PAR ALAIN AUBIN, CONTRE-TÉNOR
ET
JEAN-PAUL SERRA, PIANOFORTE
Théâtre Gyptis, 22 mai 20h30
Sacré Alain Aubin! Avec une enviable carrière de soliste dans le
répertoire des falsetistes graves, de la musique baroque à la musique
contemporaine (on n’a pas oublié en 1998 Les Trois Sœurs, opéra d’après Anton Tchekhov, musique de Peter
Eötvös ni ses créations avec Raoul Lay), notre homme de l’Estaque, infatigable animateur d’une chorale
populaire au Panier, se frotte joyeusement et très librement à tous les genres,
de Falla à Mahler : il se fait (et nous fait) plaisir, peu soucieux
apparemment de s’exposer, de se mettre en danger.
Ce
soir, avec la complicité doucement souriante et concertante du grand
claveciniste (et claviériste divers) Jean-Paul Serra de Baroques graffiti, soucieux également de croiser les genres et les
styles, il se livre à un jeu de miroirs musicaux et épistolaires entre Mozart
et le pas assez fameux aujourd’hui pour ce qu’il fut et fit Joseph de Bologne
Chevalier de Saint-Georges (1739-1799).
Mozart
a vingt-deux ans et Saint-Georges trente-neuf en cette année de 1778 à Paris en
ce Siècle des Lumières, plus ténébreux que ce qu’on croit. Wolfang, accompagné
de sa mère qui mourra sur place, n’est plus le jeune prodige accueilli
autrefois par la frivole aristocratie française, comme un petit singe savant
exhibé en famille dans les salons parisiens et même à la cour. Conscient de son
génie, de la supériorité, indubitable aujourd’hui, de sa musique sur toute
celle de son temps, il s’impatiente, piaffe, vitupère en ses lettres contre la
médiocrité musicale ambiante, contre les manques du chant français (« il
urlo francese », ‘le hurlement français’, disaient les Italiens et
Rousseau) et, ici, son amour-propre est blessé des succès de ce Chevalier
Saint-Georges, compositeur à la mode, « le Voltaire de la musique »,
bretteur célèbre dans toute l’Europe (il eut un fameux combat d’escrime à
Londres avec le (ou la) Chevalier d’Éon), maniant l’épée aussi bien que le
violon, beau, séducteur, disputé par les femmes, mais « nègre »…
Enfin, mulâtre. Fils, en effet,
d’une esclave raflée au Sénégal et d’un planteur noble de la Guadeloupe
qui l’épousera (grandeur du Siècle des Lumières) qui donnera à son fils
l’éducation la plus raffinée pour un aristocrate, dès dix ans à Paris. Mais
malgré tous ses succès de chef d’orchestre à la tête de phalanges prestigieuses
et de compositeur, même la non-conformiste Marie-Antoinette, dont il est maître
de musique, ne parviendra pas à l’imposer à la tête de l’Académie royale de
musique, justement à cause de sa tête (face noire du même Siècle, qui abolira
puis restaurera l’esclavage…)
Donc,
passant de jardin à cour, d’un petit bureau à un autre, le pianoforte au
milieu, de l’espace Mozart à celui de Saint-Georges, Aubin va croiser les
lettres véridiques de Wolfang à son père Léopold et celles qu’il imagine
joliment de Saint-Georges au sien, succès et chagrins aux diverses raisons des
deux musiciens, alternant avec des airs vocaux de l’un et l’autre des deux
compositeurs. C’est la même voix qu’il prête aux deux compositeurs, avec la
chaleur de son accent d’ici alors que tant de gens d’ici prennent l’accent
d’ailleurs. Vocalement, entre lieder de Mozart et romances de Saint-Georges,
Alain en use avec une désinvolte liberté un peu confondante, peu orthodoxe,
morceaux parfois trop graves, parfois trop aigus, avec les conséquences de
soutien ou de sauts périlleux, sans grand souci d’homogénéité de timbre mais
variant les couleurs, transcendant, par un charisme bon enfant, les difficultés
techniques et stylistiques qu’il n’hésite pas à bousculer, se payant le luxe de
nous donner Warnung, en beau
baryton d’origine. Ses graves sont moelleux et ronds, d’une belle couleur
« boisée », ses aigus, dans sa tessiture moyenne, légèrement posés.
On
ne reviendra pas sur la beauté des lieder bien connus de Mozart, la couleur
préromantique de Abendempfindung
entre crépuscule fondant et douceur lunaire. La révélation, ce sont les
romances de Saint-Georges, dans le goût du temps, plus simples, mais toutefois
très belles et le musicien Aubin en a restitué parfois des accompagnements
hâtifs que Serra détaille avec une virtuosité toute délicate. Avec la berceuse
modulante, sur des paroles de sa mère, Dors mon enfant, tes cris me
déchirent le cœur… Aubin nous
bouleverse. Un extrait de l'opéra perdu, L’Ernestine, au livret de rien moins que de Choderlos de Laclos,
l’auteur des sulfureuses Liaisons dangereuses, déçoit par le texte convenu mais ruisselle de
ruisseaux harmoniques fort gracieux sous les doigts de Serra qui nous régale, simple et magistral, en plus ce cet
attentif accompagnement complice et inventif, de deux sonates de Haydn, dont l’adagio de celle en si majeur qui annonce Schubert, avec ce
pianoforte aux franches couleurs dorées dans les forte et mordorées dans les piani. L’Amant discret, dont on attend un« amour accompagné de
mystère » est une romance au thème plaisant de cette époque libertine qui,
en fait, préfère l’éclat et le scandale. Alain Aubin le redonne en bis pour
couronner cette soirée originale et amicale. Plus affiné, ce spectacle d’une
seule soirée, peut-être avec des clins d’œils à deux autres mulâtres
extraordinaires, Dumas, qui écrivit un livre sur lui, et Pouchkine, fondateur
de la littérature russe, sans oublier l’engagement du Chevalier dans la
Révolution, mériterait de tourner.
Il
faut rappeler qu’Alain Guédé,
chroniqueur au Canard Enchaîné et
musicologue, s’est voué à rendre à Saint-Georges et à sa musique sa place. Non
seulement il en écrivit sa biographie, Monsieur de Saint-Georges, le Nègre des Lumières (Actes Sud, 2000), mais le livret d’un opéra en deux
actes sur sa vie, avec ses musiques, au même titre, donné à Avignon en octobre
2005.
Photos
Max Minniti
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