain défenseur des libertés toute sa vie, vient juste de s’engager dans l’armée de la régente María Cristina qui, faute de mieux, s’appuyant sur les libéraux, s’oppose à Don Carlos, qui a déclenché la première des trois guerres carlistes (1833-1840), revendiquant le trône. Il était frère de l’horrible réactionnaire Ferdinand VII, qui avait rétabli en 1814 l’Inquisition abolie par Napoléon en 1808, puis par la régente en 1824. En mourant, le roi nomme pour héritière et reine sa fille de deux ans, Isabel II ; le non moins réactionnaire Infant Don Carlos, incarnation de « l’Espagne noire », conteste le testament au nom de la loi salique franque des Bourbon, qui interdit aux femmes le trône, qu’il revendique. L’Espagne laissait les femmes régner, Isabelle I de Castille l’ayant suffisamment prouvé qui, au prix aussi d’une âpre négociation, aux limites de la guerre, avec son époux Ferdinand, roi d’Aragon, obtient de rude lutte l’égalité absolue des deux, formalisée officiellement par la fière devise partout gravée :

                  Tanto monta, monta tanto/Isabel como Fernando,

                  ‘Elle monte, monte autant/ Isabelle que Ferdinand’

         Paix postérieure du ménage des Rois Catholiques presque béatifiés par le premier or des Amériques offert au pape Borgia espagnol.

Mise en scène

         On rend grâce à Louis Désiré de ne nous avoir pas peinturluré la couleur locale espagnole. Il semble voir l’Espagne au prisme du noir, des noirs variés du peintre Soulages. Aux Chorégies d’Orange de 2015, j’avais qualifié sa Carmen de « Nocturne goyesque » (déjà avec les éclairages de Patrick Méeüs), le Don Quichotte, 2024, à Marseille, était aussi dans la noirceur du deuil des rêves évanouis dans les décors et costumes cette fois de Diego Méndez Casariego et les mêmes lumières lumineusement éteintes de Patrick Méeüs. Encore à Marseille par la même équipe, en 2016, leur Traviata et, en 2018, Lohengrin, baignaient d’ombre ou du soleil noir de la mélancolie. Les Huguenots de 2023, dont nous retrouverons ici les agressives chaises acérées, ne pouvaient qu’être noirs par le sujet avec de solaires ouvertures d’un monde riant massacré.

Trois et quatre temps

         Sans couleur locale espagnole précise comme dans le boléro des Vêpres siciliennes et la « Chanson sarrasine » d’Éboli dans Don Carlo, ou le premier acte de La traviata dans lequel, en dehors du grand air de Violetta, la musique affecte des allures de danse hispanique autant sinon plus que de valse, mon oreille espagnole remarque la subtilité du compositeur, fasciné par l’Espagne : hors les personnages nobles comme Eleonora et le Comte, les autres, qu’on peut considérer « populaires », Ferrando, Azucena et même Manrico dans « Di quella pira… », chantent des airs à 3 temps, le rythme caractéristique de tout le folklore espagnol, apparentés même par leur ornementation agile en fin de phrase à des danses comme la séguedille si, pour les deux premiers, l’on accélère le rythme.

         Ombre donc et musique intemporelle pour l’épure des passions universelles d’un trio de personnages archétypaux et d’une gitane plus complexe entre haine et amour maternel, filant entre ses mains, comme une fatale Parque, le long fil rouge de l’intrigue, un châle rouge du feu du bûcher où périt sa mère, qu’elle serre au début comme l’enfant autrefois perdu promis au feu. Étranges capes blanches  des gitans comme un voile d’innocence sur leur noire réputation. Bleu nuit d’Eleonora entre l’ombre de la cape, et blanc de sa tenue de novice promise au couvent. Mais, à la l’exception près du manteau gris de Manrico, nécessaire distinction avec le manteau noir du Comte symétrique dans certaines scènes, la gamme essentielle est le noir comme les manteaux capes des hommes qui mettent en valeur des torses nus, des visages blafards et des mains blanches comme une fresque du Greco. Ou, plus tard, les chemises blanches des militaires coiffés de képis gris. Ce n’est que l’obscurité absolue de l’époque les nuits sans lune, que nous ne connaissons pas de nos jours, qui explique, comme dans tant d’autres œuvres situées autrefois, la méprise de l’héroïne entre ses deux prétendants dans la cour du château.

Château, cour, camp gitan, l’action se circonscrit dans un cirque angoissant de panneaux concaves comme des cuirasses d’acier à l’échelle d’une forteresse pour un combat de titans, dans un fond qui, reprenant la phrase de Baudelaire sur Goya, pourrait être « un cauchemar plein de choses inconnues ».

         C’est en effet un cauchemar que va narrer et mimer Ferrando, capitaine des gardes, tandis qu’au fond grouille une masse indécise de soldats dans le noir troué d’éclats contrastants, torses, visages, mains, des parties dénudée de leur corps. Au-devant, affrontés, deux hommes brutaux, deux fauves, abondante chevelure dénouée, dans un parallélisme et une presque gémellité déjà révélatrice de la fraternité secrète. Ils cèdent la place à la narration terrifiante du vieux soldat étrange, témoin du passé, concrétisée par l’insolite pyramide noire qu’il forme avec deux têtes étranglées de soldats entre des bras, supposées des deux enfants.

Les panneaux mobiles dessinent des espaces variables, intimiste comme la chambre d’Eleonora au fond coloré de tapisseries mudéjares ou la plus vaste entrée du couvent, et ouvrent ce champ clos oppressant d’une fenêtre sur des champs desséchés vite embrasées par la présence obsédante du feu, du bûcher.

Interprétation

Dans cet opéra, qui demande quatre grandes et belles voix, qui semblent imposer la nouvelle typologie verdienne alliant puissance et souplesse ornementale, les rôles secondaires, mais nécessaires, sont quelque peu sacrifiés, ce qui dit leur mérite à exister, même en courant comme le messager affolé dans la forteresse assiégée, Arnaud Hervé. Le baryton Norbert Dol offre au vieux gitan cette noblesse physique que les Espagnols prêtent toujours à la race supposée descendant fièrement de « Pharaon ». Digne d’un meilleur sort, le ténor Marc Larcher campe avec élégance vocale et physique un Ruiz qu’on désire entendre davantage.       

         Le géant Patrick Bolleire, même existant scéniquement par son gabarit, entre dans le récit acrobatique d’ornements de Ferrando et se tire des redoutables vocalises haletantes avec honneur.

Insolite pour cette ductile actrice, danseuse, chanteuse, que l’on voit et imagine toujours en nobles et luxueux atours, Laurence Janot est ici Iné(s), la confidente d’Eleonora, dame d’honneur de la reine d’Aragon ou, plutôt, et plus hispaniquement juste, sa duègne, qui prodigue en vain, d’une belle voix inquiète, des conseils de prudence à la dame folle d’amour. La duègne, vieille fille forcément, tante, sans dot pour le mariage ou le couvent, réduite à devenir la gardienne de la vertu de la nièce commise à ses soins, vêtue d’un habit monacal, était une institution en Espagne. Qui, sous la forme moins sévère du chaperon, durera longtemps dans les grandes familles.

Monde féminin, monde masculin

Le baryton roumain Șerban Vasile est un Comte de Luna dramatiquement exact. Moins charmeur dans son grand air, où il reconnaît lui-même « la tempête de son cœur » que seule Eleonora apaise, servi par un timbre sombre, il exhale plutôt une puissance, une violence, une âpreté de grand fauve féodal prêt à la conquête violente de la femme— qu’on verra plus tard dans Scarpia— qu’il veut même arracher à Dieu. Du palais de l’Aljafería de Saragosse, forteresse à l’extérieur, mais à l’intérieur délicate dentelle de pierre, il n’a que la façade défensive et offensive, qui passe dans la puissance brute de sa voix, sans le raffinement d’une époque où les aristocrates chrétiens, fascinés par la culture arabe, dont seule survivait l’inexpugnable encore Grenade, s’habillaient souvent à la mauresque et entretenaient des harems.

Loin de l’éthique courtoise troubadouresque de son temps qui sacralise la Dame, maîtresse du jeu d’amour, la femme objet est pour lui conquête, butin, repos sans doute du guerrier, qu’il ne cherche pas à mériter, à charmer avec le luth et des vers mélancoliques d’amour, comme Manrico, par ailleurs aussi héros du tournoi.

Celui-ci, le ténor roumain Teodor Ilincăi est un Manrico crédible dans les deux faces du rôle, amoureux et héroïque, à l’ample voix virile et tendre, qui fuse sans effort apparent, comme une évidence solaire. Le premier air d’Eleonora nous le peint comme triomphateur d’un tournoi, vaillant chevalier, mais chevalier servant, c’est-à-dire vassal d’amour en troubadour modèle, au service de la Dame qu’il vient secrètement chanter sous ses fenêtres dans la meilleure rhétorique courtoise. Cette violence ou héroïsme de fonction guerrière n’empêche pas la nature affective d’un amant courtois et d’un fils aimant envers Azucena qu’il courra sauver au péril de sa vie, qu’il laissera dans l’affaire, héros doublement vaincu par l’amour et les armes.

On salue la trouvaille scénique de nous éviter le chœur bohémien des enclumes, parenthèse trop divertissante dans le drame, par une danse dramatique en rond autour du corps de Manrico blessé ou mort, exorcisme ou magique conjuration sanitaire, qui explique sa sorte de résurrection. C’est un moment tout de même heureux pour le remarquable Chœur de l’Opéra de Marseille préparé par Florent Mayet, qui aura son revers nocturne et lugubre dans l’angoissant « Miserere ».

Mais, faute de faits d’armes déroulés en coulisse hors les affrontements avec le Comte, Manrico semble se mouvoir dans un monde féminin, quand il chante sa Dame, et lorsque les Bohémiens, rattachés au monde naturel par leurs bâtons comme armes (mais les forges d’acier ?)  chantent aussi, la femme, «la zingarella ».

Monde affectif fait pour le bonheur qui est l’opposé du monde noir qu’on dirait « masculiniste » —ou d’affectation viriliste— du Comte, toujours entouré de ses hommes avec force embrassades mâles mouvantes ou émouvantes, et grand renfort de tapes sur le dos, de secrets amoureux ou érotiques sans doute à l’oreille, ou à mi-voix, affirmation masculine sans risque dans l’esprit de meute de soudards. Plus qu’à la tête de soldats, le Comte semble le meneur d’une bande, qui appelle à mon esprit le « bando » espagnol médiéval, c’est-à-dire le clan qui n’exclut pas les intérêts et les dépendantes compromissions mafieuses.

L’objet du litige, c’est la femme, que j’ai rêvée parfois en République espagnole, disputée aux rouges légaux par les rebelles noirs du fascisme. Elle est incarnée en douceur par Angélique Boudeville, timbre riche, onctueux voix ronde, ample, facile, qui se déploie dans sa première scène sans peine, mais peine ensuite un peu dans les ensembles et gomme en force excessive les nuances de son air extatique et mélancolique de « D’amor, sull’alli, rose… » bien que le concluant sur sa dernière note par une superbe « messa di voce », filant le son piano et l’augmentant sans faille, sans cependant revenir au diminuendo.

            Mais la révélation de cette production est sans conteste l’Azucena d’Aude Extrémo, qui entre pour la première fois dans ce rôle moteur de l’intrigue comme si elle l’avait toujours habité, se jouant de la tessiture qui embrasse du la bémol grave de contralto aux aigus de soprano, voix large, égale, aisée, à la technique magistrale, mais portée par un sens dramatique et une présence scénique qui en font une incarnation de la gitane d’une évidence confondante.  

Dans la vivante fosse marseillaise, où il semble avoir trouvé un nid tout naturel dans un orchestre solidaire de l’Opéra de Marseille et un public marseillais qu’il a conquis, Michele Spotti, a une direction vibrante, ardente, fougueuse, chef par ailleurs rassurant aux chanteurs dans les ensembles par ses gestes précis, et c’est avec justice qu’il reçoit une ovation unanime du public qui conclut, avec cette dernière, la triomphale saison du centenaire de l’Opéra de Marseille.

Coproduction Opéra de Saint-Etienne / Opéra de Marseille

Mise en scène : Louis Désiré

Assistant à la mise en scène : Cyril Cosson

Décors et costumes : Diego Méndez-Casariego

Lumières : Patrick Méeüs

Assistante aux lumières : Nolwenn Annic.

 

Leonora : Angélique Boudeville

Azucena : Aude Extremo

Inez : Laurence Janot

Manrico : Teodor Ilincăi

Il conte di Luna : Șerban Vasile

Ferrando : Patrick Bolleire

Ruiz : Marc Larcher

Il messaggero : Arnaud Hervé

Un vecchio zingaro : Norbert Dol


Chœur de l’Opéra de Marseille

Chef de chœur : Florent Mayet

Orchestre de l’Opéra de Marseille

Direction musicale : Michele Spotti


Photos Christian Dresse :

1. Récit de Ferrando ;

2. Azucena évoquant le bûcher et gitans ;

3. Manrico, Eleonora ;

4. Soldats du Comte 

5. La duègne Inés ;

6. Comte et amis ;

7. Azucena identifiée par Ferrando.

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