NOCTURNE GOYESQUE
CARMEN
Opéra en quatre actes, livret
d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy d’après la nouvelle de Prosper Mérimée
(1845), musique de Georges Bizet (1875)
Chorégies d’Orange,
11 juillet 2015
Les
Espagnols, nous ne détestons rien tant que l’interprétation hyper coloriste de
notre couleur locale, surtout de cette Andalousie que, par une synecdoque
abusive autrefois imposée par le franquisme, on a longtemps donnée comme la
partie pour le tout d’une Espagne plurielle et diverse. Aussi applaudit-on à
cette vision de Carmen, épurée d’espagnolisme de façade, d’espagnolade pour caricaturales
« fiestas » bachiques et sanglantes, que nous offre la mise en scène
de Louis Désiré,
dont les somptueux et sombres éclairages de Patrick Méeüs mettent, paradoxalement, en
lumière, la profonde noirceur hispanique, l’âme tragique au milieu de la fête,
la célébration de la vie au bord du précipice : allure et figure jusqu’à
la sépulture. Incarnée par l’Espagnole Carmen qui, si « elle chante de la musique française », ce dont
on donne acte à Louis Désiré dans sa note, n’enchante pas moins par une musique qui emprunte
à l’Espagne certains de ses
rythmes, comme la séguedille, le polo prélude à l’Acte IV inspiré du Poeta
calculista du
fameux Manuel García, père andalou de la Malibran et de Pauline Viardot García qui venait d’en éditer des œuvres et, surtout, l’emblématique habanera,
« L’amour est un oiseau rebelle », que Bizet reprend du sensuel et
humoristique El arreglito de son ami espagnol Sebastián Iradier, auteur de La paloma, professeur de musique de
l’impératrice espagnole Eugénie de Montijo, qu’il a l’élégance de citer. Mais
l’art n’a pas de frontières, les génies prennent leur bien où ils le trouvent
et, d’après un texte très justement espagnol de Mérimée, la française et
hispanique Carmen
de Bizet est universelle, figure mythique sur laquelle nous nous sommes déjà
penchés, et, personnellement, sur son clair-obscur sexuel [1].
Kaufmann, Aldrich Photo Abadie |
HÉROS DÉRACINÉS ET LIGOTÉS, ILLUSION DE LIBERTÉ
Je
ne reviendrai pas sur tout ce que j’ai pu écrire sur les personnages,
déracinés, ligotés par la société, condamnés à une errance, à la fuite :
Don José, nobliau navarrais, arraché à sa contrée par une affaire d’honneur et
de meurtre, réduit à être déclassé, soldat, dégradé, emprisonné puis contrebandier
contre sa volonté, aux antipodes nationaux de chez lui, dans cette Andalousie
où il reste fondamental étranger ; sa mère qui l’a suivi dans un proche
village, conscience du passé, du terroir, des valeurs locales, et cette
Micaëla, orpheline venue d’on ne sait où, escortant la mère et suivant José ;
ces contrebandiers, passant d’un pays (Gibraltar anglais) à l’autre, sans
oublier ces femmes, ces ouvrières, sans doute fixées dans l’usine, par la
nécessité esclavagiste du travail, mais peut-être bientôt enracinées par un
mariage donnant au mâle nomade la fixité contrainte du foyer : la femme soumise
ne peut que procréer des fillettes dans le rang sinon des filles soumises, des
fillettes déjà esclaves, avant d’être l’objet de la convoitise brutale de la troupe
des hommes, dont seule Carmen, avec son art de l’esquive, se tire un moment.
Les petits garçons sont aussi formatés par l’ordre social, « comme de petits
soldats », avant d’être des grands, gardiens de l’ordre corseté et oppressif.
Inva Mula, photo Abadie |
Don
José est d’entrée l’homme prisonnier, ligoté : de ses préjugés, de sa
chasteté, de son uniforme. Fils soumis à la Mère dont la maternelle Micaëla apporte le message, à la Mère église, à la Mère
Patrie : homme enfant malgré
les apparences. Carmen, apparemment prisonnière et ligotée par lui, lui offrira
l’occasion de la liberté mais oiseau rebelle, papillon insaisissable, elle sera
finalement épinglée, fixée par le couteau d’une implacable loi.
RÉALISATION
Cartes
sur table, sur scène : la donne du destin
Dans
une obscurité augurale, sans doute du destin indéchiffrable, vague lumière qui
fait hésiter entre rêve et éveil, ou goyesque cauchemar plein de formes
inconnues qui envahissent la scène, une foule grouillante se précise, femmes en
peu seyantes robes orange ou marron (Louis Désiré), soldats en uniformes noirs,
et, au milieu, se détache la lumineuse blancheur de l’habit de Carmen, un
bouquet de roses sanglantes de rougeur à la main. L’ouverture sonne, lancée par
un enfant et s’anime déjà du drame : José, seul, cartes à la main, Carmen
s’avance vers lui comme la fatalité, déjà voile de deuil sur la tête, lui
jetant les fleurs sur le thème du destin. D’avance, tout est dit, écrit. L’on
comprend ces cartes géantes posées comme au hasard, comme en équilibre
instable, de guingois, contre la solidité du mur antique : la vie comme un
fragile château de cartes dont on sent le possible et inéluctable écroulement
sur les héros confrontés, pour l’heure vide de sens, à l’envers, simples
somptueux tapis de sol qui ne s’éclaireront qu’à l’heure fatale décidée par un
destin obscur qui échappe aux hommes et à Carmen même qui le connaît : pique et
carreau. Ces cartes se déclineront, mises en abîme, en éventails et cartes en
main, à jouer, de tous les personnages : chacun a la main, mais aucun l’atout
décisif : « Le destin est le maître », reconnaîtra Carmen. Tout
converge intelligemment vers l’air fatidique des cartes où la clarté
impitoyable du destin s’éclaire tragiquement à leur lecture.
Ketelsen, Aldrich Photo Bernateau |
Autre
lumière dans cette ambiante obscurité, le magnifique effet solaire des
doublures dorées des soldats fêtant Escamillo ou, moins réussi, trop clinquant,
le défilé des « cuadrillas » en habits de lumière éclairant heureusement le
ridicule des faux héros de la virilité et du courage que sont les toreros.
On
admire d’autres trouvailles : les lances des dragons plantées sur le sol à
la fois herse, défense, agression possible et prison pour Don José, habité déjà
du rêve de la taverne de Pastia, traversé par l’ombre, les ombres de Carmen
robe d’une sobre élégance espagnole, en mantille, devenant filet, rets d’un
sortilège jeté sur le pauvre brigadier, Carmen signifiant aussi, en espagnol,
‘charme’, ‘magie’. La corde,
également, circulera comme signe des liens de l’amour, du destin, de
l’impossible liberté sauf dans la mort, et même de l’évasion plaisante du
quintette qui a un rythme de galop digne d’Offenbach. Il y a aussi cette magnifique idée, enchaînant la fin du III avec l'acte IV, la cape de matador ('tueur', en espagnol) dont Escamillo couvre galamment Carmen, devenant sa parure de mort prochaine. Enfin la fleur se dissémine
aussi dans le parcours, offerte d’abord par Zúñiga à Carmen, par Carmen à Don
José depuis l’ouverture, avec son acmé, son sommet dans l’air de la fleur, puis
par le torero à la gitane, finalement traces de sang sur son corps sacrifié par
José sur la carte fatidique.
Photo Gromelle
Le
privilège des proches places de la presse se retourne, hélas, contre la vision
d’ensemble : effet de la perspective, toute cette foule nourrie de
choristes semble s’accumuler, s’écraser sur l’avant-scène, occupant ou saturant
l’espace étroit laissé par les superbes cartes adossées contre le fond. Mais,
vu à la télévision, le dispositif, en plongée, prend son sens, a une indéniable
beauté plastique et picturale qui saisit et séduit. Les cartes révélées par la
lumière font rêver. Et, ce que la distance semblait diluer du jeu des chanteurs
se magnifie par des gros plans qui émeuvent par la beauté et le jeu intense et
nuancé des interprètes, dignes du cinéma. Cette production télé aura
bénéficié d’un exceptionnel réalisateur qui a capté l’essence de cette mise en
scène, Andy Sommer.
INTERPRÉTATION
Ce début avec tout ce monde serré
sur l’obscurité du plateau, forcément contraint dans ses mouvements, ne pouvait
donner au chef Mikko Franck l’occasion de faire briller une ouverture en discordance
avec la tonalité ombreuse du plateau. Quelques malotrus, tous à jardin et
groupés, donc dirigés, se permettront des huées inconvenantes. Sortant d’une
excessive tradition coloriste, quelques tempi sont lents aux oreilles de
certains, mais quelle mise en valeur du crescendo, partant d’une lenteur
inquiétante de l’abord de la chanson gitane qui, de sa contention première,
éclate en folle rage festive sur les cris des trois danseuses ! Et le
quintette mené à un train d’enfer ! Cette approche, impressionniste,
impressionne par la mise en valeur des timbres, des couleurs d’une délicatesse
toute mozartienne de l’instrumentation plus que de l’orchestration de Bizet. Le
problème est, peut-être, que la mise en scène symbolique avec ces cartes
matérialisant le destin, visant le mythe, demandait sans doute plus de
simplification des lignes que de rutilance des détails. Les chœurs, malgré des
craintes sur l’encombrement de la scène, tirent leur épingle du jeu et les
enfants, très engagés, se paient, bien sûr, un triomphe.
Photo Gromelle
On
nous a épargné, par des chanteurs étrangers même à la parfaite diction, les
passages parlés de cet opéra-comique à l’origine, guère intéressants (qui
comprend aujourd’hui l’histoire de l’épinglette qui justifie le moqueur
"épinglier de mon cœur" de Carmen à José ?). Les récitatifs de Guiraud sont concis et percutants
(« Peste, vous avez la main leste ! »), ou sonnent comme des
maximes : « Il est permis d’attendre, il est doux d’espérer ».
C’est bien vu et bien venu.
Comme
toujours à Orange, le plateau est d’une homogénéité digne de mention. En
Remendado truand rapiécé selon son nom, on a plaisir à retrouver Florian
Laconi, faisant la
paire, inverse en couleur de voix, lumière et ombre, avec le tonitruant et
truculent Dancaïre d’Olivier Grand, couple symétrique et antithétique avec ces coquines de dames : la fraîcheur
lumineuse de la Frasquita d’Hélène Guilmette contrastant joliment avec la chaleur
du mezzo sombre de Marie Karall. Armando Noguera campe un fringant Morales, perché sur sa belle voix de
baryton comme un coq sur ses pattes pour séduire Micaëla. Le Zuñiga de Jean
Teitgen est tout
séduction aussi par un timbre sombre, profond, et une allure de
« caballero » élégant et humain.
Humaine,
si humaine, le miel de l’humanité
est distillé, avec l’inaltérable grâce qu’on lui connaît et que l’on goûte, par
la Micaëla tendre d’Inva Mula, maternelle et protectrice messagère de la Mère, mère en
puissance et, pour l’heure, amante blessée mais compatissante et courageuse. La
voix, moelleuse, apaisante, se déploie en lignes d’une aisance céleste mais aux
pieds sur la terre de la piété et pitié.
Dans
le rôle à l’ingrate tessiture d‘Escamillo, trop grave pour un baryton, trop
aigu pour une basse, nouveau venu à Orange, Kyle Ketelsen est foudroyant de présence physique
et vocale, amplitude, largeur, couleur et incarnation, il remporte avec justice
tous les suffrages.
Que
dire de Jonas Kaufmann qu’on n’ait déjà dit ? Il sait déchirer le tissu de sa superbe
voix pour rendre les déchirures rauques de ce héros passionné meurtri, un Don
José d’abord rêveur ou prostré par le passé sur sa chaise, interloqué par
l’audace de la femme, de cette femme, de cette Carmen qui fait son chemin en
lui, jusqu’à l’air à la fois intime et éclatant de la fleur. Il le commence en
demi-teinte, comme se chantant à lui-même, en tire des couleurs et nuances
d’une frémissante sensibilité et sensualité et en donne le si bémol final en
double pianissimo, comme il est écrit dans la partition, en voix de poitrine,
qui prend tout son sens : la voix du cœur. Il est bouleversant.
Face
à lui, face à face, effrontée et affrontée, Kate Aldrich entre dans la
catégorie moderne des Carmen que Teresa Berganza rendit à la fidélité de la
partition et à la dignité féminine et gitane sans grossissement de féminisme ou
gitanisme outrancier. Elle est d’une beauté qu’on dirait du diable si ce
sourire éclatant ne lui donnait une humanité fraternelle et une fraîcheur
parfois angélique : sûre sans doute de sa séduction mais sans se laisser
abuser par elle, elle donne au personnage une distance avec la personne qui dit,
sans dire, sa profondeur et une sorte de détachement désabusé du monde. La voix
répond au physique, élégante, souple, satinée, raffinée, n’escamotant pas les
nuances, n’accusant aucun effet dans la grandeur démesurée de l’espace qu’elle
habite sans effort. Il faudrait des pages pour détailler la finesse de son jeu
heureusement capté par la télévision : rieuse, railleuse, blagueuse
(Carmen a des mots d’esprit des plus plaisants), enfin, tragique. Élégante même
dans ces gestes pour chasser, comme mouches importunes, tous ces hommes bavant
de désir, écartant d’une main la fleur de l’officier dans la taverne, la photo
dédicacée de l’arrogant torero, passionnée avec José et plus grave, déjà, avec
Escamillo. Est-elle la figure mythique de l’héroïne ? Les mythes ne sont
plus de ce temps. Elle me semble plutôt une femme du nôtre, qui a conquis sa
liberté et qui en a accepté le prix : ce qu’allégorise sans doute la mort de Carmen
au nom de toutes les femmes autrefois sacrifiées sur l’autel de l’honneur des
hommes.
Carmen, de Bizet,
Chorégies d’Orange, 8, 11 et 14 juillet
Orchestre Philharmonique de Radio France. Chœurs des Opéras
d’Angers-Nantes, du Grand Avignon et de Nice.
Maîtrise des Bouches-du-Rhône.
Direction musicale : Mikko Franck.
Mise en scène, décors,
costumes Louis Désiré
. Eclairages Patrick Méeüs.
Distribution :
Carmen : Kate Aldrich ; Micaëla : Inva
Mula
; Frasquita : Hélène Guilmette ;
Mercédès : Marie Karall
; Don José :
Jonas Kaufmann ;
Escamillo : Kyle Ketelsen ;
Zuñiga : Jean Teitgen
; le Dancaïre Olivier
Grand
; le Remendado : Florian Laconi
;
Moralès : Armando Noguera.
[1] Voir Benito
Pelegrín « Carmen, entre chien et loup de la sexualité », entre
autres études, in Carmen, Édité par
Élisabeth Ravoux-Rallo, Figures mythiques, Éd. Autrement, p.50-75, 1986.
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