Mezzo Mozart : Marina Viotti
Gli Angeli Genève
Stephan MacLeod, direction musicale
1 cd Aparté
Le titre Mezzo Mozart pourrait se traduire par « Moitié Mozart » et je protesterais aussitôt : non, il n’y a pas la « moitié », mais Mozart tout entier dans ce magnifique CD de Marina Viotti, cantatrice classée dans la nomenclature vocale d’aujourd’hui comme mezzo-soprano. Évidemment, il ne s’agit pas de l’entièreté, de la totalité de l’œuvre du compositeur, impossible gageure, mais, personnellement, j’y trouve bien, comme on dit en rhétorique, par synecdoque, une partie pour le tout et, entendons-nous bien, une partie pour un tout des tessitures mozartiennes de la vocalité féminine, du moins du registre le plus courant de ses œuvres, hors les extrêmes aigus d’une Reine de la nuit ou de tel air de concert. C’est un habile choix, un éventail de quelques rôles, partitions, du grave moyen à l’aigu lyrique de la voix de femme, que la tradition du XIXe siècle a classé de mezzo, mezzo-soprano, à soprano, frontières vocales du grave à l’aigu, tessitures séparées que ne connaissait pas le XVIIIe siècle et surtout pas Mozart puisqu’il qualifiait indifféremment toutes les voix de ses rôles féminins de simplement soprani, étant entendu en son temps qu’il y avait les seconds sopranos et le premier soprano, la prima donna, ‘la première dame’, dont le terme est devenu synonyme d’héroïne principale d’un opéra.
De même dans ses opéras, les hommes étaient classés en bassi, sans les distinguos modernes de baryton ou basse et leurs variétés, seul le ténor étant mentionné comme tel, traditionnel médiévale du « teneur » de la ligne masculine aiguë. L’opéra étant un art vivant, les compositeurs écrivaient non pour des tessitures abstraites, mais pour des chanteurs spécifiques. Les chanteurs de ce temps-là interprétaient ce que le compositeur écrivait sur mesures pour eux. Le problème, avec le respect religieux de la lettre de la partition des temps modernes, c’est que les chanteurs d’aujourd’hui doivent s’adapter à des partitions adaptées pour tel ou tel chanteur particulier d’autrefois et endosser un habit vocal parfois trop grand ou trop étroit pour leur capacité vocale. On sait que, lors de la création de Don Giovanni, l’interprète de Mazetto chantait à la fin le Commandeur.
En somme, le chanteur chantait ce que ses moyens vocaux lui permettaient de chanter, et ce sont justement les moyens vocaux exceptionnels de Marina Viotti, venue de la musique dite métal, mais en toute élégance et délicatesse, qui lui permettent de nous offrir ce panel au spectre vocal et dramatique si divers unifié par son aisance, son expressivité, et un timbre, dont le métal argenté, satiné, soyeux, la délicatesse, la musicalité, n’ont en rien pâti de son passage dans ce qu’on croirait à tort les excès de la musique métal dont elle brosse une brillante défense, très convaincante, séduisante, qu’on trouve sur Youtube. Voici comment, dans un rythme affolé, elle traduit le désespoir théâtral de Dorabella dans Cosí fan tutte, apprenant le départ de son fiancé à la guerre, que l’adorable belle va pourtant cocufier quelques scènes après :
1) PLAGE 2
Et la voici dans le rôle travesti du jeune page Chérubin dans Les Nozze di Figaro chantant son émoi de jouvenceau devant les dames, qui le font toutes palpiter :
2) PLAGE 14
Ces deux rôles sont aujourd’hui catalogués comme mezzo, distinction pratiquement inconnue au temps de Mozart qui les nomme soprani. MarinaViotti démontre, et démonte, ces artificielles frontières vocales de notre temps, donc anachroniques en regard de ces œuvres sans étiquette de tessiture à leur époque, qu’elle surmonte brillamment en interprétant des parties aujourd’hui dévolues à des voix aiguës ou moyennes.
Avec le chef Stephan MacLeod, elle s’attarde un peu longuement à ces explications historiques, inutiles aux connaisseurs de l’histoire de la musique et de la voix, mais sans doute profitables aux nouveaux venus à la musique, au chant, qui ont droit à ce savoir. Plus intéressant pour le connaisseur, c’est l’intelligence de la chanteuse exposant sa technique et sa prudente disposition de l’ordre d’enchaînement des morceaux en fonction de leur exigence vocale et de leur difficulté. Car, pour ce qui est de la démonstration du passage vocal d’un rôle à l’autre, la beauté et réussite de ce disque en est une brillante preuve.
Autres cantatrices par-dessus les tessitures
Mais on rappellera que d’autres cantatrices, telle María Colbrán, chère épouse de Rossini, avaient de tels moyens qu’elles franchissaient aisément les frontières théoriques des registres vocaux, balisés ou non en mezzo ou soprano. Encore à l’époque romantique, on dit de María Malibran, la légendaire sœur aînée de Pauline Viardot, chantée par Marina Viotti, qu’elle interprétait indifféremment en alternance les rôles masculin, Farnace, et féminin de la Semiramide de Rossini. Naguère, à notre époque, la grande mozartienne classée mezzo Teresa Berganza, célèbre Dorabella, chantait cette même Sémiramis, et Fiordiligi de Cosí, il est vrai dans un disque.
Cependant, Maria Callas, dans son ambitieux absolutisme lyrique, laissa sa voix à jongler avec les rôles et les tessitures pour incarner la mythique « soprano assoluta », la soprano absolue, dont elle-même connaissait pourtant les dangers : on se souvient de sa polémique avec Rudolf Bing, le directeur du Metropolitan Opera de New-York qui, comme un effet d’annonce d’un prodige sinon un animal de foire vocal, lui avait programmé en rapide succession des rôles aux tessitures dangereusement contrastées. Refusant de chanter, prudence qui passait pour un caprice de star, elle déclara : « Ma voix n’est pas un ascenseur. »
Mais nous faisons confiance à l’intelligence, bien évidente à l’entendre, et à la technique, manifeste à l’écouter, de Marina Viotti qui sais aussi bien s’exprimer par la parole et le chant, pour préserver sa voix, comme elle l’a prouvé dans son passage qui aurait pu être éprouvant de son groupe de heavy metal Soulmaker, qui lui a forgé, dit-elle en riant, à la scène lyrique des cordes vocales d’acier, mais, je le répète, d’un doux acier satiné.
Écoutons-la dans cet air grave de fureur de Farnace, alors chanté par un castrat, homme à la frontière des genres et des voix, tiré de Mitridate re di Ponto, inspiré de Racine, composé par un Mozart de quatorze ans :
3) PLAGE 7
Il faut reconnaître qu’elle est idéalement accompagnée par l'orchestre Gli Angeli Genève, les ‘Anges [de] Genève,’ dirigé par Stephan MacLeod, partenaire et complice du projet, de ce choix, de cette réussite. Née dans une famille de musiciens, père et frère chefs d’orchestre, mère violoniste, Marina Viotti s’est forgé une identité personnelle éclectique et l’on n’oublie pas son apparition dans la fameuse ouverture des Jeux Olympiques en femme pirate en robe rouge, sur la Nef de Paris devant la Conciergerie, enveloppée par le groupe de métal français, Gojira, chantant sans lanterner le fameux « Ah, ça ira ! Ah, ça ira, les aristocrates à la lanterne !» de la Révolution française avant, à en perdre la tête, le cap, la capiteuse « Habanera » de Carmen, de Bizet.
On goûter, entre autres morceaux, le « Parto, parto ! » du Sesto travesti de la Clemenza di Tito, véritable concerto pour voix et clarinette, avec son feu d’artifice final de vocalises, et la douceur et les déchirments de Ch’io me scordi… (‘Que je t’oublie… ?’), que Mozart signa : « Pour Mlle Storace et moi », sorte de concerto pour le pianoforte qu’il tenait lui-même (Sebastian Wienand pour le CD), dont les cordes si tendrement percutées, ont ici des douceurs de guitare aux cordes avec des pincements qui semblent être ceux du cœur de la déchirante séparation.
Nous quittons cette sympathique et admirable artiste avec l’« alléluia » final de l’Exultate, jubilate écrit pour un castrat, aujourd’hui chanté par des sopranos légers, mais dont les vertigineuses vocalises jubilatoires n’effraient pas notre ductile chanteuse :
4) PLAGE 13 : FIN
Mezzo Mozart : Marina Viotti :
https://open.spotify.com/intl-fr/album/3LE0YGxmNJrf7828gbFkY7
Entretien avec Marina Viotti : Vivre le métal
https://www.youtube.com/watch?v=75GglsCLhWc
ÉMISSION N° 762, 03/09/ 2024 de Benito Pelegrín (texte augmente)
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