Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.

L'auteur

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Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

lundi, novembre 27, 2023

DE QUOI TRINQUER

 

SCATOLOGIE CONTRE ESCHATOLOGIE : EXORCISME ?

            L’Opéra et la Criée, sans s’être concertés—mais on aime ce concert, cet accord, parallélisme sinon de concert, de conserve— programmaient deux œuvres anciennes, l’une antique, qui interrogent, hélas, notre plus brûlante actualité, Autodafé de Maurice Ohana (1971), et cette paix qu’on cherche sans trouver depuis une éternité, La Paix d’Aristophane de près de 2600 ans, (421 av. JC), presque contemporaine de la fondation de Marseille. Étrange coïncidence du tragique et du bouffe, à plus de deux millénaires de distance, pour dire la pérennité désespérante de la misère humaine, misérablement et tenacement accomplie par les hommes, acharnés à détruire entre eux et autour d’eux.

À LA PAIX !

D’APRÈS ARISTOPHANE,

 PAR ROBIN RENUCCI ET SERGE VALLETTI

Marseille, la Criée, du 8 au 26 novembre 2023

Donc, sans aller me faire voir chez les Grecs, c’est le Grec Aristophane que je suis allé voir chez nous à Marseille, pardon, Phocée, donc, chez eux, chez lui, cette histoire fondue non de fondation, de fondement, de sinon Phocée, de fosse septique débordante pour fausse sceptique réception qui me fait en appeler à ma CULtuelle CULture, pourtant en rien cucu, ni cucul la praline, pour torcher un papier dont il faudrait sans doute des tonnes comme pendant la pénurie de la pandémie, pour en essuyer l’excès excrémentiel.

Sans reCULade, j’en appelle donc à ma CULture comme moindre des maux pour user de mots qui ne sont guère les miens[1]. Il y eut Rabelais ne reCULant pas devant les jeux défécatoires sans déférence et Montaigne : « Si haut que l'on soit placé, on n'est jamais assis que sur son cul. »

Mais qu’advint-il, depuis, de ces gauloiseries se bouchant le nez, mettant le mouchoir par-dessus de la pudeur victorienne voisine ? La périphrase voilée drapant les gros mots, « le petit coin pour aller faire la grosse commission », et mot imprononçable sauf par tel intrépide héros : « Le mot de Cambronne », à voix basse, « le mot de cinq lettres ». En 1896, Ubu roi d’Alfred Jarry faisait scandale en levant le rideau sur le tonnant, détonnant, tonitruant bi-syllabe : « Merdre ! »

Ce fut le règne des points de suspension laissant en suspens, audacieux pour le bourgeois délicieusement effarouché, le mot irrévérencieux, innommable même pour nommer une professionnelle du service de bouche : La P… respectueuse du libertaire Sartre jadis. Même si les « Putain ! » fleurissant naguère encore seules les interjections viriles sont désormais devenues exclamations généralisées, banalisées, fleurissant aujourd’hui jusqu’au bouches de pures jeunes filles qui ne reCULent même pas à proférer de mâles protestations : « Je m’en bats ! », sans doute plus usées sémantiquement par l’inflation langagière que par la revendication d’égalité féministe ou le vindicatif triomphalisme castrateur brandissant comme trophées de victoire sur le patriarcat des attributs masculins émasculés par des femmes se proclamant « couillues. »

Après tout, merde !, puisqu’il faut l’appeler par son nom, sans jugement de valeur ou diagnostic critique de moliéresques médecins savamment penchés sur les selles que le Roi Soleil, à peine descendu de sa chaise percée, condescend à soumettre à leur docte examen, ou l’autre Bourbon Ferdinand Ier des Deux-Siciles, le Nasone des Napolitains, beau-frère de Marie-Antoinette, coprophile avéré, mettant en scène devant ses courtisans, après ou pendant la table, repus de repas, ses « déventrées », que rapporte en témoin effaré son autre beau-frère l’Empereur Joseph II, décrivant le monarque, culotte aux chevilles, vase à la main, courant à la ronde pour faire admirer joyeusement au public ébahi le produit de sa défécation.

Eh bien, merde ! j’ose le mot, sans vouloir être plus merdique que le très long merdier du prologue pas emmerdant mais merdeux, qui se suffit bien à lui-même, filant bien longuement la métaphore de la merde du monde, du monde de merde qui est le nôtre, décliné en diarrhée verbale : certes, quand on est dans la merde jusqu’au cou, on est bien obligé de marcher tête haute. D’ailleurs, merde et théâtre font bon ménage : puisque y marcher dessus suppose porter bonheur, « merde ! » c’est le terme propitiatoire que l’on offre en souhait de chance, de succès, à l’acteur, au chanteur avant d’entrer en scène.

Ce préambule suit l’exact original grec : désespéré de la situation politique (le conflit entre Sparte et Athènes, la Guerre du Péloponnèse), belliqueux partisan de la paix, un vigneron a élevé un bousier, coléoptère coprophage, mangeur de bouses, d’excréments, pour voler vers l’Olympe et demander aux dieux la raison de la déraison des Grecs déchirés entre eux.

Dans cette vision moderne, le bousier est devenu une énorme cuve de vinification appartenant à un hirsute patron vigneron Yves Rogne (ivrogne). En panne : on peste contre la puante, pétante, pétaradante machine dont, de manière crue, on nous informe qu’elle se nourrit de merde, insatiable, alimentée par des tuyaux qui sont sans doute ceux que l’on voit même dans la Marseille actuelle vidanger les trop rares mais replètes cabines de toilettes publiques. Cela nous vaut scènes et tirades sur la merde avec un humour moins potache que pot de chambre avec explicitation bégayante de la métaphore guère obscure du caca-pipi, ca-pi-talisme : la merde, non seulement humaine, la fiente, on la flaire, on foule la matière fécale, on y patauge à plaisir, ou déplaisir selon sa nature.

Plus plaisante est, à notre époque où se pose avec acuité le problème des combustibles fossiles en voie d’épuisement, ou dangereux pour les écosystèmes de la planète, ressources énergétiques naturelles non renouvelables, tels charbon, gaz naturel et pétrole, la subtile proposition du carburant le moins dangereux, le plus organique qui soit, en plus inépuisable : la merde. De cette rigolarde régression au stade anal on passe à la progression scientifique de transformation du méthane (émission de gaz généré par le bétail, le fumier et les rejets gastro-intestinaux d'origine humaine) dangereux pour le climat, en source d’énergie renouvelable, en biogaz, carburant naturel.

En tous les cas, c’est grâce à ce merdique carburant que, sur son spécial vaisseau spatial, Yves Rogne (Guillaume Pottier, gueule entre pâtre grec grandi trop vite en trogne et voix jupitériennes), élevant et allégeant le débat merdeux d’ici-bas, s’envole pour l’Olympe. C’est d’une grande justesse historique en regard de la comédie ancienne grecque où le vigneron, soulignant l’effet virtuose, s’adressait autant au public qu’au machiniste réglant son envol périlleux vers les cintres, superbe technique de machines à rêve, dont héritera le théâtre baroque. Cela nous vaut de belle scènes planantes et volantes de personnages dans la brume onirique et les fumées des songes.

À la question angoissée du héros en quête de paix ne répond que le silence éternel de la divinité : les dieux, de guerre lasse, ont laissé les Grecs aux leurs, les ont abandonnés à leur inlassable folie fratricide. Comme interlocuteur, notre héros aura Hermès, cuirassé entre Guerre des étoiles et armure d’Heroic fantasy, descendant en fusée verticalement de l’empyrée, gardien ombreux des lieux, fusant un refus rogneux à Rogne Yves : Alex Fondja, ôté son casque spatial, plus emmitouflé que camouflé par son armure, gros poupon de celluloïd sombre se laissant vite bercer aux boniments que lui verse, non sans vers, la douce vigueur rhétorique de l’habile et labile vigneron qui entend le gagner à la chevaleresque cause de la Paix disparue, belle héroïne prisonnière, qu’il faut arracher, digne exploit de mythiques héros, à son horrible geôlière pour recréer l’harmonie du monde. Il tente de le séduire, de le soudoyer par des arguments captieux et capiteux, bien marseillais, lui susurrant :

 « Tu auras une chambre à l’année dans l’hôtel Hermès, celle avec la terrasse. Même Guédiguian, il fera un film sur toi. Hermès et Jeannette, tu imagines ! Tu recevras la médaille de la ville ! On te verra au balcon de la Mairie ! Y aura des grands défilés de camions-pizza sur la Cannebière avec ton portrait en grand ! »

Dans une scène infernale, tout en cannibalesque fumet et fumées toxiques on découvre la Cruella qui enferme la Paix dans un trou sous une énorme dalle scellée. Sur un trône et autel sacrificiel, devant une énorme marmite bouillonnante, la Guerre (Anne Lévy, bellement effrayante, hérissée, hystérisée, fumante et fulminante) mi-Gorgone mais entière Maîtresse au fouet, volcanique cuisinière de Vulcain (pardon, Héphaïstos en grec) concocte un peu ragoûtant ragoût : une pincée de Talibans, une poignée de Syriens, des Slaves hachés menu, des Jaunes blanchis, des Blancs montés en neige. Comme condiments corsés et contrastés, elle rajoute des Corses et des Parisiens, des Aixois et des Marseillais (elle aurait pu ajouter des supporters de l’OM et du PSG ou de l’OL !). Elle salive, la salope, et se ravit rageusement de la réussite de sa recette : « Cela va faire une chiée de problèmes ! ». Apéritif ou dessert, au menu, elle ajoute des Libanais mis à mijoter avec des Israéliens (la version de la pièce est antérieure au conflit avec le Hamas), et « passe au chinois les Ouigours ». En somme, avec cette addition politique au sommet de l’Olympe, et après l’état écologique accablant de la planète à ras de terre, du début à la fin, c’est un réquisitoire, un constat actuel de notre monde de merde.

Le problème du patriarcat ne pouvait manquer dans ce répertoire des maux de notre société, dès l’alerte jeune ouvrière du début, style femme de ménage en gants rouges et bleus de travail.

L’inclusion de femmes est un hommage à l’auteur antique qui avait écrit au moins trois pèces dont elles sont les héroïnes : L’Assemblées des femmes montrait leur prise du pouvoir qui les amène à faire tout le contraire de ce que font les hommes (en rien féminin puisque c’est le propre de tout pouvoir de défaire ce qu’a fait le prédécesseur). On connaît aussi d’Aristophane Les Thesmophories, où les femmes organisent une véritable assemblée et légifèrent. Mais on n’oublie surtout pas sa pièce en un acte sur la grève du sexe des femmes athéniennes pour protester contre la guerre des hommes, et l’on se souvient que Serge Valletti avait produit une adaptation de la pièce la plus célèbre d’Aristophane Lysistrata, sous le jeu anagrammatique du titre La Stratégie d’Alice.

Dans À la Paix ! Les femmes sont partenaires et complices des hommes et la véhémente femme politique masculinisée par son allure de chef(f)e est digne d’un homme par sa tentative cynique de récupération de la gloire de l’héroïque vigneron.

Cependant, la délicieuse mais trébuchante énonciatrice de la brève inclusion d’écriture inclusive incompréhensible (« acteur-trice », ou « auteur-trice » ?) est la flagrante condamnation orale de ce délire linguistique féministe qui ignore la loi universelle —qui n’a pas de genre, de sexe— d’évolution des langues, par le moindre effort, le raccourci : on est venu au théâtre ou au ciné —plus au cinématographe— à vélo, pas à vélocipède, en métro, pas en métropolitain, en auto, pas en automobile, etc.

Trop rapides pour pouvoir les capter toujours, les jeux de sons, jeux de sens répondent aussi au genre ancien, et il y a une logique de situation du cheval volant Pégase devenu Pet/gaz par le miracle du coursier du héros virevoltant dans les airs. Le jeu déconcertant proposé d’emblée au public de claquer des mains, comme à des enfants en défaut de joie ou dans des jeux télévisés infantilisants, gêne un peu. On nous tend la perche et l’on tire la corde, un peu grosse, de la solidarité forcée pour délivrer la Paix de la dalle qui ferme sa cave, qui s’avère une ambiguë Boîte de Pandore puisque la Fête qui célèbre son retour en révèle la fragilité : pour des broutilles, des brouilles. Bref, embrouilles, carambouilles : guéguerres, guérillas, plus que fête des voisins, dégénérant en guerres.

Revenons à nos Grecs, nous leur devons tant et tant de mots savants : scatologie vient de skôr « excrément », et logos, « parole », donc, ‘parole sur la merde’; eschatologie vient d'eschato, « l'extrémité, le dernier », et de logos : en philosophie et théologie, c’est une parole, un traité sur les fins dernières de l'homme, microcosme, et la fin du monde, cosmos, tout entier. Alors, je disais bien : exorcisme, rituel religieux, magique, pour conjurer un démon, un danger menaçant, la scatologie contre l’eschatologie. En somme, hérité des Grecs, le théâtre. Alors oui, merde !

Le texte original, La Paix : statique énonciation devient optative ; À la Paix ! extatique souhait de l’ivresse après avoir tant trinqué  ici-bas : on trinque à la paix ? On accepte l’augure, même si l’angélisme pacifiste de cette fable, sur rap naïf d’IAM à l’appui, semble le sourire volontariste du pessimisme : un vœu pieux ?

 

À la Paix ! d’après Aristophane
Théâtre National de La Criée
Marseille

Adaptation Serge Valetti et Robin Renucci
Mise en scène Robin Renucci,
assisté d’Aurélien Baré
Avec Guillaume Pottier, Kristina Chaumont, Alex Fondja, Anne Levy, Frédéric Richaud, Aurélien Baré, Heddy Salem, Claire Bonfils, et les élèves comédiens de l’École Régionale d’Acteurs de Cannes et de Marseille, Maël Chekaoui, Victor Franzini, Marie Mangin, Gaspard Juan, Julia Touam
Scénographie de Samuel Poncet
Costumes de Jean-Bernard Scotto, assisté de Cécilia Delestre
Son de Jérémie Tison
Lumières de Julien Guerut
Régisseur général Philippe Chef
Fabrication machine par les Ateliers Sud Side, Marseille, du décor par Eclectik Scéno, Dijon et Atelier théâtre de La Criée
Chorégraphie Aurélien Descloizeau
Avec le regard amical de Catherine Germain

 Photos : Raynaud de Lage

1. Yves Rogne ;

2. Hermès et Yves ;

3. La Guerre en sa fureur;

4. Corde tendue au publkic pour délivrer la Paiw.

 



[1] Il y a longtemps, comme je dictais au téléphone ma chronique hebdomadaire, « L’humeur de Benito Pelegrin » au Provençal, à propos du Minitel rose, comparant la drague drue moderne à l’amour courtois, à ma phrase : « la main sur le cœur est remplacée par la main sur le cul », terme pour la première fois employé par moi, mon petit garçon s’écria : « Maman, papa, il dit des gros mots ! », tant mon libertinage vrai s’accommodait mal à la liberté des mots.

mardi, novembre 21, 2023

SUCCULENTE SARDINADE

BOUFFE MAIS PAS BOUFFIE,

         cette nouvelle production de cette opérette à l’intrigue digne d’un opéra-bouffe mise en scène par Simone Burles qui, en multicolores coiffures bouffantes ou ébouriffées, est bluffante de justesse comique sans boursouffler le trait marseillais de marseillades de mauvais aloi.

UN DE LA CANEBIÈRE

OPÉRETTE EN DEUX ACTES

de VINCENT SCOTTO

Livret d’ALIBERT, Raymond VINCY et René SARVIL
Création le 1
er octobre 1935, à Lyon, au Théâtre des Célestins

Théâtre Odéon, samedi 18 novembre

Unique en France, le temple marseillais de l’opérette, l’Odéon, puisqu’il faut l’appeler par son nom, tout en haut de la Canebière, présentait à heure et jours présentables pour seniors et enfants, à 14h30, samedi et dimanche 18 et 19 novembre, Un de la Canebière, opérette marseillaise de 1935 La musique est de Vincent Scotto, connu de tout le monde, et paroles, que tout le monde connaît, de René Sarvil, que tout le monde ignore, comme dit un livre qui lui est consacré, Sarvil, l'oublié de la Canebière. Et pourtant, même si Vinci et Alibert participèrent aussi au livret d’Un de la Canebière, en plus des textes d’opérettes célèbres en leur temps, c’est Sarvil qui a écrit la plupart des chansons célébrées de Scotto, non seulement celles fameuses interprétées par Alibert, qui était de la création d’Un de la Canebière (en fait créée à Lyon), mais aussi d’autres succès interprétés par des chanteurs célèbres de l’époque, Mayol, Fernandel, Rellys, Sardou (père), Andrex, Reda Caire et même Maurice Chevalier. Sans oublier Tino Rossi que nous pouvons encore écouter sur Youtube, non avec l’accent corse mais marseillais dans l’une des chansons d’Un de la Canebière, Le plus beau tango du monde, un succès méritant d’être mondial en ce temps où l’opérette marseillaise lançait, du moins en France, ce qu’aujourd’hui on appellerait des tubes : et classés désormais au répertoire précieux de Patrimoine populaire national.

Dans le hall d’entrée, où l’on se pressait —comme des sardines naturellement— des hommes-sandwiches appétissants aux dames, les bras musclés nus émergeant de la boîte à l’enseigne des Sardines de Tante Clarisse, hélaient et appâtaient la foule en distribuant le programme alléchant : d’emblée, une sardine sans arêtes, qui nous en bouche un coin sans boucher le Port de Marseille. On les retrouvera souvent, avec les acteurs et chanteurs, déambuler ou courir dans la salle parmi les spectateurs selon les vagues d’une action débordant du plateau, pour se répandre en ondes au parterre, entraînant encore plus le public dans leur joyeuse bande et sarabande. 

Lieux de Marseille

Le premier tableau, c’est le Vallon des Auffes, son viaduc de la Corniche surplombant l’anse et les bateaux, et l’enseigne aujourd’hui fameuse de Fonfon, clin d’œil actuel comme plus tard le fanion de l’OM, inexistants alors : le petit patron pêcheur, Toinet (Grégory Benchenafi), ses deux associés Girelle (Claude Deschamps), Pénible (Jean-Claude Calon) et ses marins, mousse, matelots, recousant les filets ; scène ordinaire de la vie de pèche sans péché, apparemment pour l’heure aussi échouée que le paraît le museau du pointu qui pointe. Un autre tableau, c’est la simple mer mouvante, émouvante comme une femme pour l’ode ondeuse, ondoyante, le fox-trot voluptueusement chanté par Toinet, le beau jeune premier, J'aime la mer comme une femme. Un autre tableau aura inévitablement la Bonne Mère pour fond avec le dos massif de l’ascenseur disparu, un simple étal de fruits en premier plan figure, à l’économie, le travail des partisanes, les fraîches comme leurs primeurs Francine (Caroline Géa) et Malou (Priscilla Beyrand), les revendeuses de légumes qui se seront rêvées, faisant rêver les garçons se rêvant industriels de la sardine, « estars » de cinéma. Jeu de jupes, de dupes, le temps d’une nuit où les chats et chattes sont gris, griserie de l’ivresse, dans un lieu factice propice au rêve de grandeur : la Réserve, luxueux hôtel Palace, ouvert en 1860 sur la Corniche entre le Vallon des Auffes et le Vallon de l’Oriol, détruit en 1960.

Distinction prolétaire

Et même dans la fantaisie de l’opérette de 1935, juste avant les remous ouvriers de 36, ce trait me semble juste psychologiquement et socialement : si les gens de la haute, à pognon, aimaient s’encanailler dans les bouges ou tripots populaires, les gens du peuple, à l’inverse, s’endimanchaient pour se glisser —quand ils avaient pu économiser suffisamment pour se l’offrir le temps d’un soir— dans les lieux huppés, fétiches du prestige mondain, de la distinction sociale. C’est dire l’erreur de ces bobos d’aujourd’hui en politique, prétendus de gauche, bruyants, braillards, débraillés pour faire populaire, insultant le sens de la dignité du peuple : même de mon temps, on n’allait pas danser sans costard cravate aux « Salons de l’Alhambra » de l’Estaque, ni à l’Ermitage en plein air, pour les quartiers nord. Il n’y a aucune invraisemblance donc que les modestes Cendrillons partisanes, parées, pomponnées, aillent oublier ce que la vie ou survie fait d’elles chaque jour, pour vivre, le temps d’un soir de fête, à en perdre la tête, ce qu’elles sont au fond d’elles-mêmes : des princesses trahies par le sort. Et pareil pour les garçons qui se sont mis sur leur trente et un sans attendre le trente-six du mois !

Évidemment, difficile de ne pas perdre un peu la tête entre valses, tangos, javas, charlestons et fox-trots à la mode du temps, l’amour en beau costume des sentiments, comme la bien habillée déclaration toute fleurie de Toinet, le faux industriel à la belle Francine minaudant en fausse star incognito : Vous avez l’éclat de la rose […] Les bleuets sont moins bleus que vos prunelles, dont a du mal à croire aux yeux de Caroline Géa qui, heureusement, porte des lunettes noires hollywoodiennes —Pardon HollyWOdiennes.

Amours et jalousies

Mais à trop boire, les déboires : comment justifier en actes, sinon de foi, les belles paroles foisonnant de richesse sardinière ? Car la chanson d’auto-promotion, du trio de lascars, « Les pescadous ou-ou… » bien marseillaise, —« coquin de sort, elle exagère! » — car les trois amis pèchent peut-être par excès d’intention peccamineuse, pécheresse, mais ne pêchent guère les cœurs et ne ramènent pas dans leurs filets la pêchue pêche féminine espérée. Bref, il y a les épines dans toute rose : la fille, futée, froide la tête devant ces bouquets débités de compliments, et le garçon, refroidi, en est pour ses frais effeuillés de marguerites, sans qu’elle morde à l’hameçon.

Mensonge contre mensonge, mais vérité de la séduction dans le miroir biaisé des apparences trompeuses. Mais vrai moteur de l’action : nos « pescadous ou-ou », avec moins de sous que de soucis, vrais requins coquins de l’arnaque, voudront leur usine à sardines et l’auront. Mais, après avoir réussi ce coup non sans drolatiques coups bas, inventant puis noyant la rétive tante Clarisse de Barbentane (hilarante Anne-Gaëlle Peyro) resuscitée en deus ex-machina providentiel et provisionnant de sa bourse l’entreprise, parvenus enfin en haut de l’échelle sardinière, ce sont les filles qui, glissant sous les doigts des pescadous comme des anguilles, se cacheront, honteuses de n’être pas à l’échelle sociale de leurs amoureux. Sous les énormes mensonges, délicatesse des sentiments.

Mais que de péripéties pour les faire advenir en vérité ! Il y a du jeu du « Je t’aime, moi non plus » : Toinet aime Francine, Girelle aime Malou, aimée vainement de Bienaimé des Accoules ; Pénible, peine à se faire aimer par Margot qui aime Girelle, qui ne l’aime donc pas, fermant le cercle amoureux alimentant intrigues, jalousies, passions trahies : cela pourrait être une tragédie de Racine comme Andromaque aimée de Pyrrhus aimé par Hermione aimée par Oreste, amours sans réciprocité, ou une autre de Shakespeare comme Othello, jaloux de sa femme Desdémone qu’il tue.

Et là, oui, nous l’avons le méfiant, le jaloux mari en la personne de Charlot, le digne Wattman du tramWay à klaxon, en uniforme presque d’Amiral de seul maître à bord (quand il n’y a pas sa femme !), faisant patienter les passagers, impatient de retrouver son épouse, la belle et tempétueuse Marie (Estelle Danière), qu’il soupçonne d’infidélité, mais rassuré en apprenant qu’elle ne le trompe qu’avec leur ami commun, le beau Toinet, tout se passant donc en famille (élargie), simplement vexé d’être le dernier à savoir ce que tout le monde sait. Et il faut voir Yves Coudray, lui-même metteur en scène, se laisser ici mettre en boîte (de sardines, bien sûr) dans le sommet comique de la pièce : la jalousie de sa femme, non envers lui, mais envers Toinet le volage rêvant de voler, sinon convoler avec une autre, jalouse furie demandant des comptes, sinon à l’amant, au mari (on a connu…) : en effet, l’affront fait à la maîtresse est affront fait au mari au front déjà assez bien orné ; manquer à la femme, c’est manquer au mari qui « manque » (comme on dit ici), qui perd la face face au voisinage témoin de ce manquement aux lois de l’adultère librement consenti. Qui parle de vrai/faux consentement ?

Autre malheureuse et jalouse en amour, brave, pauvre Margot ! Dans cette opérette où les femmes n’ont pas le beau rôle chantant, réduites à faire chœur à cœur avec le couplet et couple de l’homme, dans l’un des deux seuls airs féminins, elle chante amèrement le malheur d’aimer un Girelle amoureux de Malou ! Simone Burles, mettant en scène les autres, ne se met pas abusivement en avant, ne tire pas la couverture à soi, mais garde dans la voix une tradition d’émission vocale perdue dans la variété, passant, sans les mêler, du registre de poitrine à l’aigu de tête : tête multicolore par les couleurs de sa permanente commencée à l’électricité, modernité oblige, et finie à la bougie, faute à la panne.

Pour détromper ses crédules amies partisanes, Margot veut éventer l’invention de la sardinerie qu’elle flaire, sentant forcément que le poisson pourrit par la tête. La sienne, à part la brouillonne couleur des cheveux, bouillonne d’idées et entraîne dans un complot anti-pescadous le riche et respectable Bienaimé des Accoules, dignement campé, sérieux, sûr de lui puis méfiant, par Antoine Bonelli, tiré à quatre épingles et à hue et à dia par Margot et la maline Malou, la pimpante et piquante Priscilla Beyrand : bon prince généreux, il passera commande de huit-cent-milles boîtes de sardines, pour forcer les imposteurs à mettre la clé sous la porte, faute d’usine qu’ils n’ont pas. Mais à être une bonne pomme, on finit par se payer sa poire. Et lui, la facture de la commande.

À côté de ces personnages comiques, comédie de la tête aux pieds, visage, voix, corps en perpétuel mouvement, en Girelle, Claude Deschamps, apparemment hors de la prise du temps, déploie une époustouflante, soufflante souplesse juvénile à couper le souffle. Forcément forcé à plus de statisme sinon à la paralysie arthritique de tante Clarisse en travesti, le Pénible de Jean-Claude Calon a sa dynamique heure et nuit de raide gloire érotique vantée par Margot elle-même, vaincue et convaincue. Tiré vocalement de quelque opéra slave, Fabrice Todaro, est un tonnant et tonitruant Garopouloff, oligarque russe au yacht échappé aux sanctions internationales et à la police, ayant acheté à prix d’or le silence des pescadous. Comme il sait tout faire, on ne s’étonnera pas de voir Jean Goltier, en Groom pressé et Maître d’Hôtel empressé affligé d’un tic de la tête sur l’épaule, contagieux aux autres.

Grégory Benchenafi, Toinet, est un idéal jeune premier par le physique avantageux, le jeu, la belle voix large, vibrante et comment ne vibrerait-elle pas, malgré les masques, sa Francine, une jolie Caroline Géa enjouée, qui existe vocalement dans ces faux duos de l’œuvre où la voix de femme ne fait qu’un pâle écho à elle de l’homme, mais qui, à son seul air, entourée de soupirants, avoue ne soupirer que pour un seul, d’une voix facile, fruitée comme ses fruits, doucement sensuelle, et si brillamment sonore seule au milieu de la salle pourtant pleine à craquer de spectateurs, à l’acoustique fatalement feutrée d’étouffoirs de moquette et vêtements.

Hors les chansons, l’opérette a plus de texte que de musique mais Didier Benetti, à la direction musicale, en tire le meilleur parti, nous offrant de jolies surprises de timbres instrumentaux et un alerte pot-pourri des airs des chansons repris, dans un dynamique mouvement final qui semble ne pas finir, avec une verve et vivacité étourdissantes, par la troupe au complet. La souple chorégraphie de Maud Boissière pour le tableau de la Réserve, ses danseuses en lanières sexy ou jupes striées comme les sardines plus tard, permet à son habile corps plastique de ballet, de se mêler parfaitement à l’action et même, de faire joyeusement chorus avec choristes et chanteurs.

Les autres costumes sont sagement d’époque, et le wattman, en uniforme historique, et même la tenue d’Arlésienne de la tante de Barbentane ; pantalons corsaire, vareuse, casquette en toile, espadrilles pour Toinet et son équipe de pescadous en marinières rayées ; pantalons à bretelles, débardeur Marcel, petit foulard au cou, casquette ou Borsalino, tricot de peau, pour l’échantillon de Marseillais autour de Francine. Pas d’interprétation excessivement coloriste de la couleur locale, tout a une vague teinte pastel. Et je dirai de même pour la langue : je redoute, dans les opérettes les jeux de langue forcés, et les pagnolades pernicieuses dans ce qui se veut typique ou local, sardine noyée dans l’huile sirupeuse ou poisseuse de la caricature. On sourit à « d’asperges», à « incinérations » pour insinuations, glissements plausibles, ou malentendus possibles  « philosophe » pour « je file aux Auffes ». Quant à « Droit au but » dans un contexte logique et fin de métro à 21h30 sont de légères actualisations sans lourde insistance.

Local ou mafieusement méditerranéen, ou universel, « acheter le silence » des pescadous par Garopouloff qui veut laver sa mauvaise conscience, c’est l’argent sale avec lequel les trois Marseillais achètent proprement une véritable usine de sardines, honorent leur contrat pour honorer leurs belles. Qui finalement, n'en demandaient pas tant puisque, abdiquant la folie des grandeurs, à défaut de châteaux en Espagne ou ailleurs, pour être heureux, il suffit sinon d’une chaumière et deux cœurs, d’un petit cabanon pas plus grand qu’un mouchoir de poche, fredonné aussi par la salle ravie, tout comme ces autres refrains aujourd’hui de tous, tel Le plus beau de tous les tangos du monde.

Si les chansons marseillaises n’ont pas toutes fait le tour du monde, la réputation sulfureuse et joyeuse de notre turbulente ville l’a fait nommer dernièrement, première « ville la plus dangereuse d’Europe » mais ville renommée recommandée à visiter aux USA, et l’on voit que les touristes sont loin de la fuir. Ajoutons que la Coupe du monde de rugby et les matches qui s’y sont déroulés, ont vu venir des supporters de tous les hémisphères, de l’autre bout de la terre, reçus pacifiquement. Quant à la visite du pape François, non en France, mais à Marseille, consacrée et sacrée, a été aussi un événement mondial qui redonne couleur et actualité à la mythique chanson d’Alibert, qu’on a envie de chanter, l’hymne national marseillais :

On connaît dans chaque hémisphère
Notre Cane... Cane...Cane… Canebière,
Et partout elle est populaire
Notre Cane... Cane... Canebière.
Elle part du vieux port et sans effort,
Coquin de sort, elle exagère.
Elle finit au bout de la terre
Notre Cane... Cane...Cane… Canebière

 

UN DE LA CANEBIÈRE VINCENT SCOTTO

Direction musicale : Didier BENETTI

Mise en scène : Simone BURLES

Création des décors : Théâtre de l’Odéon

Costumes : Opéra de Marseille

 

Distribution

Francine : Caroline GÉA
Malou : Priscilla BEYRAND
Margot : Simone BURLES
Marie : Estelle DANIÈRE
Tante Clarisse de Barbentane : Anne-Gaëlle PEYRO

Toinet : Grégory BENCHENAFI
Girelle : Claude DESCHAMPS
Pénible : Jean-Claude CALON
Bienaimé des Accoules : Antoine BONELLI

Garopouloff : Fabrice TODARO

Charlot : Yves COUDRAY
Le Groom / Le Maître d’Hôtel : Jean GOLTIER

 

Orchestre de l'Odéon

Alexandra JOUANNIÉ, Éric CHALAN, Claire MARZULLO, Alexandre RÉGIS, Pierre NENTWIG, Auguste VOISIN, Caroline DAUZINCOURT

Pianiste-répétiteur : Caroline DAUZINCOURT

Maud Boissière : chorégraphie

Ballet : Marie GIBAUD, ANNE-CÉLINE PIC-SAVARY, MARION PINCEMAILLE, Guillaume REVAUD, Rudy SBRIZZI, Vincent TAPIA, Léo VENDELLI.

Photos Christian Dresse :

1. Toinet, Girelle, Pénible ;

2. Malou, Francine, Margot, Bienaimé des Accoules,

3. Bienaimé, Girelle, Toinet, Francine, Malou, Pénible ;

4. Girelle, Toinet, Pénible travesti en Tante Clarisse ;

5. Les pescadous industriels de la pêche :  contrat avec Bienaimé ;

6. Francine et sa cour de Marseillais, marlous et matelots ;

7. Bienaimé, la vraie Tante Clarisse, Garopouloff;

8. Pénible et le Wattman Charlot.

 

 

CHANSONS DE L’OPÉRETTE SUR YOUTUBE, PAR LES CRÉATEURS OU CONTEMPORAINS :

Le plus beau tango du monde, par Tino Rossi avec l’accent marseillais !

1) https://www.youtube.com/watch?v=WWq9D_dX0O4

 

2) Les pescadous, par Ginette Garcin :

https://www.google.com/search?client=firefox-b-d&q=Les+pescadous#fpstate=ive&vld=cid:5a4a74de,vid:NCcsXROsDFI,st:0

 

3) Vous avez l’éclat de la rose par le créateur Alibert :

https://www.youtube.com/watch?v=Z3sD5gto02I

4) Le petit cabanon , java chantée par Darcelys et une inconnue : https://www.google.com/search?client=firefox-b-d&q=un+petit+cabanon+pas+plus+grand+qu%27un+mouchoir+de+poche#fpstate=ive&vld=cid:9da87bdc,vid:OeA063sBAFg,st:0 

5) Canebière par Alibert

https://www.youtube.com/watch?v=Rmf3LbPDAqc

 

6) Enregistrement, par Alibert lui-même, en 1935 : J'aime la mer comme une femme
https://www.google.com/search?client=firefox-b-d&q=J%27aime+la+mer+comme+une+femme#fpstate=ive&vld=cid:1963d4aa,vid:TKN1xqY2noI,st:0

 

I. SUR L’OPÉRETTE MARSEILLAISE , SUR CE BLOG :

OPÉRETTE MARSEILLAISE

 

II. SUR SIMONE BURLES ET ANTOINE BONELLI : VOIR SUR CE BLOG ET SUR UNE PRÉCÉDENTE PRODUCTION D’UN DE LA CANEBIÈRE EN 2018, VOIR SUR MON BLOG :

DEUX POUR LE PRIX D'UN

 

mardi, novembre 14, 2023

TOUJOURS JEUNE

 

Mozart : Symphonies Nos. 29 & 40, Oboe Concerto
Il Pomo d'Oro : Orchestra
Maxim Emelyanychev: conductor
Ivan Podyomov :
hautbois

Un CD Aparte

 


https://open.spotify.com/intl-fr/album/7obgkx8USRfG1ofheOm4Em

 

         Je ne connais pas le précédant enregistrement de Maxim Emelyanychev, à la tête de l’orchestre Il Pomo d’Oro, intitulé —en anglais cela va de soi pour un pianiste et chef russe, The beginning and the end, ‘le début et la fin’ Il est vrai que c’est le jeune chef du Scottish Chamber Orchestra et du Pomo d’Oro au nom italien, d’origine non précisée mais formée de brillants experts de musique baroque. Ce premier CD mettait en miroir la première et la dernière symphonie de Mozart. Mais, à écouter celui-ci, qui confronte la 29e symphonie avec la si connue 40e, cela donne une grande envie de les entendre. Ces deux enregistrements sont, nous dit-on, les prémices d’un vaste projet : une intégrale des grandes symphonies de la maturité de Mozart, mises en regard, en écho plutôt, avec des œuvres de jeunesse. Évidemment, on peut se demander où commence et finit la jeunesse d’un enfant prodige, déjà auteur d’une symphonie à sept ans sur les quarante et une qu’il composera durant sa brève vie puisqu’il meurt à trente-cinq ans à peine, ce qu’on nomme, pour le courant des mortels, le début de la maturité.

         Il est vrai que la première symphonie de ce CD, la 29e, en A major (La majeur) composée en 1774, à dix-huit ans, sans que je donne à ce terme un sens qualitatif, est juvénile, joyeuse, fraîche, pimpante, et servie je dirais aves les mêmes termes par le chef et l’orchestre si juvénilement agile. Je ne crois pas être démenti si l’on écoute la vivacité enjouée de ce début, son rythme, son tempo Allegro moderato primesautier, plein de joie de vivre : 

 

1) PLAGE 1 I Allegro moderato  

 

         Mozart est dans sa ville natale de Salzbourg, où son père Leopold est violoniste à la cour depuis trente et un ans, rêvant logiquement de voir son fils lui succéder dans le confort d’un poste peu brillant mais sûr pour gagner sa vie. Mais en 1772, l’accession au trône du Prince-archevêque Colloredo, d’origine italienne, va déranger le confort et la sympathie dont jouissait Mozart fils, protégé de la cour, complaisante à la jeune gloire locale que l’Europe avait célébré tout enfant. Moins sensible à ses charmes, le nouveau Prince s’accommode mal de ce remuant prodige qui a sans doute l’insolence et l’impatience de sa célébrité encore vive en lui, qu’il désire faire vivre hors les limites de cette ville, puisqu’on l’invite ailleurs à faire jouer ses œuvres.

Les musiciens n’étaient alors que des serviteurs ; le caractère autoritaire ou tyrannique de Colloredo entend soumettre à la domesticité le fougueux jeune homme auquel la cour permettait des absences servant sa carrière. Cependant, occasionnellement, Mozart en quête de nouveaux publics, réussit à fuir Salzbourg : on le trouve à Munich, à Mainnheim puis à Paris avec sa mère, qui y meurt en 1778. Mais, lié par son contrat, il est rapidement contraint de revenir dans la ville sous la férule de ce maître détestable, indifférent à son génie qui fait pourtant rayonner Salzbourg à l’étranger. C’est encore là qu’il compose ce Concerto pour hautbois, en C major (Do majeur) ici interprété par le brillant soliste russe également, Ivan Podyomov, premier hautbois du Royal Concertgebouw Orchestra. Voici avec quelle vivacité il ouvre le 3e mouvement Rondo allegretto, ludique et piquant :

 

2) PLAGE 6 

 

En 1781, Mozart déserte Salzbourg et se rend à Munich pour la création de son Idoménée, roi de Crète qui y triomphe. Au lieu de rentrer sagement à Salzbourg, il passe par Vienne, capitale politique et musicale dont il rêve. Il s’y installera finalement, puisque, en mai de cette même année, l’intraitable Colloredo, étranger aux succès de son musicien officiel, le démet officiellement de ses fonctions. Mozart y trouve sa liberté mais aussi l’angoisse d’un créateur, souvent assailli par ses créanciers, sans l’assurance financière d’un mécène ou protecteur pour vivre et nourrir sa famille, livré aux aléas de commandes dans une ville, certes éprise de musique, mais où abondent d’autres musiciens de talent dont la vogue suit le caprice changeant des modes.

Le disque est accompagné, en trois langues, d’un intéressant livret technique sur les œuvres signé par Yann de Vaugiraud. Cependant, je regrette que, même en passant, sur le plan biographique, il sacrifie, comme jadis Rémy Stricker ou Dominique Fernandez au mythe du mythe psychanalytique d’un œdipien Don Giovanni archétypal du conflit de Mozart avec son père comme s’il avait été l’auteur du livret. Or, comme tous les compositeurs, Mozart n’écrit aucun texte, il n’y aura, en gros, que Berlioz et Wagner pour écrire leurs propres livrets. Mozart prend celui proposé par Da Ponte qui ne fait que suivre, parfois à la lettre, celui du Don Giovanni Tenorio de Bertati/Gazzaniga, donné huit mois plutôt à Venise, qui ne fait que suivre celui scénarisé du lointain original espagnol attribué à Tirso de Molina, sans aucune preuve aujourd’hui attestée.

Mozart n’a pas besoin de ces légendes parasites comme celle, détestable, du film par ailleurs somptueux Amadeus de Miloš Forman (1984), colportant abusivement son faux conflit avec Salieri, alors le grand compositeur officiel de la cour de Vienne. Le cinéaste y peint un discutable Mozart, niais petit oiseau qui ne sait pas comment il chante, alors qu’il n’est que de lire sa correspondance avec son père, dont une épigraphe, extrait d’une lettre, figure judicieusement ici en tête du livret, ou à sa sœur Nanerl, pour voir la conscience aiguë qu’avait Mozart de son travail, de sa recherche, quelle que fût sa facilité remontant à l’exigeant dressage musical de son enfance. Que le père Léopold Mozart soit mort vingt jours après la création de l’opéra (qui ne s’est pas écrit en un jour tout de même !) est certes une triste coïncidence mais sûrement pas une mécanique de cause à effet d’un fils adulte, depuis longtemps émancipé du père et père lui-même depuis 1782, même si seuls deux de ses six enfants ont atteint l’âge adulte.

Avec la charnière encore salzbourgeoise et juvénile, du Concerto pour hautbois, ce beau CD se clôt avec fièvre sur la grandiose, 40e Symphonie, en sol mineur écrite en1788, trois ans avant sa mort à l’apogée de sa brève gloire viennoise. C’est une œuvre dramatique et puissante, empreinte d’un sombre sentiment de fatalité, dont il est impossible que vous n’ayez pas entendu, au moins grâce à la publicité, ce début sur lequel nous nous quittons :

 

3) PLAGE  8 

 

ÉMISSION N°709 DE BENITO PELEGRÍN


 

 

 

ROUTE DE LA SOIE

 

SHIRUKU

CANTICUM NOVUM, OLIVIER BARDON,

SUR LA ROUTE DE LA SOIE, 

label Ambronay


         La Route de la soie, immémoriale, reliant autrefois l’Asie à la Méditerranée, est redevenue d’actualité avec le projet actuel de la Chine de la réinventer, d’inclure dans son trajet l’Afrique et la Russie, pour servir ses intérêts. Celle que nous propose ce CD est simplement et superbement artistique, humaine, pour ne servir que le rapprochement des peuples par leur culture.

         Créé en 2009 par Olivier Bardon, l’ensemble Canticum Novum, fait, en tissant des musiques anciennes traditionnelles, un chant nouveau, comme l’indique son nom, qui est vocation et programme, tissant des liens entre la musique d’Europe occidentale et le répertoire du bassin méditerranéen, riche de l’union du monde chrétien et d’un orient marqué d’une double hérédité juive et mauresque, dont l’Espagne fut un temps le réceptacle miraculeux, longtemps pacifique. On se souvient de leur premier disque de 2011, dont le nom, le vœu rêvé de paix, en espagnol, arabe, hébreux, Paz, Salam, Shalom, hélas, est resté un vœu pieux à la triste lumière des événements récents.

Avaient suivi d’autres ambitieux déchiffrages et défrichages de cultures profondes, qui nous semblent lointaines et exotiques, mais qui nous sont pourtant un terroir commun d’une Méditerranée élargie, dont les flots et vagues culturelles ont porté plus loin que les vaines et artificielles frontières politiques qui séparent arbitrairement un continuum humain difficilement séparable, qui n’a pas de compartiments étanches. Nous avions ainsi salué, Aashenayi (2015), ‘Rencontre’ en persan, un programme de musiques issue de l'Empire ottoman au temps de Soliman le magnifique au XVIe siècle ; Ararat (2017) sur ces musiques arméniennes peu fréquentées d’un peuple martyr que la terrible actualité rappelle à nos mémoires ; Laudario (2019), musiques au temps de saint François d'Assise ; Al-Basma (2021), un retour, un ressourcement dans la péninsule ibérique, où coexistèrent pacifiquement un temps, à l'époque médiévale, dans le fascinant Al-Andalûs, les cultures arabo-musulmane, du judaïsme arabophone et du christianisme. Samâ-ï (2022) était centré sur Alep la cosmopolite, dans cette quête d’interrogation des identités, de l’oralité, de la transmission et la mémoire, à partir de lieux symboliques et culturels de rencontres et non d’affrontements de cultures. Ajoutons que certains de ces programmes, de ces concerts aussi très visuels, spectaculaires, avec la mise en évidence, en audience, d’instruments insolites, anciens ou actuels venus d’ailleurs, on fait l’objet de captations pour la télévision par les Films de la Découverte. On comprendra que l’ensemble soit conventionné par le Ministère de la Culture.

Après ces recréations et créations musicologiques à partir de documents rares ou de témoignages recueillis dans les brumes de la mémoire ou bégaiements de la transmission orale, à partir du noyau de l’Al-Andalus ibère et séfarade aux chants d’amour nomades des steppes d’Asie, en passant par des mises en musique de poèmes afghans ou perses, turcs ou arméniens, voici enfin, une percée vers l’Extrême-Orient tout frais sorti et non encore en vente à l’heure heureuse de cette émission, Shiruku (2023), qui signifie ‘soie’ en japonais. Pour ce disque, géographiquement audacieux, s’adjoignant les services talentueux de trois musiciens traditionnels japonais, Emmanuel Bardon pousse ou tisse les limites ou confins de sa Route de la soie jusqu’au Japon, qui en était bien loin depuis son île séparée du continent asiatique. Mais, dans le texte introductif du CD, très documenté, d’Annick Peters Custot de l’Université de Nantes, on en voit la justification : en effet, l’hispanique futur saint François-Xavier, dont je rappelle qu’on pense qu’il parcourut quelque 80 000 kilomètres en Asie (et songez aux moyens de l’époque !), dans sa foi missionnaire et visionnaire de jésuite, de l’Inde au Japon, tissa des liens, mourant en 1552 sur l’île de Sancian, face à Canton de cette Chine qu’il rêvait d’évangéliser. En somme, si le grand empereur Mongol Kubilaï Khan (1260-1294) qui régnait sur la Chine échoua dans son désir de conquérir l’archipel nippon, bien pacifiquement, Emmanuel Bardon annexe pour notre plaisir curieux cet Empire du Soleil levant dont voici un air de la Préfecture de Toyama, une invitation au chant par un musicien accompagnateur :

1) PLAGE 9 

« Comment peut-on être Persan ? », s’étonnait un naïf badaud parisien des Lettres persanes de Montesquieu. Alors, imaginons, au XVIe siècle, ces hardis navigateurs européens chrétiens, se croyant jusque-là le centre, le nombril du monde, découvrant ces terres lointaines, ces cultures étrangères, étranges, qui relativisaient ou questionnaient la nôtre ! Presque à la fin de la République, au début de l’Empire, les Romains connaissaient, par l’Égypte, les soieries chinoises d’un pays très lointain, bien au-delà de cette Inde jusqu’où était arrivé Alexandre le Grand. Par la fameuse longue poudreuse et poreuse Route de la soie parvinrent en Europe des inventions chinoises, la poudre, la boussole, l’imprimerie et, naturellement, la soie ou le thé. Le Livre des merveilles (en italien Il Milione) récit magnifique et mirifique de Marco Polo, décrivant l'empire mongol et chinois de Kubilaï Khan pour lequel le Vénitien travailla de 1275 à 1290 comme « messager » ou émissaire impérial, tout en faisant rêver, ouvrait grandes des portes jusqu’alors à peine entrouvertes.

Constantinople, sur les deux rives du Bosphore, entre Orient et Occident, riche des héritages grecs et latins, byzantins, perses et turcs et de leur transmission à un Occident et vers l’Orient, était une charnière, un relais essentiel sur cette route. Coupée par les Turcs après la prise de Constantinople en 1453, contournée par l’Afrique par les Portugais en quête de la conquête des épices, par la voie maritime nous parviendront plus tard les fascinantes porcelaines. Cependant, l’habile Venise, jouant sur les deux tableaux, plus économiques que politiques, commerçait toujours avec les Turcs et faisait payer très cher aux occidentaux ce qu’elle en avait obtenu. D’où la présence logique de musique vénitienne dans ce CD, cette jolie aubade où un amant chante à sa belle qu’il est temps de se réveiller : « Sù, sù, leva, alza le ciglia… » :

2) PLAGE 7 

Bien sûr, la Grèce était aussi un aboutissement des ramifications multiples de cette route de la soie. Voici une jolie chanson chantée, de la tradition de l’Épire, Petit citronnier…, dont je rappelle qu’il est venu, depuis très longtemps, du Cachemire, aux confins de la Chine :

3) PLAGE 13 

On apprécie donc le vaste panorama musical, symbole de toute la culture qui, par cette Route de la soie que veut aujourd’hui actualiser la Chine, embrassée par ce disque. Du Japon, à l’Europe, ces routes, dans les deux sens, dans le temps long de l’Histoire, mais d’autant plus profond, grâce à des explorateurs et des missionnaires, échangèrent des marchandises, brassèrent des idées, creuset d’échanges, de syncrétisme, tissant une millénaire chaîne de rencontres. Ne peut manquer ici l’Espagne des trois religions et le poète Alphonse X le Sage qui, au XIIIe siècle s’en proclamait roi. Mais nous quittons ce CD su un beau romance sépharade, de ces Juifs chassés d’Espagne, ayant transporté leur culture dans la multiculturelle Constantinople, une douce berceuse à l’aimée : « durme, durme, hermoza donzella… », inverse de l’aubade pour la réveiller :

 

4) PLAGE 19 


CANTICUM NOVUM

Akihito Obama, shakuhachi (flûte droite japonaise)
Yutaka Oyama, tsugaru-shamisen (luth japonais à trois cordes)
Tsugumi Yamamoto, koto (instrument japonais à 13 cordes pincées s’apparentant à une cithare)
Barbara Kusa, Emmanuel Bardon, chant
Valérie Dulac, Emmanuelle Guigues, vièles
Nolwenn Le Guern, vièle & luth
Philippe Roche, oud
Spyros Halaris, kanun
Guénaël Bihan, flûtes à bec
Léa Maquart, flûtes kaval & ney
Henri-Charles Caget, Ismaïl Mesbahi, percussions
Emmanuel Bardon, direction musicale

 

La Route de la soie, le projet actuel de la Chine de la réinventer, d’inclure dans son trajet l’Afrique et la Russie:

 

https://www.challenges.fr/monde/asie-pacifique/comment-pekin-impose-sa-loi-avec-sa-nouvelle-route-de-la-soie_475692

 

ÉMISSION N°702 DE BENITO PELEGRÍN


 

 


 

 

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