La
Chauve-souris
(Die
Fledermaus) (1874)
de Johann Strauss fils,
livret de Richard Genée et Karl Haffner
d’après Das
Gefängnis (‘La Prison’ 1851) de Röderich Benedix,
pièce adaptée
en France par Meilhac et Halévy sous le titre Le Réveillon (1872)
Opéra de
Marseille, 29 décembre
L’ŒUVRE
Textes drôles pour drôle de contexte
Die
Fledermaus, en français ‘La Chauve-souris’ dans
le dernier tiers du XIXe siècle, a fait un plaisant va et vient
entre Vienne et Paris qui se disputent alors, pacifiquement, la place de
capitale musicale de l’Europe, à peine trois ans après l’écrasement du Second
Empire français par les Prussiens qui ont créé le Second Reich, l’Empire
germanique dont est dépossédée l’Autriche, encore indépendante mais englobée
dans la Confédération des états de langue allemande.
Malgré ce contexte politique peu
favorable aux échanges avec l’autre rive du Rhin, les fameux duettistes
librettistes Meilhac et Halévy décident d’adapter vingt ans après, une pièce berlinoise
comique de 1851, Das Gefängnis (‘La Prison’) de Röderich Benedix (1811-1873), sans que le patriotisme français
exacerbé par l’annexion allemande de l’Alsace et la Lorraine ne suscite
l’opprobre revanchard contre ce qui devient leur Réveillon (1872) puisé
aux sources honnies, qui voue Wagner et l’Allemagne aux gémonies. Mais, créée à
Vienne en 1874 Die Fledermaus, la version musicale viennoise de Strauss tirée des deux
pièces, donnée
en 1877 à Paris sous le titre La Tzigane, ne rencontre aucun succès sans doute à cause de ses
origines germaniques douteuses. Il faudra attendre 1904 pour que la célèbre
opérette trouve un écho favorable en France, les tensions franco-germaniques à
peine peut-être un peu apaisées, avant d’exploser encore dix ans plus tard avec
la Grande Guerre.
Compositeur
Du compositeur, Johann Strauss (1825-1899), il est
impossible que l’on ignore, sinon le nom, la musique : il signe Le Beau Danube bleu, la plus célèbre des
valses viennoises, mais ses autres valses ont fait
le tour et tourner le monde : Sang viennois, la Valse
de l'Empereur, Aimer,
boire et chanter, Histoires
de la forêt viennoise, etc. Musiques soyeuses,
joyeuses, vivantes, toutes associées, pour les Viennois, à la joie de vivre
dans cette capitale encore heureuse qui s’étourdit en rose pendant le crépuscule
morose et la proche fin tragique de l’Empire des Habsbourg et de l’Autriche. Ce n’est pas, pour rien qu’on
appelle « Roi de la valse » ce
Johann Strauss II, car il est fils de Johann Strauss I, dit le Père, et ses
frères Josef et Eduard sont
également compositeurs, mais lui, Johann II sera le plus célèbre de la famille.
Et pourtant, son tyrannique de père, qui voulait faire de lui un employé de
banque, lui refusait l’accès à la musique. Ce n’est que grâce à l’aide de sa
mère qu’il étudie clandestinement le piano et ce père parti de la maison et le
divorce consommé, il pourra librement s’adonner à la musique, éclipser père et
frères et devenir le plus célèbre de la famille Strauss. Un autre célèbre
compositeur aussi d’opérettes, Oscar
Straus (1870-1954), enlèvera un
s final à son nom pour n’être pas confondu avec l’illustre dynastie qui le
précède.
Chauve-souris
L’histoire, vaudevillesque, est simple mais compliquée par les
quiproquos causés par des déguisements. Le titre en est un : de
chauve-souris. Deux joyeux fêtards,
après un bal costumé, s’apprêtent péniblement à rentrer chez eux, au domicile
conjugal à l’heure discrète entre chien et loup (de carnaval), où tous les
chats sont gris. L’un d’eux, Duparquet, plus que gris et grivois, éméché qui ne
veut vendre la mèche de ses plaisirs nocturnes, s’endort et l’autre,
Gaillardin, pour lui faire une blague, ne le réveille pas : le grave et
sérieux notaire et notable bien connu, qui rêvait d’incognito, est contraint de
rentrer chez lui en plein jour dans son accoutrement ridicule guère anonyme de
chauve-souris, au grand rire des passants. Il rêve de se venger du coup de la
chauve-souris.
Il s’en donne l’occasion : Gaillardin, pour insulte à
fonctionnaire, doit passer cinq jours en prison, et laisser au domicile sa
femme Caroline, qui, en attente fiévreuse de son ancien amant Alfred, joue
l’épouse éplorée. Il s’apprête mais Duparquet l’invite auparavant, à l’insu de
sa femme, à la fête costumée du Prince Orlovski. Avant d’aller en prison,
Gaillardin s’y rendra incognito, déguisé en marquis. C’est la recette du vaudeville : tout le
monde se retrouve en même temps où il ne faut pas, pour l’heure travesti. Adèle
la soubrette, en grande dame, parée de la robe de sa maîtresse, moquant le faux
marquis prétendant la connaître ; sa femme Caroline, avisée par Duparquet
de la fugue de son frivole époux, déguisée en comtesse hongroise, le Directeur
de la prison qui avait arrêté à domicile l’amant Alfred en le prenant pour le
mari Gaillardin, qui fera la cour à sa femme sans la reconnaître. Pas de
trouble-fête dans cette fête du champagne où chacun joue son double rôle. Puis
tout le monde se retrouvera encore dans la prison où enfin les masques seront
joyeusement levés.
RÉALISATION ET INTERPRÉTATION
Absente de Marseille depuis 1995, l’opérette
viennoise revenait en fête et faste avec les forces conjuguées d’une
coproduction entre de grandes maisons d’opéra (Bordeaux, Metz, Monte-Carlo,
Toulouse, Wallonie). Enchantés et bien chanteurs, les chœurs (Emmanuel Trenque) et l’Orchestre
Philharmonique étaient sous la direction
minutieuse de Jacques Lacombe, le
Québécois aux multiples casquettes, Chef d’orchestre principal de l’Opéra de
Bonn et Directeur musical de l’Orchestre Symphonique de Trois-Rivières,
Directeur musical du New Jersey Symphony Orchestra, également Directeur musical
de la Philharmonie de Lorraine, déjà
invité à l’Opéra de Marseille pour des spectacles remarqués, la création
mondiale de Marius et Fanny avec Roberto Alagna et Angela
Gheorghiu, Colombe avec Marie-Ange Todorovitch en
2007, sans oublier Le Cid de
Massenet avec Alagna et Béatrice Uria-Monzon en 2011, réalisation qui
eut une récompense internationale.
L’action,
située en 1900 par le vœu du metteur en scène Jean-Louis
Grinda, et les magnifiques
costumes de Danièle Barraud avec ces dames sans crinolines ni paniers
mais robes déjà droites, coiffures d’époque surmontées d’aigrettes, le
soulignent, par les couleurs des décors de Rudy Sabounghi,
semblent cependant relever d’une esthétique encore Second Empire, verts et rouges
sombres somptueux, violets des colonnes mêlés au brun, plutôt que
d’un Art Nouveau néo-rococo lumineux et léger, mais heureusement, les modes
entre les époques n’ont pas les frontières étanches de l’Histoire de l’Art et
se fondent et confondent, dans une grande beauté ici, éclairée par ces belles
suspensions de globes déjà électriques et des lumières chaudes avec des creux
propices d’ombres (Laurent Castaingt). Le salon des Gaillardin du
premier acte, tout tendu à l’excès de tissu vert à motif anglais de chasse, dit
sans doute, par sa diffuse profusion, la surenchère anglophile prétentieuse des
bourgeois de Pontoise et, par une ingénieuse scénographie,
nous passerons au luxe du palais du Prince Orlofsky, avec son grand
escalier et son salon salle de bal.
Excellente
idée de fin et de salut : nous ravissant ou menaçant de recommencer tout
le spectacle, l’intarissable et inénarrable geôlier (Jean-Philippe Corre), lors d’une longue scène comique bourrée de
clins d’œil, en fait —c’est le mot— fait défiler tout le décor, à vue,
autre magie du spectacle et honneur mérité aux magiciens, « les petits,
les obscurs, les sans grade », les techniciens sans lesquels le spectacle
n’aurait lieu. Et toute l’équipe est à citer de Carl Ghazarossian (Bidard), avocaillon, avocat, à vocation
procédurière prolixe comme son air de
liste de la tradition bouffe dont da Ponte et Mozart signent le chef-d’œuvre,
« le Catalogue » de Leporello ; Julien Dran (Alfred),
dandy donneur de sérénade, gandin aussi élégant dans son chant et sa mise que
sa muse, rêvant de faire mumuse adultère avec elle, sortant ou entrant non de
l’armoire mais par la fenêtre, chaussant sinon les pantoufles, la robe de
chambre de l’époux dont il prend la place en prison ; une prison dont le
Directeur, apparemment austère, campé avec drôlerie par Jean-François Vinciguerra, Tourillon du tour d’écrou qui se dévisse aux vices tolérés de
la prétendue haute société pour tomber dans les chaînes amoureuses d’Adèle.
Rustaud sinon rustique bourgeois de l’alors campagnarde Pontoise saisi par la
débauche, Gaillardin, moteur sinon auteur de la première farce dont il sera le dindon
pour la seconde, c’est Olivier Grand : trop tonitruant pour avoir
le bon ton du beau monde, plus vrai que nature bâfreur et viveur d’une époque
de bombance de classe, il a, dans sa grande voix —on a envie de dire grande gueule— un aigu rêche qui n’empêche, par là même où il pèche vocalement, de
caractériser le noceur, le roué, sans doute enroué par l’abus de cigares. Duparquet,
sa victime qui va lui rendre la monnaie de sa pièce en montant celle du bal où
joueront la comédie travestie soubrette, épouse, est incarné par Alexandre
Duhamel, belle voix, élégante dans sa conduite. C’est lui qui lance le
magnifique ensemble vocal « Ô douceur d’être frères, d’être sœurs… »,
rêve idyllique, sans doute éthylique dans la griserie du champagne, d’une
humanité où il n’y aurait que des fils d’Adam sur l’illusion d’un soir de fête
où, au milieu des travestis carnavalesques, se mêlent en apparence les classes
sociales, les aristos et les apaches, les french cancaneuses et les danseuses
classiques, les comtesses lyriques et ce souvenir de chanteurs de beuglants, Aristide
Bruant tel que fixé par la fameuse affiche du Chat noir par Toulouse-Lautrec,
grande cape et grand chapeau noir, écharpe rouge autour du cou. Littéralement, la
cellule de dégrisement, des utopies, sera celle de la prison où chacun se
retrouve.
Côté dames, un quadrille de choix : Flora digne
de bien des fleurs, Estelle Danière pousse aussi joliment le couplet qu’elle
lève la jambe et joue la comédie, artiste complète. Avec beaucoup d’humour, costumée
et moustachée en homme, Marie Gautrot est un affable et ineffable Prince
Orlofsky généreux et splendide, plus slave que nature, neurasthénique, de tout blasé,
biaisé en virilité par celui qu’on devine son méga mignon (ou vice versa), un
colosse à la turque à la sauce tartare, entouré de cosaques, de casaques de
hussards, qu’arborera à l’épaule, avec une élégance désinvolte la fausse
Comtesse hongroise (Anne-Catherine Gillet ) qui, pour confirmer sa
nationalité magyare mise en doute, à Paris, chante, comme signe d’identification
(reconnu peut-être par Nicolas Sarkozy de Nagy-Bocsa alors Ministre de l’Intérieur
très exigeant sur les cartes d’identités), une czardas à la fois nostalgique, vaporeuse,
voluptueuse puis d’une véloce ivresse presque désespérée : troublante. On découvre ici avec
bonheur, dans la comédie, cette soprano habituée de rôles en général
dramatiques et le début de l’œuvre lui donne l’occasion, patronne altière, de
passer à la parodie, de l’épouse éplorée dont le mari part pour la prison, à la
frétillante attente de l’amant, avec la même belle voix doucement fruitée. Mais,
en logique festive, puisque nos fêtes de fin d’année sont un héritage des saturnales
romaines du solstice d’hiver (le Dies Natalis Solis Invicti, ‘le jour de naissance du soleil invaincu’
était le 25 décembre) où, comme dans ce palais idéal d’Orlofsky les classes
sociales étaient abolies, les esclaves devenant maîtres d’un jour, on finira
par l’inversion des rôles, la soubrette devenue maîtresse en endossant sa robe,
par Adèle donc, puisque, avec la
czardas, l’air emblématique de La Chauve-souris, est le sien, « Mein
Herr Marquis… », ‘Mon cher Marquis…’ Au gaillard Gaillardin mari en goguette, grisé,
déguisé en faux marquis qui croit la reconnaître, Adèle, la pimpante et
souriante Jennifer Michel, soprano léger mais charnu, avec
aisance, oppose la dérision de cette joyeuse valse semée de rires cascadants, de
cocottes virtuoses virevoltantes, piquante et pétillante comme le champagne
chanté par le chœur et l’on regrette qu’on lui ait sucré le
premier air du rôle, du premier acte, qui donne une dimension plus salée à
cette servante bien digne de devenir maîtresse.
Si les textes parlés ne brillent pas par leur esprit, en revanche, certains des couplets chantés en français sont
bien venus et même spirituels. Quant à la musique, dès la longue ouverture, on
n’en peut discuter la qualité, le raffinement : suites de danses, polkas,
galops, valses bien sûr mais semée des duos aux ensembles plus complexes, d’une
grande qualité qui requièrent une distribution à cette échelle.
Les danses, réglées par Eugénie Andrin
contribuent joliment au plaisir simplement
joyeux d’un spectacle, cotillons, serpentins, une fête pour l’ouïe et les yeux.
Opéra de Marseille
29, 31 décembre 2016, 3, 5 et 8 janvier 2017
La
Chauve-souris, de Johann Strauss
Orchestre et Chœur de
l’Opéra de Marseille
Direction musicale : Jacques LACOMBE
Mise en scène : Jean-Louis GRINDA. Scénographie Rudy SABOUNGHI.
Costumes : Danièle BARRAUD. Lumières : Laurent CASTAINGT.
Chorégraphie : Eugénie ANDRIN.
Distribution :
Caroline : Anne-Catherine GILLET ; Adèle : Jennifer MICHEL ; Orlofsky : Marie GAUTROT ; Flora :
Estelle DANIÈRE ; Gaillardin : Olivier GRAND ; Duparquet : Alexandre DUHAMEL ; Tourillon :
Jean-François VINCIGUERRA ; Alfred : Julien DRAN ; Bidard :
Carl GHAZAROSSIAN ; Yvan
/ Léopold : Jean-Philippe
CORRE.
Photos Christian Dresse :
Photos Christian Dresse :
1. Amant pris pour le mari (Vinciguerra, Dran, Gillet, Ghazarossian) ;
2. Avocat sans voix sermonné par Gallardin (Corre, Grand) ;
3. Prince féminin et duo de femmes (Gautrot, Danière, Michel) ;
4. Directeur de prison et geôlier enjôlés par Adèle (Vinciguerra, Michel, Ghazarossian) ;
5. Tutus contre jupons ;
6. Photo de famille fêtarde.
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