La Tendresse
La Criée,
11 Janvier 2023
La crise du « Metoo » a jeté une lumière crue, acidifiant et accusant —en bien des sens— celle du patriarcat, justement accusé par le féminisme militant, problème devenu thème, anathème et système général générant de généreux bénéfices capitalistiques (comme le dit fort bien Tigran le militant, rien ne se perd dans le capitalisme) par toute une série de séries qui sévissent sur les plateformes, uniformisant, en forme, fond et discours, depuis l’origine nord-américaine, cette antique guerre des sexes —pardon, des « genres »— qu’on voudrait pacifiquement réglée à notre époque.
Macho
Exemplairement réussie, la dernière série espagnole douce-amère de Netflix Machos Alfa, emblématique puisque issue du pays qui a donné au monde le mot « macho » que les Espagnols ont moins vu en leur pays qu’au Mexique, d’où nous vient le terme de féminicide, horrible réalité qu’il faudrait aussi interroger comme un sinistre substrat agissant sur la surface lisse, apparemment apaisée, des rapports homme/femme, où même l’homosexualité, comme en Espagne, ne semble plus poser de problème alors qu’en France, très en retard aussi sur la défense des femmes, l’homophobie, hélas, tue encore. Même la Cuba du virilisme militariste d’état, qui s’est tristement illustrée par la persécution impitoyable des homosexuels, faisant d’illustres victimes comme sa gloire nationale des lettres José Lezama Lima, a légalisé le mariage pour tous qui, dans ces pays naguère emblématiques d’un machisme de la violence, a été accepté sans problème. Il est vrai qu’on n’y a pas connu de mouvements peureusement attachés au passé comme la « manif pour tous », qui nous font redouter un futur de recul des libertés individuelles, s’ils arrivent un jour au pouvoir comme aux États-Unis.
Alpha et oméga du mâle
Bref, ou plutôt long processus de l’alpha du masculin aboutissant au final oméga d’une nouvelle masculinité dans ces séries à force de séminaires de déconstruction du mâle, chère à Sandrine Rousseau (qui ferait se retourner dans sa tombe Derrida) qui découvre (?) au XXIesiècle, Le Cru et le Cuit de 1964 de Levi-Strauss, pour jeter l’anathème sur le barbecue et, dans un abus finalement sexuel, elle récupère l’écologie, qui n’a pas de sexe, avec son écoféminisme réducteur, assimilant la mainmise masculine sur la fertilité des sols à celle des femmes, réduites ainsi, par la culture patriarcale dominante (l’androcène), à la simple nature : un essentialisme du féminin qui ne serait donc pas une construction culturelle comme disait de Beauvoir dont ce spectacle offre une convaincante illustration…appliquée aux hommes : on ne naît pas homme, on nous fabrique pour l'être. Ainsi ces jeunes hommes soumis ou révoltés contre ce formatage.
Dure tendresse
Lourde porte métallique à deux battants, noire usine en ruines ou désaffectée, c’est la scène, le champ clos où vont s’ébattre, se battre, débattre un groupe de huit jeunes hommes chantant, dansant, dissertant, parfois trop.
Ce ne sont pas les Jets et Sharks de West side story, bandes meurtrièrement rivales pour la conquête, raciale aussi, du territoire. L’agressivité est ici tempérée par l’amitié et la violence est vite canalisée et condamnée par le groupe. Les débats, ce sont d’abord les ébats, réussis ou ratés le plus souvent, avec les femmes, pardon, les “meufs”, territoire à conquérir, mais comment?, inquiétante étrangeté de la différence sexuelle compliquée aujourd’hui des exigences nouvelles du féminismes qui semble avoir condamné désormais l’expression spontanée du désir masculin, exacerbé en plus, de nos jours, par la pornographie obsédante qui donne virtuellement, comme facile, un accès complexe à la sexualité réelle qui, comme la vertu, a ses degrés.
Carte du Tendre mise à jour
« J’en peux plus de cette époque ! », s’écrie l’un des garçons. Et l’on compatit sincèrement. On souhaiterait à ces pauvres jeunes hommes déboussolés, la boussole d’une Carte du Tendre au goût du jour, si finement peaufinée par les Précieuses, en rien ridicules, pour canaliser la brutalité instinctive du désir masculin, installant les soupirants dans une rêveuse attente en rien attentatoire au plaisir mais en en devenant l’exacerbation extatique finale.
Ainsi, hors les danses, remarquables, réglées au cordeau, l’une des meilleures scènes est à coup sûr celle des techniques, tactiques, ou plutôt tâtonnements de la drague car reposant sur des cas concrets exposés par les protagonistes souvent dépités, désappointés, piégés entre désir mâle pressant, leur évidence, et ce qu’ils savent aujourd’hui, sans pouvoir le cerner concrètement, du nécessaire consentement, ambigu, féminin : qui ne dit mot, consent ? Alors qu’autrefois (époque bénie ?) une femme pouvait consentir hypocritement tout en s’en défendant verbalement (« Non… »), et se refuser à avouer son plaisir en un temps où « une honnête femme ne jouit pas ». Aujourd’hui, le non est NON, certes, mais le oui est-il oui s’il est ensuite désavoué ?
Ce spectacle, plus que pièce, s’inscrit, plus qu’il ne s’écrit réellement en texte, dans notre moment historique, dans cette idéologie plus qu’idéal, dans ce mouvement d’idées que, dans l’ambition généreuse de n’en oublier aucune, on nous offre ici comme un répertoire général, tombant parfois dans le générique d’un catalogue, d’un chapelet virant au cliché de tirades moralisatrices (les femmes occultées par l’Histoire officielle, le mur des lamentations des viols) sur des thèmes dont la cause est connue, jugée, condamnée, verbeuse narration freinant l’action, alors que parfois, une simple phrase bien venue en dit plus long que leur paraphrase. Ainsi, joli coup de théâtre verbal, renversant la peur (bien justifiée physiquement) de la femme par celle de l’homme qui les craint mentalement :
« et toi, tu as déjà eu peur d’une femme en talons dans la nuit ? »
Il y a aussi la réplique du père apparemment libéral saluant l’outing de son fils homosexuel pour la raison traditionnelle, conservatrice et misogyne, que les femmes sont des emmerdeuses. Quelques bonheurs d’expression bien portés par ces jeunes, plausibles acteurs, sans doute pour l’heure moins comédiens que danseurs et même acrobates, en tous les cas combinant adroitement ces diverses disciplines : déjà bêtes de scène. Comme illustrant la phrase de Warhol sur le « quart d’heure de gloire », chacun a, démocratiquement, sinon un quart d’heure, un numéro personnel, tirade, chant, danse tel le beau solo classique sur pointes et quelques légers sauts de biche de l’un d'eux, la déclamation en position acrobatique de tel autre. (On ne les individualisera pas nominalement en l’absence de distribution hors du fatal qrcodequi contraint à l’impolitesse d’ouvrir son portable —quand on a le privilège d’en avoir un et, inévitablement, on en entend sonner dans la salle…— par une fausse écologie : un mobile est plus polluant en carbone que du papier recyclé [1] ).
Être un homme et mourir
Les groupes sont remarquables de cohésion dansante ou en images d’une grande beauté plastique, sculpturale. L’un des moments forts du spectacle est, dans sa violence, cette avalanche, cet amas de soldats mitraillés : on a vus ces jeunes hommes vivre, chanter, danser, offrir leur contact au public dans la salle, et les voilà morts, nous renvoyant à l’horrible réalité de la guerre et à ce Pope monstrueux prêchant à de jeunes garçons de partir pour tuer et se faire tuer en Ukraine pour prouver qu’ils sont des hommes, pervers propos d’un supposé homme de paix, religieux, relayés par de non moins aguichantes, prometteuses influenceuses semblant s’offrir en repos du guerrier au héros vainqueur, sur mobile, dont le mobile est financier : marchandes de chair à canon. Nul texte ici, ou inaudible, mais image muette d’une insoutenable éloquence rythmée par la Symphonie N°3 de Beethoven, dite « Héroïque », sur sa « Marche funèbre », ironiques et fatales funérailles de l’héroïsme : illustration évidente de l’idéologie du bellicisme patriarcal —quand il n’y a pas de cause légitime à défendre. Et je n’oublie pas, comme je le rappelais dans mes travaux, au-delà de la supposée guerre des sexes, celle des générations, qui faisait dire à des vieux —pardon des séniors— en 68 :
« Ah, ces jeunes, il leur faudrait une bonne guerre pour les calmer… »
Ces jeunes, tous sauf sans doute l’ancien petit rat de l’Opéra, semblent enfants des cités, de l’immigration par la consonance des noms entendus et non lus, ce qui aiguise à coup sûr leurs problèmes, dont celui du harcèlement homosexuel, ces jeunes bien vivants n’ont pas besoin de guerre, déjà engagés dans celle qu’ils se livrent à eux-mêmes pour leur identité dans un temps trouble pour leur image, leur « genre », au miroir troublant du féminisme militant.
Mais la limite est sans doute le désir illimité de tout brasser, de trop embrasser sans trop étreindre, et peut-être peu éteindre du feu des problèmes assaillant les jeunes d’aujourd’hui. C’est un miroir, grossissant, déformant par l’accumulation et son désir didactique, que tend ce divertissant spectacle juvénile à la jeunesse nombreuse, chaleureuse, qui vibre avec enthousiasme, on ne sait si au propos ou aux danses et chants, qu’elle reprend parfois. Le divertissement est si réussi qu’on ne sait si, dans le plaisir qu’il procure, le message passe ou s’efface.
[1] C’est ce que nous disaient ce 12 janvier, les
scientifiques des Troisièmes Rencontres Cosquer, soulignant d’ailleurs
la fragilité de l’archivage numérique dont on ignore l’obsolescence alors que
celui en papier a traversé le temps sans trop de dommages.
11 > 14
JANVIER | THÉÂTRE | DURÉE 1H45 | À PARTIR DE 15 ANS
coproduction les tréteaux de france
Écriture et dramaturgie Kevin Keiss, Julie Berès, Lisa Guez
avec la collaboration d’Alice Zeniter
Conception et mise en scène Julie Berès
Chorégraphe Jessica Noita
Avec Bboy Junior (Junior Bosila), Natan Bouzy, Charmine Fariborzi, Alexandre
Liberati, Tigran Mekhitarian, Djamil Mohamed, Romain Schneider, Mohamed Seddik
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