Non La Pesanteur et la grâce de la philosophe mystique Simone Weil, mais bien le réel poids du gel allégé par la grâce irréelle de marionnettes virtuosement voltigeantes. Je crois ingratement n’avoir pas éprouvé le même charme au théâtre de Chaillot, à Paris, au plus grandiose spectacle de glace aussi, L’Homme mauvais, qu’une brillante metteuse en scène, Émilie Valentin, avait pourtant tiré, en 2002, de ma prose du Criticon de Baltasar Gracián.
LES VAGUES
D’après Virginia Woolf
Théâtre Joliette, 10 octobre 2023
On entre dans le noir dans la salle, la gorge saisie par un brouillard roussâtre sous des lumières latérales, très fog ou smog britannique qui force l’allergique à s’apposer le masque, l’esprit saisi aussi par cette atmosphère de grisaille morose qui distille un peu l’ennui neurasthénique de certain univers de Virginia Woolf. Au fond, une armoire vaguement lumineuse, vaste congélateur contenant d’indistinctes figures de glace rutilantes d’éclats de lumière vitrifiés dans leur gel. N'était-ce l’insolite lueur qui semble émaner, irradier du profond de leur chair de glace, on se croirait dans l’antre atterrant de quelque tueur en série rangeant dans la vitrine d’un frigorique transparent les victimes cryogénisées de ses meurtres. Ambiance angoissante de polar anglais dont de délicieuses ladies, entre thé et scones, semblent les sadiques tricoteuses et brodeuses de l’horreur. Des ombres, des fantômes à cour et à jardin hors cadre et scène, se coulent silencieusement sur le plateau, sombres à l’exception de la robe solaire d’une femme.
On est environné, enveloppé, autant que de cette ouate humide, vapeur indéterminée, d’une musique acousmatique, qui s’enflera du grondement et roulements de tonnerre au fracas, parfois réduite à la simple ligne, lancinante, obsédante, brume indéfinie de sons, de clusters pressés, d’une grande efficacité dramatique, dont la trame sourde, lourde souvent, ne met que plus en valeur, à l’oreille soulagée, quelques gazouillis et pépiements d’oiseaux, et la fraîche voix d’une petite fille dont on s’étonne soudain d’entendre un terrible « j’aime et je hais », et, plus tard, grandie sans doute, dénonçant brutalement « la passion bestiale de la maternité ».
Les fantômes s’incarnent en habiles marionnettistes extirpant les figures de glace de leur prison de verre et leur prêtant mouvement et voix, et peut-être nom : Bernard, Neville, Louis, Suzanne, Jinny et Rhoda plus un invisible Perceval, victime plus tard d’un cheval rétif, noms que je transcris du programme faute de toujours bien les comprendre dans leurs interlocutions sur fond indiscret musical. En fait d’interlocuteurs échangeant de la parole, on a le sentiment d’absence de dialogue, la sensation de monologues, de soliloques juxtaposés d’êtres qui coexistent mais demeurent imperméables les uns aux autres : des « Je » juvéniles autocentrés, de six amis d’enfance courant après les papillons après les classes, mais lardés, alourdis de petites jalousies allégées de jeux d’eau enfantins comme batailles de polochon. C’est peut-être, poétisés d’enfance, une image du littéraire et sélect Bloomsbury Group de Woolf and Co, ces artistes rivalisant d’ego, blagueurs souvent, facétieux, individualistes toujours.
Quelquefois, au-delà de ces bribes de phrases dispensées par un auteur omniscient sautant de la pensée de l’un à l’autre des translucides pantins, une voix singulière simplement discursive, décrit poétiquement les contours d’une côte ourlée de vague brodées d’écume, dont les diverses lumières solaires sont les marqueurs chronologiques du jour, de l'aube au crépuscule, telle la vie : va et vient des vagues comme la permanence dans le mouvement, qui scande l’infinitude du temps naturel auquel se mesure la finitude du temps humain, celui qui passe sans revenir de l’enfance à la jeunesse à l’âge adulte. Un âge qui s’écoule, goutte à goutte comme celles qui coulent inéluctablement des êtres de glace inexorablement fondus par la cruelle intensité des lumières, agités, dansés par les marionnettistes, fatale déchéance, qui s’écroule en déchirants lambeaux, morceaux bruyants, brouillons, dans le réceptacle du grand bassin du plateau où pataugent maintenant ceux qui leur donnaient semblant de vie en tirant habilement les ficelles.
Cependant, peut-être étreint par l’impitoyable fonte des glaces qui s’accélère, avec la sorte de ballade des pendus qui, après danses et cabrioles, donne soudain un tour morbide, puis macabre à la lumineuse et gracieuse farandole, on trouve trop longue la seconde et partie, trop démonstrative sur la dégénérescence et dégringolade des corps, de la déliquescence des chairs et l’écoulement en eau du temps.
Les oreilles captées par la bande sonore et les yeux captivés par la beauté gracieuse des images, heureusement, on ne capte plus tout du texte pour l’estime que l’on voudrait conserver pour Virginia Woolf, lui laissant le bénéfice du doute de l’inentendu plutôt que de l’inouï : autant les notations disperses du début avaient la grâce enfantine de la petite fille qui les égrenait, autant ces observations sensibles, l’herbe, la transparence d’une feuille au soleil, « les ailes repliées des collines », autant ces images poétiques décousues avaient un certain charme nébuleux dans la torpeur ombreuse et la sonore vapeur évanescente, autant dès que le texte se coud, se file et veut s’étoffer, on étouffe, sinon un bâillement, une gêne par cette enfilade de clichés, truismes pour un philosophe. On avait bien compris, sans besoin d’insistance, qu’il n’y avait pas de frontière entre la prose narrative, linéaire, et la poésie, ponctuelle, tout comme il semble qu’il n’y en a pas entre les six ou cinq personnages, sans doute divers états —avatars en philosophie indoue— d’un même être et conscience en diverses incarnations, illustrant le fameux stream of consciousness, ‘le flux de conscience’ défini par le philosophe psychologue américain, frère de l’écrivain Henry James, William James en 1890 dans ses Principles of psychology, devenu un peu une tarte à la crème littéraire au début du XXe siècle, avec des sauts associatifs et dissociatifs plus que narratifs, dont James Joyce, ami de Virginia Woolf, donne la première et meilleure illustration dans Ulysses (1922). À l’inverse de cette vision égotiste, nombriliste, élitiste, bourgeoise, vers la même époque, d’autres écrivains, comme Jules Romains, cherchaient, dans l’unanimisme, l’individu pris dans le collectif, le social. Heureusement, dis-je, on n’entend pas trop, grâce à la gomme protectrice ou pudique de la sono qui efface ou estompe, une ébauche de dissertation, d’interrogation sur l’identité, les identités qui se confondent quand les personnages de glace à vue fondent : c’est confondant de redondance, frôlant le pléonasme.
Inévitablement, ces figures du froid ne nous laissent pas de glace et, par la fatalité théâtrale de la sympathie de la proximité, c’est la plus proche latéralement de moi —qui refuse au théâtre la « place du roi » pour une marge plus isolée— je me prends d’attentive affection pour cette demoiselle, en lointain chandail anglais me semble-t-il, très british années 30 sur jupette blanche plissée, d’abord au loin, avant de paraître à ma proche avant-scène et s’envoler, évoluer, virevolter vers les cintres acrobatiques sur le fil de l’influx des fils arachnéens de la marionnette éclairés, comme en transparence par les lumières, striant délicatement l’ombre, innocente petite fille à la balançoire, ou, dans ses voltes audacieuses, licencieuse gamine des Hasards heureux de l’escarpolette, vers ma tête, d’un libertin Fragonard frigorifié.
À ses balancements gracieux, je fonds de tendresse puis me glace d’inquiétude quand je vois les premiers signes alarmants de sa liquéfaction, à la voir fondre goutte à goutte : sa jupe arrachée me semble un viol. Autour d’elle, ses congénères de congères sculptés, subissent le même implacable sort, mais, finalement, on a senti tant d’humanité dans ces humains de glace, enlacés, manipulés amoureusement par une humanité d’interprètes virtuoses, que leur disgrâce serre le cœur et que je crois bien qu’on étouffe mal un cri quand, à l’annonce de la mort de Perceval, elle explose dans un éclat de lumière, poussière d’étoile retournant aux étoiles, comme la cendre humaine revient à la cendre, ou, rendant inutiles et redondantes ces bouteilles d’eau dévidées aussi dans le bassin maintenant bien plein, l’eau retournant à l’eau dans laquelle Virginia Woolf se noya.
LES VAGUES
D’après Virginia Woolf
Théâtre Joliette, 10 octobre 2023
Distribution
mise en scène
& scénographie Élise Vigneron
assistant à la mise en scène Maxime Contrepois
marionnettistes-interprètes Chloée Sanchez, Zoé Lizot, Loïc
Carcassès, Thomas Cordeiro & Azusa Takeuchi en alternance
avec Yumi Osanai
manipulation scénique Vincent Debuire
dramaturgie et adaptation Marion Stoufflet
direction d’acteur Stéphanie Farison
création sonore Géraldine Foucault & Thibault Perriard
création lumière César Godefroy
construction des marionnettes Arnaud Louski-Pane assisté de Vincent
Debuire d’Alma Rocella & Ninon Larroque
fabrication des marionnettes de glace Vincent Debuire assisté de Line
Ramel ou Louna Roizes ou Margaux Sahut
construction d’objets animés Vincent Debuire & Élise Vigneron
construction & scénographie Vincent Gadras
construction d’éléments scéniques Samson Milcent et Max Potiron
costumes Maya-Lune Thiéblemont & Juliette Coulon
régie son Camille Frachet ou Alice Le Moigne
régie lumière Tatiana Carret ou Aurélien Beylier
régie plateau Max Potiron ou Marion Piry
régie générale Marion Piry
regard extérieur Sarah Lascar
oreille extérieure Pascal Charrier
administration & développement Lucie Julien & Roberta Giulio
production & diffusion Lola Goret
remerciements à Laura Chemla, Perle Duvignacq, Héloïse Marsal,
Cyril Cottet, Jan Erik Skarby, Tim Pieter Lucassen, Jeanne
Bruc, Lena Sipili, Gérard Vivien, Sayeh Sirvani, Solveig
de Reydet de Vulpillières, Line Ramel, Jean Yves Courcoux, Fanny
Soriano et Erwan Keravec
Photos 1, 2, 3 : Damien Bourletsis ; 4 : Christophe Loiseau
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