CONSTAT DE NOIRCEUR
George Dandin ou le Mari
confondu
(1668)
Comédie en trois actes de Molière
Théâtre de Lenche
4 avril 2012-04-05
L’œuvre :
le mariage et ses risques
À
l’origine, c’était une comédie complétée de deux actes de ballet comme nombre
d’autres œuvres de Molière, avec des musiques soit de Lully, soit de
Charpentier. Nombre de ces musiques, à en juger par un disque récent[1],
sont centrées plaisamment sur des craintes, à l’époque, de l’infidélité
féminine dans le mariage.
Certes, sans avoir de valeur strictement historique et
sociologique, elles sont du moins des signes, des symptômes dignes de
considération, d’autant que Molière vit une situation matrimoniale qu’il écrit
ou décrit en se mettant en scène lui et sa jeune femme. L’on sait la torture et
la précaution inutile du barbon prétendant dans L’École des femmes (1662), l’année même de son mariage avec Armande
Béjart, de vingt ans sa cadette, sœur officielle de sa maîtresse, certains
insinueront sa (ou leur) fille. Dans George Dandin, il reprend ce thème de l’inégalité des âges dans le mariage, et il
joue le héros malheureux et Armande, la jeune épouse infidèle. De La Jalousie du barbouillé (1662), farce en un acte, il reprendra dans George
Dandin, une scène entière,
l’escapade nocturne de l’épouse et son retournement, et même son nom ,
Angélique. Thématique obsédante et sans doute bien sentie car, dans le Mariage
forcé, version de 1672, il fait
chanter ceci :
« Pour le jeune ou pour le barbon/ À tout âge l’amour est
bon. »
On était barbon (homme mûr à barbe grisonnante) à quarante ans[2],
âge dit « canonique » pour les femmes. Mais il déconseille dans la
pièce, à un homme de cet âge d’épouser, une « jeune beauté » car il
aura « les cornes en partage ». Pour dire, ailleurs, que le cocuage
est inhérent au mariage, quel que soit l’âge du mari. La peu angélique Angélique
de Dandin lui lâche au visage ce terrible aveu : « mon dessein n’est
pas de renoncer au monde, et de m’enterrer toute vive dans un mari. »
Bref, elle se révolte contre le sort courant des femmes jeunes, ensevelies dans
l’âge décrépit de l’époux qui fait norme légale et non le leur.
Dandin s’épuisera en vain à faire dresser un constat d’adultère de
sa femme qui le trompe sous son nez en tentant de faire de ses nobles
beaux-parents des témoins oculaires de l’inconduite de leur fille. Mais le seul
constat est celui de l’inégalité sociale et de la noirceur du monde ligué
contre lui.
Ici, George dandin n’est pas le Paysan parvenu et triomphant de Marivaux d’un siècle plus
tard : c’est le mal parvenu riche qui, d’entrée fustige ceux qui comme
lui, ont voulu
Si dans ce mariage d’intérêt il gagne un titre qui décline et
redouble plus sa paysannerie qu’il ne signe sa neuve noblesse dérisoire, George
Dandin de la Dandinière, ce dindon d’une farce cruelle y laissera des
plumes : il croit épouser une demoiselle de nobles parents mais, comme le
lui dira crûment celle-ci : « ce sont eux proprement qui vous ont
épousé.» Et en effet, les parents, nobliaux ruinés, ont épousé son argent pour
redorer leur blason, vendant leur fille à son corps défendu et défendant,
contre son gré, qui s’arroge de façon très moderne le droit de disposer
d’elle-même, contre famille et mari. La conclusion du mari et gendre berné et
humilié est terrible, suicidaire :
« lorsqu’on a, comme moi, épousé une méchante femme, le
meilleur parti que l’on puisse prendre est de s’aller jeter dans l’eau, la tête
la première ».
Réalisation et interprétation
On entre dans le théâtre, enveloppé dans une brume des consciences
ou du temps. Dans l’obscurité, vaguement trouée de petites fenêtres de ce monde
clos, à cour et à jardin, on distingue deux escaliers montants et joignant une
étroite galerie à mince rambarde. En haut, forteresse assiégée des galants
potentiels, la demeure de Dandin, face à une porte, comme celle du bas, comme
dans les futurs vaudevilles, propices, à défaut de placards, aux entrées ou
occultations d’urgence de l’amant furtif. Mais pas d’issue pour le mari,
finalement traqué et persécuté. Efficace décor parlant de Christophe Goddet et Pascal Périer dans ces clairs-obscurs angoissants de Marie
Lefèvre, plus propices aux
traquenards dramatiques qu’aux quiproquos comiques.
Sur le sol noir aussi, quelques planches blanches en zigzags aigus
sont comme un chemin protégé pour les gens d’en haut qui, question de rang et
préséance, ne cèdent pas le pavé, ou du moins ce trottoir symbolique sur lequel
ils trottinent ou jouent à une sorte de marelle désinvolte comme Angélique,
équilibre sur la corde de la morgue aristocratique, tandis que les roturiers,
la plèbe, pataugent dans la glèbe, comme Dandin, avec leurs gros sabots. Les
marches sont aussi tribune pour les leçons de maintien, de bonnes manières et
de langage données au malheureux par le sire de Sottenville et son illustre
moitié de la Prudoterie, choqués de l’entendre appeler
« femme » sa femme et non «Madame » suivi du titre, selon
le code de la civilité. La réponse de Dandin « ma femme n’est pas ma
femme? » est peut-être la seule réplique vraiment comique de ce texte
sombre. Les escaliers sont aussi le piédestal ou la tribune du haut de laquelle, à l’amant
en goguette goguenard, on fait dire ses excuses au pauvre Dandin au pilori, à
genoux.
Les costumes de Joëlle Brover ont la même beauté et efficacité dramatique : tout noir pour
Dandin, sans éclaircie, béret franchouillard vissé à la tête sauf lorsqu’il est
contraint cruellement aux excuses envers les coupables, blanc et chemise rayée
pour le père noble, pochette coquette et canne à la main, tenue blanche de
tennis avec visière pour l’amant, Angélique en jupe noire à rayures, la mère
noire trouée de pois blancs, la soubrette en motifs gris, noirs et blancs, le
valet en maillot rayé. Monde noir zébré de clarté pour les heureux. Comme un tas abandonné ou relégué dans un coin, Colin le taiseux (Ivan
Romeuf) à la corvée de
patates : près de la terre, pommes de terre que la mère aristo, enflée
d’importance (Joëlle Brover),
menton arrogant, odieusement altière, pour s’enfler le ventre
creux des prétentions hautaines, n’hésitera pas, abdiquant sa hauteur, à ramasser
subrepticement. Colin est aussi le pourvoyeur en paniers « bio » des
nobliaux sans doute faméliques vivant aux dépens d’un gendre méprisé mais qui a
reprisé leurs dettes.
À la cohésion scénique répond le jeu, réglé dans les
mouvements comme dans la mécanique vaudevillesque des entrées et sorties,
notamment dans la folle scène nocturne. La diction est parfaite, avec la
préciosité affectée de la prononciation des parents nobles aux gestes
stéréotypées, drapés dans leur naphtaline hautaine, le père campé par
un Maurice Vinçon dont l’apparente innocuité et la douceur bonhomme rendent
encore plus cruelles les vexations qu’il inflige à son gendre. Le Clitandre de Jean-Marc
Fillet, en tennisman à perruque de
Beattle, a la souplesse d’un amant de Commedia dell’Arte, malicieux et vif. Son
valet, Lubin (Eric Poirier) à la
belle voix grave, joue les gaffeurs impénitents avec un naturel paysan
confondant, courtisant la Claudine rétive et ombrageuse de Catherine
Swartenbroeckx, qui fait sentir dans
sa tirade et ses répliques que sa solidarité avec sa maîtresse, moins qu’une
complicité domestique, est un engagement personnel profond de femme déjà
blessée par la tyrannie des hommes. Angélique, c’est Sandra Trambouze : remisant son charme, elle mise son jeu sur la
dureté, même contrainte par la violence du mariage forcé, la cruauté de la
femme qui venge sur son mari, inégal en rang et en âge, la souffrance subie par
le despotisme des parents et de la société. C’est une femme rebelle laissant
percer, parfois, comme un éclair, la gamine joueuse sous l’impitoyable épouse
mordant les mots qui mordent. Denys Fouqueray prête à Dandin un visage buriné qu’on dirait par la
souffrance, une voix blessée, une attitude noble même dans l’indignité à
laquelle on contraint la victime de demander pardon à ses bourreaux. La tête
encadrée par le fenestron, les traits sculptés par la lumière, il
est une image de l’humaine douleur. Et, pendant la joie de la saynète comique,
son immobilité prostrée, étranger à la fête, il dit, en silence, la tragédie de
cette comédie.
Ivan Romeuf (assistante, Marie-Line
Périer)
signe-là peut-être l’une de
ses plus belles mises en scène, comme douloureusement à l’aise dans le malaise
général de ce monde. De ce constat de noirceur, sans doute n’a-t-il pas le cœur
à rire mais à pleurer et même l’insertion finale de La Jalousie du barbouillé, comme une mise en abyme parodique et festive de la
scène nocturne de Dandin, théâtre
clair dans le théâtre noir, si elle arrache quelques rires par le débridement
et déguisements joyeux des comédiens, est une farce qui ne relève pas la sauce
amère de cette tragédie domestique.
Création et coproduction : Théâtre de Lenche
/Cie
l’Egrégore
Photos : Jeanne Marty
1. Costumes jour et nuit de l'entre-deux moral ;
2. Doigts impératif et accusateur du couple noble sur l'innocent Dandin ;
3.
Blancheur dans la nuit de l’hypocrite épouse en robe de chambre (Sandra
Trambouze) consolée par son père ;
1. Costumes jour et nuit de l'entre-deux moral ;
2. Doigts impératif et accusateur du couple noble sur l'innocent Dandin ;
4 .
Parents nobles en robes de chambre (Joëlle Brover et Maurice Vinçon) ;
5. Délire
du barbouillé (Maurice Vinçon emperruqué, Sandra Trambouze enchapeautée, Catherine
Swartenbroeckx, blondifiée et Éric Poirier échevelé.
[1] Voir Musiques
pour les comédies de Molière, Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), CD par la Simphonie du Marais
(Hugo Reyne), Musiques à la Chabotterie.
[2] Sur les conceptions sur l’âge à cette époque, je renvoie à mon
livre D’un Temps d’incertitude, chap. VI. La
longue saison des crépuscules, VII. L’ère des pères, VII. Combats de coqs,
soleil couchant, IX. L’âge des barbons, p. 197-246, Éditions Sulliver, 2008.
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