ORPHÉE ET EURYDICE
de Christoph Willibald, Ritter von Gluck, 1762,
Livret de Ranieri de' Calzabigi, texte français de
Pierre-Louis Moline (1774)
Version Berlioz de 1859
Opéra de Marseille, 30 novembre 2013
L’OREILLE ET L’ŒIL
Le mythe d’Orphée
Dans la mythologie grecque, Orphée était fils du roi de Thrace et de
la nymphe Calliope, une muse, et les muses étant vouées à la musique ;
musicien et chanteur, il est le héros de nombre d’aventure. Par sa musique, les
fleuves s’arrêtent de couler ; il adoucit les bêtes féroces, attendrit
même les rocs. Il épouse la belle dryade, une nymphe, Eurydice. Piquée par un
serpent, elle meurt. Ne se résignant pas à sa perte, il décide de descendre
dans les Enfers de la mythologie, donc froids et souterrains (ce n’est pas
l’Enfer chrétien) pour tenter de la ramener au jour et au monde des vivants.
Par la beauté de son chant, il arrive à émouvoir le chien Cerbère, féroce
gardien, puis le dieu des Enfers qui lui permet de ramener Eurydice sur terre à
condition de ne pas se retourner et la regarder avant d’avoir atteint la
lumière. Or, le demi-dieu Orphée selon la tradition baroque, vainqueur de la
nature et des Enfers par sa part divine, la musique, trop humain, n’arrive pas
à se vaincre lui-même : cédant aux prières de sa femme qui ne comprend pas
qu’il ne daigne pas la regarder, il se retourne et perd sa chère épouse à
jamais.
De Monteverdi à Gluck
Cependant, Apollon, apitoyé
lui concède de finir au firmament comme constellation de la Lyre.
Conclusion, moralité religieuse dans L’Orfeo de Monteverdi de 1607 :
Ainsi reçoit grâce du ciel
Qui
éprouva ici l'enfer.
Car L’Orfeo de
Monteverdi est l’illustration la plus achevée du Baroque. Des maximes morales
parsèment l’œuvre, exaltant la grandeur de l’homme : « Rien n’est
tenté en vain par l’homme » mais aussi sa misère : « Qu’aucun
mortel ne s’abandonne / À un bonheur éphémère et fragile car « Plus haut
est le sommet plus le ravin est proche. » Orphée devient un héros
ordinaire, un homme, exemplaire par sa faiblesse même :
Orphée vainquit l’Enfer, puis fut
vaincu
Par ses passions.
Seul sera digne d’une gloire
éternelle
Celui qui triomphera de lui-même.
Un siècle et demi plus tard, l’Orphée de Gluck, est d’une autre esthétique et d’une autre
éthique. Ce n’est pas l’exploit héroïque de descendre aux Enfers qui est mis en
avant mais sa sensibilité de veuf, d’amoureux. Ce XVIIIe siècle, d’abord libertin puis abandonné à la
molle sensibilité, ne connaît pas le drame même si l’Ancien Régime termine dans
la tragédie de la Révolution. L’opéra, même seria, doit avoir un lieto fine, un happy end, une fin heureuse Orphée tente de se suicider mais Amour, le petit dieu
ailé, lui arrache le poignard et ressuscite et lui rend Eurydice par ces
mots :
Tu viens de me prouver ta constance
et ta foi;
Je vais faire cesser ton martyre.
Il touche Eurydice et la ranime.
Eurydice…! respire!
Du plus fidèle époux viens couronner
les feux.
Réalisation
Et tout finit, sinon par des chansons, par des chœurs, des cœurs en
joie et des danses. Coulé dans le moule de la tragédie lyrique héritée de Lully
et de Rameau, contrairement à l’opéra baroque international, en plus des
chœurs, Gluck, sur le livret de Calzabigi, y introduit onze scènes de danse
dans le goût français. Il y avait donc une cohérence à confier à un
chorégraphe, Frédéric Flamand, la
mise en scène de cet opéra et sa chorégraphie.
Le Ballet National de Marseille (BNM), l’Opéra Théâtre de Saint-Étienne et l’Opéra de Marseille avaient uni leur puissance pour cette production au
pouvoir captivant dû à la réussite de la triple alliance, du chorégraphe, de la
baguette magiquement inspirée de Kenneth Montgomery et des costumes, de la scénographie et de la magie
des images envoûtantes de Hans Op de Beeck.
Sur un fond du deuil d’Orphée, un écran gris dont la transparence
donnera parfois une inconsistance blême de spectres aux danseurs pourtant si
charnellement présents, passant de l’autre côté de ce miroir. Des images vidéo
oniriques, on pense à Cocteau : deux mains, sur une table, édifient, morceau à
morceau, de sucre, une étrange ville pâle, hérissée de gratte-ciels ; plus
tard, bouteille d’eau plastique renversée à bouteille renversée, une autre
ville vaguement bleutée, blafarde, blême, s’érige dont l’eau, à la fin,
répandue du récipient, fera fondre partie de l’autre cité. Un univers
glacé dont un dieu détourné, ou le deuil omniprésent, a banni toute couleur
chaude, vive, vivante (sauf le vert turquoise espérance de la robe d’Eurydice
dans un lointain figé), évoquant des peintres surréalistes belges, moins par
des citations directes que par une atmosphère, des couleurs froides, des
teintes grises, bleutées. Présence plane de l’eau, peut-être larmes en lacs,
paysage désolés d’arbres dressant au ciel le spectre de leurs branches telles
des mains décharnées, comme ces danseurs executive women en tailleur et traders aux costumes gris sévères, dont les corps parfois
horizontaux dressent à la verticale leurs bras d’où émerge, blanche, la branche
d’une main. La danse est frénétique,
répétitive au rythme forcené d’une grande cité, porte peut-être d’un Enfer avec
grilles brouillées, et canapé d’un bureau d’attente vide : monde
fonctionnel de fonctionnaires ? On espère quelques lueurs colorées
d’espoir mais le champ de foire qui semble apparaître n’est que le squelette
d’une fête finie, triste, sans
lampions ni lanternes. Même les Champs Élysées, séjour des héros et des Ombres
heureuses, est d’une brume de limbes, un bref ponton et une barque, sans doute
pour passer le Styx, le fleuve des Enfers glacés des Anciens. Univers où
Orphée, en costume blanc, envers de son deuil, traîne sa douleur. Seule la
danse est un élan de vie, une pulsion, désespérée par sa frénésie même,
cherchant à épuiser la vie.
Cela est saisissant de beauté visuelle et plastique pour la danse,
moderne mais avec quelques signes classiques dans le contexte de la musique de
Gluck. La chorégraphie est belle, les images superbes, et tellement que l’on
souhaiterait que l’une cesse pour que l’on puisse goûter pleinement
l’autre : elles se parasitent.
Interprétation
L’œil
entend et l’ouïe voit. Mais, ici, dans ce magnifique et trop riche spectacle,
émules l’une de l’autre, il faut parfois fermer les yeux pour goûter la
musique, contrariée par un regard trop sollicité diversement. Et quelle musique! menée
de main de maître Kenneth Montgomery, un tempo plus proche de Gluck que celui plus lent du temps de Berlioz,
vif, incisif, sans faiblesse : danse folle des furies infernales et, en
contraste, c’est le menuet qui rythme la « Danse des Ombres heureuses,
suivie du solo de flûte que l’on dirait paradisiaque si l’on n’était dans des
Champs Élysées païens et non dans le Paradis chrétien. Dans le prélude à l’air
d’Orphée, « Quel nouveau ciel… », les sextolets, limpides, rapides,
perlés, coulent de source pour traduire les ruisseaux et roulent et trillent,
comme les chants des oiseaux dans le flot de zéphyr musical. L’on entendra même
les aboiements du chien Cerbère, gardien farouche et furieux de l’entrée des
enfers.
On
saluera les chœurs invisibles même aux saluts, mais sensiblement présents par
la beauté de leur chant, bergers et nymphes, déplorant la mort d’Eurydice dans
le premier acte, esprit infernaux ou esprits heureux dans les Champs
Élysées : le premier acte est pratiquement une cantate pour voix soliste,
Orphée et chœurs.
Le rôle d’Orphée, transposé du castrat d’origine puis du
contre-ténor français au contralto de Pauline Viardot García par Berlioz, était
tenu par Varduhi Abrahamyan, voix d’ombre et d’ambre, aux sombres profondeurs,
déchirante dans ses aigus de douleur. Elle se tire avec aisance de son air très
orné de la fin du premier acte, et se moule dans le tempo presque infernal
imposé par le chef dans « J’ai perdu mon Eurydice… ». Ingrid
Perruche, voix cuivrée, large et
solide, n’est pas une pâle Eurydice même dans son enfer glacé et l’Amour de Maïlys
de Villoutreys est, au sens propre
et classique du mot, aimable, digne d’être aimée.
Onze numéros de danse étaient prévus par Gluck mais ici, la danse, débordant les danses prévues, envahit tout l'espace. Les danseurs du Ballet National de Marseille occupaient la scène et
nos yeux, avec une telle évidence que les trois chanteurs, seuls protagonistes
du drame, essentiellement Orphée, semblaient des pièces rapportées, préoccupés
de faire entendre leur voix dans ce concert visuel dont l’excessive agitation
pouvait sembler, même silencieusement, tonitruante et contrariait l’esthétique
de sobriété néo-classique, dont les théoriciens sont justement Calzabigi et
Gluck.
Les chanteurs sont doublés systématiquement par
des danseurs et ce système fait naturellement double, doublon, doublure :
redondance.
Opéra de
Marseille, 30 novembre et 1 décembre.
Orphée
et Eurydice de
Christoph Willibald, Ritter [Chevalier] von Gluck,version Berlioz de 1859.
Orchestre
et chœurs de l’Opéra de Marseille. Direction musicale : Kenneth
Montgomery ; chef de chœur Pierre Iodice. Mise en scène et
chorégraphie : Frédéric Flamand ; scénographie, images vidéos et
costumes de Hans Op de Beeck.
Ballet
National de Marseille, le BNM ; Varduhi Abrahamyan : Orphée ;
Ingrid Perruche : Eurydice ; Maïlys de Villoutreys : Amour.
Photos Pipitone.
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