STREET SCENE
Musique de Kurt Weill,
livret d’Elmer Rice,`
Opéra de Toulon
Création française
Même sans le savoir, tout le monde connaît quelque air de Kurt Weill, ne serait-ce que des extraits de L’Opéra de quat’sous (Die Dreigroschenoper), pièce de théâtre musical de 1928, sans doute l’obsédante rengaine de Mackie Messeur, Mac le Surineur, popularisée par d’innombrables versions mondiales. Les connaisseurs de théâtre connaissent aussi sa collaboration fructueuse avec Bertolt Brecht avant et après leur fuite du nazisme aux Etats-Unis (où s’était aussi exilé Schönberg) : leur collaboration y donna encore deux œuvres puissantes Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny et Les Sept Péchés capitaux. Les mélomanes n’ignorent pas ses qualités musicales, son utilisation efficace d’effectifs instrumentaux réduits, la sécheresse cinglante de sa rythmique, son harmonie concise qui n’ignore rien de la palette musicale de son temps ouverte à toutes les musiques.
L’œuvre
Avec cela, on méconnaît ici ses ouvrages américains, souvent pour Broadway. En tous cas, Street Scene (1947), œuvre majeure sinon son chef-d’œuvre, demeurait inédit chez nous et il faut remercier l’audace bien mesurée de la programmation de Claude-Henri Bonnet, directeur de l’Opéra de Toulon pour en avoir assuré la création en France.
L’œuvre, son sujet, tiré par Elmer Rice d’un de ses pièces (1929), reste dans la continuité de la critique sociale antérieure de Brecht-Weill et dépasse par là le cadre de la comédie musicale où on la range faute de pouvoir lui assigner une catégorie précise dans notre pays obsédé d’étiquettes, dérangé face à tout ce qui bouscule les genres. Or, Weill use librement de la liberté américaine guère assujettie aux traditions fixistes : cette pièce est théâtre en prose, drame lyrique en vers (de Langston Hughes) dans un « melting pot » musical savant et populaire, américain et européen (on sent Puccini et Gershwin, blues, jazz, très présents), tout en demeurant très personnel. Enfin, les scènes de danses requièrent aussi une maîtrise lyrique et chorégraphique des acteurs-danseurs-chanteurs, auxquels nous a habitués le cinéma musical hollywoodien, que l’on ne voit guère de ce côté-ci de l’Atlantique aux genres et compétences artistique cloisonnés. En cela, c’est bien une œuvre américaine. Il est vrai qu’avec une quarantaine de personnages, exigeant de tous une parfaite maîtrise de l’anglais américain, cette Ouvre n’est pas aisée à monter ici
Le passage du dialogue parlé au chanté se fait avec un naturel qui renvoie, bien sûr, au cinéma mais qui n’a pas rompu avec ce que Brecht appelait la « distanciation », une façon de rappeler au public, entre autre par des « songs », que nous ne sommes pas dans la réalité, quel que soit le réalisme des situations, mais face à une situation entre l’éthique et l’esthétique : le politique.
Cette « scène de rue » est une tranche de vie populaire au mois de juin (la chaleur explique que tout le monde soit dehors) à New York, d’abord dans un unanimisme à la Manhattan Transfer de Dos Passos (ensembles, chœurs d’enfants) qui, dans le décor urbain, plante un décor humain où se joueront ensuite des destins individuels qui se croisent en un espace et temps réduits. Les noms des nombreux personnages correspondent à de « melting pot » de l’époque où les diverses origines d’immigrés ne sont pas encore dans des ghettos incommunicables, cultivant leur différences : dans des situations d’égalité et, sans frontière humaine, il y a les Wasp, blancs anglo-saxons protestants (les Jones, Maurrant, etc) les Italiens (les Fiorentino), les germaniques (les Hildebrand), les scandinaves (les Olsen), les Juifs de l’est (les Kaplan), etc. On voit le couple noir vaquant aux humbles besognes collectives (poubelles, carreaux), l’immigré italien chantant un hymne aux gelati, les crèmes glacées de l’american way of life (et de la future obésité), le rêve américain d’ascension sociale de Rose la secrétaire désirée par son patron qui lui propose une « promotion-canapé », le vieux communiste dénonçant le système (pressentiment du macchartysme), l’Américain conservateur, tyrannique, réactionnaire, la Bovary de quartier dont les rêves se sont dissout dans l’eau de la vaisselle, qui finira assassinée par son mari jaloux, la petite frappe : bref, un myriade de personnages aveuglés par les lumières du mirage américain et surtout ses ombres, symbolisés par cette bourse d’étude à une collégienne méritante, fêtée par tous, assortie de l’expulsion radicale de la famille pour non paiement de loyer, aux yeux aussi de tous, impuissants. Les commères médisantes ont le rôle d’un chœur antique dérisoire et fatal puisque cela finira par un drame passionnel de la jalousie, avec cette arme dont on ne dit nulle part qu’elle est libre d’accès dans ce pays de la liberté mortifère.
La musique adopte subtilement les couleurs de la comédie au drame et les thèmes sont présentés dans l’air nostalgique, déchirant de rêves fanés de Mrs Maurrant et récurrent sous diverses formes tout au long de l’œuvre.
Réalisation et interprétation
Décor unique pour scène unique d’une unique rue (Valérie Jung) : le front d’un immeuble modeste pour cette immodeste New York. Éclairées diversement, des baies ouvertes où des personnages bâillent, raillent, baillent aux corneilles par une chaude nuit d’été ; côtés de ville géométrique nocturne, façades d’immeubles percés ou mieux, ouverts de fenêtres fermées, stylisation graphique de BD américaine. Le mirage américain est peut-être métaphorisé ici par le vaste néon insomniaque. Les costumes (Frédéric Olivier), sont d’une nostalgique esthétique année 50 du XX e siècle, assez New look de Dior selon Harper’s Bazaar descendu dans la rue, jupes bouffantes pour les dames, tailleurs, avec ces signes du rêve petit bourgeois des pimpants chapeaux de la respectabilité.
La mise en scène d’Olivier Bénézech utilise habilement cet espace exigu pour tant de monde, sorte d’agora antique où se joue la comédie et le drame, avec à la fois du naturel et de sortes de plans de comédie musicale d’époque qui étagent les groupes, la foule, avec fluidité, tandis que les lumières de Régis Vigneron jouent le jeu du technicolor avec bonheur et ses ombres bleutées du cinéma de ce temps. On aime aussi ces chiens promenés, qui ajoutent au naturalisme amusé de l’ensemble.
Indubitablement, le chef Scott Stroman, connaît cette musique, en a le style et le mordant, et porte au mieux l’orchestre de l’Opéra, mais il a un tel punch, que, du moins de la place où j’étais, les chanteurs étaient souvent noyés dans les éclats d’un orchestre a tutti et de cuivre étincelants. Dans le blues, de début et de fin, Laurence Craig (le concierge) surnage heureusement de sa belle voix sombre et le nocturne poétique de Sam (le ténor Adrian Dwyer), bruissant des sons de la nuit, chant de détresse et de solitude, est miraculeux d’harmonies suspendues délicatement. Autre ténor, Joseph Shovelton est un Lippo plus italien que nature dans la célébration gouailleuse de l’Amérique des gelati, dans une amusante scène qui singe la statue de la Liberté, un cornet de glace au lieu du flambeau à la main. En Rose rêveuse, Ruby Hugues a une touchante fraîcheur et, en mère aimante, amante aux furtifs bonheurs, épouse maltraitée et victime du crime passionel, Elena Ferrari en Mrs Maurrant, d’une voix délicate exprime la force de l’échec, bouleversante en belle âme trahie par la vie. Mais, en mari et père tyrannique, réactionnaire bourru et sombre, Laurent Alvaro, voix noire et terrible, est grandiose de puissance pathétique et terrifiante. Tous les interprètes seraient à citer mais on rendra un hommage particulier au couple Amélie Munier et Djamel Mehnane, campant diers personnages, mais parfaits en primaires Mae et Dick qui chantent et dansent dans une chorégraphie très Broadway de Caroline Roëlands. Le chœur (Catherine Alligon) et celui des enfants (Christophe Bernollin), menés par s’en tirent tous aussi bien. Une audacieuse réussite.
Opéra de Toulon
Dimanche 14 mars , Mardi 16 mars
Street scene
Musique de Kurt Weill, livret d’Elmer Rice d’après sa pièce ; « lyrics » de Langston Hughes.
Direction musicale : Scott Stroman ; Orchestre, chœur et ballet de l’Opéra.
Mise en scène : Olivier Bénézech ; chorégraphie : Caroline Roelands ; décors : Valérie Jung ; costumes : Frédéric Olivier ; lumières : Régis Vigneron.
Distribution :
Anna Maurrant : Elena Ferrari ; Rose Maurrant, Miss Hildebrand : Ruby Hughes ; Franck Maurrant : Laurent Alvaro ; Willie Maurrant : Louis-Alexander Désiré.
Shirley Kaplan : Martine Favereau ; Sam Kaplan : Adrian Dwyer ; Abraham Kaplan : Guy Flechter ;
Greta Fiorentino : Julia Kogan ; Lippo Fiorentino : Joseph Shovelton ;
Harry Davis : Lawrence Craig ; Miss Davis : Catherine Vitulin ;
Carl Olsen : Paul Reeves ; Olga Olsen, Nursemaid 2 : Harriet Williams ;
George Jones, Harry Easter : Sébastien Lemoine ; Emma Jones, Nursemaid 1 : Charlotte Page.
Charlie Hildebrand : Gaëtan Rodrigues ; Jennie Hildebrand, Mae Jones : Amélie Munier ; Daniel Buchanan : Thomas Morris ; Vincent Jones : Julien Balajas ; Dick Mc Gann : Djamel Mehnan ; Steve Sankey : Edwin Cahill.
Photos Olivier Pastor
1. Scène de ménage entre Mr et Mrs. Maurrant ;
2. Hymne aux gelati américano-italiens ;
3. Après le meurtre.
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