Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.

L'auteur

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Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

mercredi, février 27, 2019

LA GUERRE DES BOUTONS N’AURA PAS LIEU

 

L’Auberge du Cheval Blanc

(Im Weissen Rössl, 1930)

Opérette en 2 actes et 8 tableaux

Livret d’Erik Charell, Hans Müller et Robert Gilbert

Musique de Ralph Benatzky
(1887-1957)
Adaptation française de Lucien BESNARD et René DORIN




         Guerre des boutons… disons plutôt des boutonnages de tuniques, le révolutionnaire, par devant, ou le réactionnaire, inversion et perversion, par derrière (même les souples chimpanzés auraient du mal à s’auto-boutonner, non ?). Sur les verdoyants alpages tyroliens, vert de rage—couleur pâturage— risque de s’alpaguer —il en a des boutons— Napoléon Bistagne, cherchant la castagne au sommet contre un contrefacteur, avisé qu’il est par une walkyrienne contre(ut)factrice lui apportant par courrier recommandé la sommation à comparaître en procès contre César Cubisol. Bref, Bistagne tonne, on se déboutonne, c’est la guerre des boutonnages inverses rivaux, ouverte, déclarée, entre le génial créateur de la combinaison « Napoléon » (devant) et celui de la « César » (derrière) auquel César Napoléon Bistagne ne rendra pas ce qui ne lui appartient pas.  Mais que va faire sur cette galère alpestre le Marseillais de la rue Saint-Ferréol, rêvant de Bandol et sa plage pour attaquer le plagiaire Cubisol qui jouera l’Arlésienne du Tyrol puisqu’il ne paraîtra jamais ?


         À cette guerre sans dentelles (mais… mais, peut-être les combinaisons en  ont-elles ?) s’ajoute la guerre d’amour : Léopold aime Josépha qui aime Guy qui aimera Sylvabelle… Quatuor, quadrille ; ajoutez un autre couple, le leste rejeton de Cubisol et un beau zeste de fille zozotante et cela fait, en trois couples, un sextuor. Et en avant la musique, sous la cravache —non, trop dur pour le cheval!—la baguette ou trot ou galop de Bruno Conti. Les solos alternent avec les duos et les chœurs, toujours mêlés habilement de danses par Estelle LELIÈVRE-DANVERS, valses, fox-trots, et même un ranz des Vaches qui Rient autant que nous, dans un rythme oxygéné des hauteurs, mais pas de tyrolienne de Piccolo…

       Un rideau de scène peinturluré de sapins, encadré à cour et à jardin des hures hilares de deux chevaux (des bêtes) en carton découpé comme les deux chalets, agrémentés de quelques tables incrustées de motifs floraux tyroliens et sièges. Et avec tout le déploiement fidèle des costumes de la Maison Grout, plus tyroliens que nature, tabliers, jupes pour les dames, chapeaux feutre à plume, shorts, bretelles chaussettes à mi mollet pour les hommes. Voilà pour le lieu, encore célèbre de villégiature où se bousculent les estivants, accueillis par une armée chantante et dansante de serveurs stylés, dont Piccolo Lothaire LELIÈVRE, jeune et digne comme un groom.


         Ah, oui ! Nous sommes dans l’auberge autrichienne de Saint-Wolfgang (oui, comme Mozart, que l’on canoniserait volontiers si l’on croyait aux saints, mais qui n’en a nul besoin puisqu’il est divin) où les gens qui en ont les moyens viennent chercher celui de se refaire une santé à l’air pur.

La rêche et revêche patronne rabroue son élégant maître d’hôtel Léopold qui a le tort d’être amoureux d’elle : comment peut-elle maltraiter le bien chantant, le beau Grégory BENCHÉNAFI, qui couve son amour, couvre l’ingrate de fleurs et lui roucoule : « Pour être un jour aimé de toi », voix tendre, souple, nuancée de brumes romantiques ? Mais, ni rêche ni revêche, la pimbêche anti Léopold pour son Guy Florès d’avocat parisien, beau ténébreux au sourire étincelant et à l’œil de velours, Marc LARCHER, dont la voix solaire, chaude, dès qu’il arrive, fait monter la température : le désir de la dame et la rage de l’amoureux dépité. Et la voilà, l’accorte Jennifer MICHEL puisqu’il faut l’appeler par son nom, qui déploie l’éventail d’une voix ample, fruitée, offerte, épanouie, voluptueuse et enveloppante comme une promesse d’amour. Qui sera frustrée, tant pis pour elle : le Florès en question fait florès et la roue de sa ronde voix prenante, prenant sous son charme la jolie Sylvabelle Bistagne (Charlotte Bonnet)  au sourire radieux, au timbre limpide comme une source montagnarde dont son aigu a les pics lumineux : sourire pour sourire, voix pour voix, les deux tourtereaux s’assemblent. Comme se ressemblent les timbres plus doucement corsés et accordés de Léopold et Josépha, autre vérité que la dame, comprendra à la fin.


Narcisse auto-proclamé, on n’est jamais si bien servi que par soi-même, souple comme un écureuil rieur et railleur, le béguin bondissant Célestin Cubisol, Vincent ALARY, une nature qui, du zozotement de sa belle n’a cure, ni dent dure car il est vrai que sa Clara, Priscilla BEYRAND, est à croquer, mais tendrement. Vive les couples heureux. Qui ont des histoires. Petites histoires du temps suspendu entre la Grande Histoire : 1930, opérette allemande adaptée et adoptée par la France entre deux Guerres mondiales…

Et l’on regrette même, en compensation joyeusement et pacifiquement belliqueuse, que l’affrontement au sommet entre Cubisol, absent, n’ait pas lieu avec Napoléon Bistagne quand on sait que celui-ci est personnifié par Antoine BONELLI, tout en rondeur mais hérissé de pointes (pas de casque teuton) mais sans accent pointu, Marseillais à couper au couteau, occupant le plateau comme un Empire personnel, qui déclenche la salve (inoffensive) des rires avant même d’ouvrir la bouche, un spectacle à lui tout seul, puis en shorts !
Et l’on regrette que son prénom ne soit pas exploité par le texte ni la scène quand on sait que ce Napoléon rencontre, incarné par Claude DESCHAMPS, le mélancolique Empereur d’Autriche François-Joseph (1830-1916, veuf de Sissi assassinée en 1898) dont l’empereur français, vainqueur du père, devint son beau-frère en épousant Marie-Louise… On lui pardonnera pour sa tristesse et sagesse, comme aux cuivres sonnant la chasse bestiale, qu’il vienne ici pour un concours de tir jamais de bon augure pour les bêtes et les hommes. Notre indulgence, qui n’est pas grande pour les massacreurs d’animaux, nous la réservons au plus inoffensif « Garde général des forêts », Michel DELFAUD, ineffable même fusil, pour rire, à l’épaule, inénarrable avec son compère Jean GOLTIER, en shorts obligés, autre couple hilarant. À ajouter au tableau de chasse de l’opérette.


On n’aurait garde d’oublier, en Professeur Hinzelmann, Dominique DESMONS et l’on avoue frémir un peu à le voir, en noir, chapeau Loubavitch en tête, deux grandes mèches en spirales, les « payos », encadrant sa face barbue : l’image caricaturale du Juif qui, en rajoute d’ailleurs avec son histoire de petites économies débitées d’une petite voix à l’accent yiddish, qui nous rappelle quelqu’un. Dans le contexte des années 30 allemandes, par notre temps de retour d’antisémitisme à vomir, on craint le pire mais on s'abandonne au rire et l’on se dit, non : n’en déplaise au politiquement correct, ces blagues, comme les blagues corses, belges, auvergnates, tout ce folklore nous appartient, il est à notre communauté sans discrimination d’origine. D’ailleurs, le voilà qui se lance, avec un autre quadrille dans une danse devenue patrimoine comique national, celle de Louis de Funès dans Rabi Jacob de Gérard Oury. Non, il ne faut pas renoncer au rire sain qui libère des haines : sa proximité, sa familiarité, c’est finalement notre fraternité.


Derrière moi, une vieille dame émerveillée, chantonnant les airs et commentant presque à haute voix les costumes avec sa voisine, avisant la factrice Walkyrie (détonante Perrine CABASSUD) en casque à cornes, chope de bière en main, dévorant une saucisse,  s’écrie naïvement, indifférente aux frontières et anciens conflits, à voix basse : « Vé, la Gauloise, elle mange la choucroute ! »

Blagues tyroliennes, blagues juives, Walkyrie et Gauloise : tout le merveilleux œcuménisme culturel de notre Europe à tous. L’auberge tyrolienne est une vraie auberge espagnole : on y apporte ce qu’on a, culture et cœur.



Marseille, théâtre de l’Odéon

23 et 24 février
L’Auberge du Cheval Blanc
de Ralph Benatzky
Direction musicale :  Bruno CONTI
Chef de chant : Caroline OLIVÉROS
Mise en scène : Jack GERVAIS
Assistant mise en scène : Sébastien OLIVÉROS

 Chorégraphie : Estelle LELIÈVRE-DANVERS
Décors Théâtre de l’Odéon ;  Costumes Maison Grout
DISTRIBUTION
Josepha : Jennifer MICHEL ; Sylvabelle : Charlotte BONNET , Clara : Priscilla BEYRAND : Kathy : Perrine CABASSUD
Léopold : Grégory BENCHENAFI
Bistagne :  Antoine BONELLI
Guy Florès : Marc LARCHER
Piccolo Lothaire LELIÈVRE
Célestin :  Vincent ALARY
L’Empereur Claude DESCHAMPS
Le Professeur Hinzelmann :  Dominique DESMONS ; Le Garde général des forêts : Michel DELFAUD ; Le Cook / Le Guide :  Jean GOLTIER
Orchestre du Théâtre de l'Odéon
Alexandra JOUANNIÉ, Chantal RODIER, Jean-Christophe SELMI, Isabelle RIEU, Chris ne AUDIBERT, Stéphanie BENVENUTI, Tiana RAVONIMIHANTA, Pierre NENTWIG, Philippe ANSELMINO, Claire MARZULLO, Flavien SAUVAIRE, Philippe SEGARD, Marc BOYER, Luc VALCKENAERE, Thierry AMIOT, Gérard OCCELLO, Yvelise GIRARD, Alexandre RÉGIS
Chœur Phocéen
Caroline BLEYNAT, Sneji CHOPIAN, Diane GAUTHIER, Sabrina KILOULI, Davina KINT, Servane LOMBARD, Jing NING, Anne-Gaëlle PEYRO, Laurent BŒUF, Angelo CITRINITI, Emmanuel GÉA, Vagan MARKVETSYAN, Jonathan PILATE, Damien RAUCH, Bruno SIMON, Jonathan SUISSA
Chef de Chœur Rémy LITTOLFF

Danseurs
Laura DELORME, Malory DE LENCLOS, Mylène MEY, Laia RAMON Evgeny KUPRIYANOV, Serge MALET, Gérald NEEB, Sullivan PANIAGUA

 Photos Christian Dresse :
1. Léopols rebuté par Josépha ;
2. Florès et Sylvabelle dans le bleu ;
3. Claire et Célestin ;
4. Piccolo et Léopold ;
4. La danse juive à la Rabi J. ;
5. Le Marseillais Napoléon Bistagne et la factrice Walkyrie;
6. Josépha et le mé"lancolique empereur ;
7. Finale.

ÉDOUARD ET MOZART


mercredi, février 20, 2019

FAUST SANS FASTE



FAUST


(1859)


Opéra en cinq actes 

Livret de Jules Barbier et Michel Carré

d’après Faust, eine Tragödie (1808) 

de Johann Wolfgang von Goethe

Musique de Charles Gounod

Opéra de Marseille, 13 février 2019


         À reprise d’une production, reprise d’une introduction sur une œuvre qui ne bouge pas, même remuée des remous qui accueillirent à Avignon cette mise en scène de Nadine Duffaut, certes, dérangeante, hésitant entre symbolisme et réalisme, mais jamais indifférente. À Marseille, au rôle de Wagner près, c’est la distribution qui est renouvelée.
I. L’œuvre
Diables d’hommes
Sur l’homme vendant son âme au diable contre l’amour d’une jeune femme, l’Espagne connaissait déjà quelques pièces de théâtre, El esclavo del demonio (1612), ‘L’esclave du démon’, de Mira de Amescua et, entre autres plus tardives, El mágico prodigioso, ‘La magicien prodigieux’ (1637)[1] de Pedro Calderón de la Barca, inspirée de la légende des saints Cyprien et Justine, martyrs  d’Antioche, IIIe siècle : pour l’amour de la jeune chrétienne, le jeune savant païen, qui s’interrogeait sur le pouvoir absolu d’un Dieu unique contre la pluralité dissolue du panthéon des dieux antiques, signe un pacte avec le Diable. C’est aux écrivains allemands du Sturm und Drang, dont Herder, Schiller et Goethe, férus de culture espagnole antidote au classicisme français, que l’on doit le renouveau de l’intérêt pour la poésie du Siècle d’Or espagnol (Gœthe en adaptera des poèmes) et son théâtre, dont s’abreuvera aussi Hugo.
Il est probable que Gœthe y ait puisé, pour sa fameuse tragédie, l’enjeu de la femme dans le pacte avec le diable, étant absente dans le livre source, Historia von Dr. Johann Fausten dem weitbeschreyten Zauberer und Schwarzkünstler…, couramment appelé Faustbuch, ‘le Livre de Faust’, paru à Francfort en 1587. Ce recueil populaire s’inspirait des légendes ténébreuses entourant le réel Docteur Johann Georg Faust (1480-1540), alchimiste allemand, astrologue, astrologue, nécroman, c’est-à-dire magicien. Un Musée lui est consacré à Knittlingen, sa ville natale.
 La science rationnelle moderne, n’était pas encore sortie de la gangue des sciences occultes dans lesquelles, astrologue et astronome confondus, dans les secrets encore incompréhensibles, on voit souvent, par crainte et superstition, la main, la griffe du diable. Ainsi, la mort du savant Docteur Faust en 1540, dans une explosion due sans doute à ses recherches chimiques ou alchimiques, passera pour le résultat de ses expériences diaboliques, du pacte qu’il aurait passé avec le Diable, signé de son sang, pour retrouver la jeunesse sinon l’amour.[2]
Ce livre, qui sera aussi traduit avec succès en français en 1598,  sera adapté, d’après la traduction anglaise, par Christopher Marlowe dans sa pièce La Tragique Histoire du Docteur Faust (1604)  et, donc, deux siècle après, pa Johann Wolfgang von Gœthe dans son premier Faust (1808), qui fixera dans l’imagerie romantique, la touchante figure de Marguerite au rouet : séduite, enceinte, abandonnée, matricide, infanticide enfin : condamnée à mort, et refusant d’être sauvée avec la complicité de Méphistophélès, pour le salut de son âme. Son contemporain, Gotthold Ephaim, avait aussi commencé, sans l’achever, une pièce sur Faust en 1759.
Berlioz avait représenté à Paris, sans guère de succès, en 1846, La Damnation de Faust [3]d’après la célèbre pièce de Goethe traduite en 1828 par Gérard de Nerval : « Pour la ‘Chanson du rat’, il n’y avait pas un chat dans la salle », constatera cruellement Rossini. Ruiné, Berlioz s’exile. Gounod sera plus heureux. Hanté par le thème, gratifié du bon livret que lui écrivit Jules Barbier, la contribution de Michel Carré, auteur d'un drame intitulé  Faust et Marguerite, se limitant à l'air du Roi de Thulé et à la ronde du veau d'or, deux beaux textes, il est vrai. Après des remaniements, l’opéra triompha en 1859, et rivalise en popularité dans le monde avec la Carmen de Bizet.


II. Réalisation
Vaste demeure dévastée de l’hiver d’une vie à vau-l’eau : vanité des vœux, des rêves du savoir, des souvenirs évanouis à l’heure des bilans, des faillites, quand les regrets remplacent les projets. Vautré, avachi sur un immense prie-Dieu, un lit, dont la traverse est une croix, qui se multiplie en ombres, le vieux Docteur Faust se lamente avant d’être relayé par le jeune, vivifié par le pacte de sang ou transfusion sanguine, salvateur élixir de jouvence, dont le garrot élastique devient, comme un crachat, lance-pierre offensif d’un chenapan Méphisto contre une effigie christique.
         Efficace scénographie unique d’Emmanuelle Favre dans des clair-obscur, au sens précis du terme, mélange de lumière et d’ombre à la Rembrandt, virant parfois aux contrastes rasants caravagesques (lumières de Philippe Grosperrin), qui arracheront à la pénombre les têtes d’une foule de spectres goyesques, cauchemar plein de choses inconnues, funèbre carnaval émergeant, surgissant des trappes, sinon des enfers, des arrière-fonds, des bas-fonds de l’âme sans doute, comme un retour du refoulé. Surplombant la scène, théâtre dans le théâtre, une autre scène ou tableau : un Christ de profil au regard douloureux sur ce monde, témoin apparemment aussi impuissant que le vieux Faust omniprésent rêvant ou revoyant sa vie au moment de sa mort, apparaissant ponctuellement dans le cadre, ainsi que divers personnages, dont le théâtral Méphistophélès. Rêve ou mirage, Marguerite est projetée en immense portrait.
Plafond effondré, tout est terreux, ruineux, grisâtre, brunâtre, ainsi que les costumes (Gérard Audier) ; le seul éclat sera celui de Marguerite, toute fraîche en robe vichy bleu à la Brigitte Bardot des années 60, apparemment seule vivante dans ce monde fantomatique, escortée de Dame Marthe, plus rieuse que pieuse, impérieuse, en austère tailleur noir. Une marionnette géante descendant des cintres de la manipulation diabolique symbolise la jeune fille. Le Faust jeune, aura l’éclat d’une chemise blanche sur ses jeans et Méphisto, en blouson de cuir, arbore des souliers rouges et non des pieds de bouc comme signe de son origine, comme le coffre et non coffret des bijoux, dont on s’étonne que Gretchen, Margot, ne l’ait pas vu du premier coup d’œil tant il accapare abusivement l’espace et la vue. Pas de rouet mais un nécessaire de couture de jeune fille de ce temps, pliée aux travaux de ménage et d’aiguille. Jolie trouvaille, le bracelet dont se pare la jeune fille est vraiment « une main qui sur [son] bras se pose », surgie magiquement de la marionnette diabolique. C’est la poupée mécanique, menaçante, de l’univers fantastique des Contes romantiques d’Hoffmann par la manipulation du Diable. 

Sur les murs lépreux, des projections de vagues fleurs —pas forcément heureuses déjà à Avignon, et encore moins dans le vaste plateau marseillais qui les dilue—figurent un invraisemblable jardin et l’invisible bouquet d’un jeune Siebel masculin éclopé, expliquant sans doute sa réforme, il ne part pas à l’armée ;  plus dramatiquement parlantes, celles d’actualités cinématographiques de nébuleux soldats coloniaux du retour des troupes qui (dé)chanteront une gloire discutable des aïeux dont la mise en scène de Nadine Duffaut, loin de donner dans le cliché de la guerre jolie, montre la vérité, les blessés, les estropiés, les gueules cassées, les morts : sous le regard du Christ semblant regarder de biais et non de front le monde, sous l’écrasante croix, on se pose inévitablement la question de ce « Dieu bon » que priera Marguerite à la fin qui permet cet enfer sur terre,  autorise finalement ce Démon tout puissant, encore que terrassé parfois comme un vampire par l’ombre ou la lumière de la croix qui le crucifie. Sous le détail, décoratif en apparence, on retrouve l’humanité inquiète, militante et non militaire, de Nadine Duffaut.
En somme, refusant le faste facile, néfaste souvent au drame, la mise en scène propose une lecture nouvelle de cette tragédie, parlant plus à l’esprit que séduisant les yeux.


III. Interprétation
D’emblée, on est capté par le rythme, sans concession aux « numéros » que le public attend pour applaudir, qu’impose Lawrence Foster à la partition. On a la sensation de redécouvrir cette œuvre usée de trop d’usage et d’habitudes paresseuses : une rigueur diabolique qui gomme les émollients clichés romantiques et, malgré les parenthèses obligées d’amour et de rêve du jardin, depuis le début, tout semble courir, concourir, dans la fièvre, à la course finale à l’abîme au galop haletant méphistophélique. Une conception globale perceptible malgré la longueur de l’œuvre. Et tout cela sans rien sacrifier au détail. Dans la « Sérénade » de Méphistophélès, on croit entendre les rires, les railleries des instruments qui nous font soupçonner que Gounod n’ignorait pas le persiflage instrumental du « Catalogue » de Leporello dans le Don Giovanni de Mozart dont son amie Pauline Viardot avait sans doute pu lui passer la partition qu’elle avait achetée. En tous les cas, on sent, dans cette interprétation magistrale toute la finesse mozartienne loin des pesanteurs orchestrales à la mode romanticoïde. La scène de l’église est angoissante avec cet orgue lointain et menaçant (Frédéric Isoletta) dont les vagues ondes semblent avancer pour engloutir Marguerite.


Les chœurs (Emmanuel Trenque), peut-être déshumanisés par les masques, trouvent alors leur pleine humanité par la musique et ils sont saisissants : les reproches à leur héros Valentin incapable de pardonner en mourant à sa sœur sont bouleversants d’une vérité morale, humaine et religieuse, qui dépasse leur apparence spectrale.
À certains moments de liesse populaire ou sensuelle, entre ciel et terre, trois acrobates semblent défier la pesanteur d’ici-bas.
Le baryton Philippe Ermelier qui figurait dans la production d’Avignon, confirme avec bonheur ce que j’en disais : c’est un solide Wagner de taverne digne compagnon sinon d’embauche guerrière, de bamboche, de débauche de bière ou vin qui hésitera moins entre les deux boissons qu’il ne les alternera. Originalité de cette mise en scène, le pénible aujourd’hui rôle travesti de Siébel, dévolu à un mezzo léger, est rendu à sa vérité théâtrale de jeune homme amoureux : Kévin Amiel bien qu’affublé d’une prothèse d’éclopé —sans doute blessure de quelque aventure militaire qui montre que la guerre est bien contre toute éthique et esthétique, contre la morale, la bonté, la beauté. Il est jeune, touchant, voix ronde de ténor de toutes les tendresses et délicatesses du cœur et il incarne, dans une vérité immédiate et sensible, l’amour désintéressé, la compréhension, la compassion humaine et chrétienne envers la Marguerite rejetée par la communauté.

Élément de comédie, d’opéra-bouffe, Dame Marthe, savoureuse, voluptueuse, veuve vite joyeuse, sous l’uniforme trop étroit de la duègne austère, vite maquerelle, faisant couple, sinon accouplée au fuyant Méphisto qui ne succombe pas à la tentation, tenté sans doute par d’autres types d’amours comme semble le suggérer le pluri-sexe Walpurgis, est campée avec une vivacité aiguë par la piquante mezzo Jeanne-Marie Lévy.
Le baryton Étienne Dupuis, a tout l’héroïsme de Valentin, voix aussi large et généreuse qu’il le sera peu pour sa sœur, par ailleurs très expressif, effrayant et sans compassion en maudissant Marguerite comme le fera Méphisto.
Celui-ci, c’est Nicolas Courjal : il mène le bal, et danse, se dandine même au son de ce transistor dont il tente, par la magie révolutionnaire de l’appareil, de tenter le vieux Faust dont les élucubrations de toute une vie n’auront pas suffi à créer ou imaginer cette merveille, ce miracle technologique. Il est un sacré diable facétieux, espiègle, qui épingle les ridicules de certains, diablement sûr de lui, sauf des faiblesses à la Croix, jouant des mains et des doigts comme on aspergerait les dévots d’une eau bénite, maudite plutôt, infernale. La tessiture est tendue, surtout dans le « Veau d’or » mais il s’en tire avec aisance, retrouvant des creux de graves infernaux à sa mesure. En moine blanc, dans la remarquable scène de l’église contre Marguerite, plus de plaisanterie : c’est le Démon dans une atroce volonté de destruction de la frêle jeune femme.

Celle-ci est incarnée par Nicole Car : elle a une saine vitalité, un sourire rayonnant, un regard solaire, qu’on imagine mal en général pour la fragile héroïne romantique des froideurs nordiques mêmes réchauffées par un Diable mutin. Ses exclamations de joie « Ah, je ris… », elle ne les donne pas en fines notes piquées de la glotte, toujours dangereuses pour l’organe, mais d’une voix large moins de jeune fille que de femme prête, sinon à croquer les diamants, à dévorer la vie qu’elle découvre avec enthousiasme. Cette solidité prend un sens tragique dans la scène grandiose de l’église où elle affronte le démon dans l’ombre, opposant la force de sa foi à la puissance infernale et sa prière qui clôt l’épisode est déjà la victoire qui annonce celle de son hymne final : « Anges pures, anges radieux… »
Marguerite accouche
Autre signe de l’humanisme réaliste de Nadine Duffaut, on voit Marguerite enceinte, ce qui est dissimulé toujours, à peine dit par de plus pudiques que pieuses allusions : mais c’est la réalité de son drame. Des spectateurs se sont offusqués de la voir accoucher, aidée par la compassionnelle Marthe, après la malédiction du frère. Mais cet enfant qu’elle noiera, qui lui vaudra sa condamnation à mort, occultée ici celle de sa mère, semble être parti avec l’eau du bain de la pudibonderie qui, pour oraison funèbre, ne lui concède qu’une rapide phrase de Faust, alors que c’est le cœur de la banale et triviale tragédie de la fille séduite et abandonnée.

Deux Faust
L’un des problèmes du théâtre, c’est sans doute la présentation d’un personnage à deux âges de sa vie, doublé ici par la difficulté que la métamorphose se fait à vue. Loin de grimer et de dégrimer ostensiblement le vieil héros prêt à se faire une injection mortelle de drogue et piqué sans doute à l’élixir de vie par Méphisto de ce même sang de la signature du pacte infernal, Nadine Duffaut a opté pour deux Faust, le vieux, c’est Jean-Pierre Furlan, dont la voix toujours juvénile anticipe sur sa nouvelle jeunesse infernale. Il est émouvant dans ses regrets et adieu à la vie, Faust encore sans faute, qui restera sur scène en témoin accablé de son pacte fautif sous le regard d’un Christ douloureux, sous l’ombre portée de la croix, poids de son péché, éternel stigmate de sa damnation, ou rédemption par ce regard qui semble le hanter dans ce théâtre des ombres du monde. C’est sûrement l’une des réussites de cette audacieuse mise en scène : ce regard rétrospectif à la fin de la vie, à l’heure cruellement lucide des bilans. Et soudain, sans solution de continuité, c’est le jeune Faust qui surgit, insolent et insultant de jeunesse moins physique que vocale, encore qu’un peu empêtré dans sa corpulence mal fagotée dans un blouson de teenager d’un joyeux luron avide de rattraper le temps perdu, à corps perdu. Dans ce sens, on comprend, en contrepoint physique maillée, émaillée de ces acrobates du plus bel effet graphique, perchés sur la croix du prie-Dieu devenu lit de débauche multi-libertine pour un heureux Faust repu plus qu’en repos.
 La voix de Jean-François Borras est ronde, onctueuse, souple, d’une égale qualité dans tous ses registres, suavement triomphante dans l’aigu dès l’effet méphistophélique non méphitique mais bénéfique de Méphisto. Et voilà notre vieillard savant, oublieux des grands mystères du monde qui faisaient sa sublime ambition, qui chante, tout guilleret, un couplet digne d’un épicurien et contemporain bourgeois d’Offenbach, Brésilien ou Baron, qui borne, ou au contraire chante une insatiable ambition très Second Empire, « s’en fourrer jusque-là », avide de plaisirs terrestres et non plus spirituels ou intellectuels : 
         À moi, les plaisirs,
         Les jeunes maîtresses,
         À moi leurs caresses […]
         Et la folle orgie
         Du cœur et des sens.

Un Faust bourgeois plus physique que métaphysique.

[1] J’ai adapté cette pièce sous le titre de Faust vainqueur ou le procès de Dieu à la demande du metteur en scène Adán Sandoval.
[2] Sur les divers Faust, je renvoie à mon livre Figurations de l’infini. L’âge baroque européen, Prix de la prose et de l’essai 2000, le Seuil, 1999, « De Dieu le Père au Père-Dieu », « La fin des thaumaturges », p.389-399.
[3] Berlioz ne devait pas ignorer la pièce de Calderón, si admiré par Wagner qui dit, dans une lettre à Liszt, qu’il le lit pour maintenir l’inspiration de son Tristan.  En tous les cas, l’invocation à la nature de son Faust est très proche de la tirade lyrique de Cyprien découvrant sa puissance diabolique dans Le Magicien prodigieux. Cf mon livre, Figurations de l’infini, op. cit. , p. 398.

Faust de Gounod,
Opéra de Marseille
 Coproduction Opéra Grand Avignon / Opéra de Marseille / Opéra de Massy / Opéra Théâtre Metz Métropole / Opéra de Nice / Opéra de Reims
10, 13, 16, 19, 21 février 2019

Direction musicale : Lawrence FOSTER
Mise en scène: 
Nadine DUFFAUT
Décors : 
Emmanuelle FAVRE
Costumes : 
Gérard AUDIER
Lumières :
Philippe GROSPERRIN
Marguerite  : Nicole CAR
Marthe  : Jeanne-Marie LEVY
Faust  : Jean-François BORRAS
Vieux Faust  : Jean-Pierre FURLAN
Méphistophélès : Nicolas COURJAL
ValentinÉtienne DUPUIS
Wagner  : Philippe ERMELIER
Siebel  : Kévin AMIEL
Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille

Photos Christian Dresse
1. Les deux Faust ; 
2. Méphisto ;
3. Marguerite cousant ;
4. Marguerite et Faust ; 
5. Faust assailli de ses fantômes ;
6. Marguerite et Dame Marthe devant le coffre à bijoux ;
7. Siebel et Marguerite enceinte ; 
8. Mort de Valentin ;
9. Combat e Marguerite contre le Démon.



mardi, février 19, 2019

L'ÎLE AUX FEMMES


IL MONDO ALLA ROVERSA

O

SIA LE DONNE CHE COMANDONO

Opera buffa

Livret de Carlo Goldoni, 
musique de Baldassare Galuppi

Création le 14 novembre 1750 au Teatro San Cassiano de Venise

Édition de la partition de Michele Geremia

Opéra Confluence Avignon

En co-production avec Akadêmia et l’Opéra de Reims

3 février 2019

        Dans les programmations sagement ou mornement répétitives des théâtres lyriques, ce n’est pas tous les jours que l’on a la chance de découvrir un opéra, par ailleurs signé, texte et musique, de deux célèbres plumes ! Les deux G : non le fameux café XVIIIe siècle d’Aix, cher à son Festival en ses débuts, mais Goldoni, de Venise, et Galuppi de l’île voisine. Non la bruyante et grouillante Murano des verriers mais, au-delà, la minuscule Burano, adorable îlot de calme aux maisons, cubes multicolores, dont même le linge étendu au soleil semble autant de drapeaux éclatants claquant pour une fête silencieuse. Comme un caillou bariolé tombé sur l’eau de la lagune dont les ondes, ondulations, vagues, vaguelettes, rides, en s’éloignant à l’infini de la brume, auraient atteint l’autre rivage d’une île, la rive du rêve : celle des Antipodes, lieu diamétralement opposé à un autre, ici, au diamètre social de la ligne de démarcation décrétée par les hommes, puisque les femmes y règnent : une île donc aux « antipodes du bon sens », expression retenue par un dictionnaire ancien de ce temps. Puisqu’il est aussi supposé que seuls les hommes sont détenteurs du sens, du bon : de la Raison. Qui est forcément celle du plus fort : force musculaire masculine contre le sexe dit faible.


L’œuvre

         Femmes

C’est donc par d’autres moyens, sans doute la ruse, arme du faible, du renard contre le lion, que les femmes de cette île antipodique, qui ne sont pas forcément des Amazones guerrières, ont renversé le pouvoir des hommes, et les ont asservis à leur pouvoir et caprices. L'astuce féminine et son triomphe sur l’ordre patriarcal est d’ailleurs l’un des ressorts presque obligé de l’opera buffa. On n’oublie pas l'exemplaire pièce de Goldoni la ’Veuve rusée’ (La vedova scaltra, 1748) qui précède d’un an ses insoumises insulaires. Sans appeler à témoignage les quelque autres quarante livrets bouffes écrits par Goldoni, il suffit de parcourir les titres de ses innombrables comédies pour en voir la galerie d’héroïnes féminines de toutes classes servantes ou aristocrates, curieuses, jalouses, vindicatives, rivales sociales, spirituelles, extravagantes, solitaires, épouses, mères, de bonne ou mauvaise humeur, etc. Bref, un catalogue de femmes digne du Don Juan de sa pièce antérieure, Don Giovanni Tenorio o sia il dissoluto (‘Don Juan Tenorio ou le Dissolu’, 1735), un maillon entre le mythique héros espagnol qui courait l’Europe sur les scénarios de la Commedia dell’Arte, et celui qu’offrira à Mozart en 1787 son concitoyen Da Ponte, utilisant largement celui de Bertati mis en musique par Gazzaniga,  quelques mois plus tôt, pour le Carnaval de Venise, dont il avait d’ailleurs fait une adaptation dramatique et même musicale à Londres.


Goldoni a donc toujours manifesté un intérêt scénique pour les femmes, leur situation sociale, naturellement dans les limites de la comédie, et ici, les conventions étroites de l’opera buffa. Il n’y a pas, dans son île utopique, le militantisme féministe de celle du Marivaux de La Nouvelle Colonie ou la Ligue des femmes, comédie pour les Comédiens italiens de 1729, un échec, qu’il reprend justement, résumée en un acte, dans le Mercure de 1750, la même année que l’opéra-bouffe de Galuppi. Mais le livret de Goldoni est loin d’être médiocre et, sous couvert de farce obligée, n’en expose pas moins, très clairement, par la bouche expresse de ses trois héroïnes, Aurora, Tullia et Cintia, leurs doléances sociales qui ont justifié leur révolte passée réussie contre le patriarcat tyrannique des hommes. Tullia résumera la situation à son amant Rinaldino : 

« Exclues des conseils, /non compagnes mais servantes et esclaves des hommes, / condamnées aux travaux serviles/ par votre sexe ingrat, / nous devrions contre vous faire de même. »

Donc, dans cette île antipodique, utopie, uchronie, sans lieu ni temps, règnent—non puisque le régime politique n’y pas encore défini— commandent collectivement des femmes, ayant réduit « le féroce orgueil des hommes », réduits en esclavage, enchaînés aux tâches serviles. L’aimante Aurora, la sage Tullia et l’altière et cruelle Cintia, expriment leur conception respective de la bonne gestion, dirons-nous, de l’homme soumis : par la bienveillance pour la première, par une intraitable rigueur vengeresse pour Cintia, et par un prudent juste milieu pour Tullia.


 Tout en méprisant les hommes, chacune règne du moins sur un chacun, un favori, un esclave personnel : le tendre Graziosino, tout plein de charmes féminins, fait les délices d’Aurora, heureux dans la servitude imposée mais acceptée, il lui promet de tout faire pour elle : camérière, cuisinière, lavant la vaisselle et même l’urinoir. Elle ne lui en demande pas tant. Tullia aime Rinaldino qui vit heureux aussi dans sa servitude qu’elle lui rend douce par son aimable magistère. Même la combattive Cintia a succombé aux charmes de Giacinto, un Narcisse amoureux de lui-même, et le couple  aux voix graves appariées, contralto et basse, entretient de turbulents rapports sado-maso.

Deux coqs vivaient en paix, une poule survint : voilà la guerre allumée.  Ici, ce sont deux poules plutôt et le coq, le bellâtre Giacinto au cœur d’artichaut, est disputé, homme objet, par Aurora et Cintia. Jalousie amoureuse et rivalités politiques, tentation de complot et tentative de meurtre, entraîneront la fin de cette domination des femmes : ce « Monde à l’envers » des habitudes politiques, le pouvoir des hommes, sera remis à « l’endroit », renversé. Mais c’est moins par les hommes eux-mêmes qui débarquent que par ce matriarcat, divisé sur le choix de république ou monarchie, qui déchire, lors d’élections tout de même, les trois candidates au pouvoir suprême : aucune femme ne consent à être gouvernée par une autre, ni à partager le pouvoir. Ce qui n’est pas qu’un trait féminin : c’est le désir de pouvoir qui corrompt et entraîne la catastrophe de la servitude, alors même que le chœur féminin chante :

« Libertà, libertà, cara, cara libertà! », ‘Liberté, liberté, chère, chère liberté!’

Musique


Un jour de tempête exceptionnelle de mistral faisant craquer d’horribles décibels les jointures de la salle en bois de l’Opéra provisoire Confluence, menaçant, eût-on dit, de le faire s’envoler, n’offrait pas les conditions les meilleures pour recevoir et découvrir dignement cette œuvre d’un raffinement tout aussi exceptionnel. Mais cela nous donne au moins, déjà, une raison de dire l’excellence, la vaillance des chanteurs devant affronter cet impétueux orchestre wagnérien du vent en lui opposant la délicatesse d’un chant acrobatique sur les ailes légères, de soie, de cette musique moirée, scintillante ou tamisée, comme la lagune vénitienne sous le soleil ou la lune. On souffrait pour eux du tapage ambiant, la rage et le ravage du vent, de l’air desséché, redoutable aux organes vocaux délicats, et l’on admire sans réserve leur maîtrise technique pour faire, contre mauvaise fortune météo bonne voix, et toutes belles, notant à peine, en passant, une note suraiguë asséchée dans l’aridité ingrate de l’air. Jamais les airs de « tempête », passage obligé de l’opéra baroque, n’auront été mieux environnés d’un vérisme qui ne doit rien à la musique. Et l’on s’émerveillait, en vieux connaisseur de ce style, que cette vocalité virtuose, qui n’était naguère encore que l’apanage de grands festivals spécialisés, fût aujourd’hui parfaitement intégrée et maîtrisée par de jeunes chanteurs, par ailleurs excellents comédiens : conditions absolues pour refaire vivre ce théâtre chanté. Tous à féliciter en bloc, comme ils salueront, sans quêter les applaudissements compétitifs singuliers.


Même avec la clémence titanesque du vent, cette immense salle n’est pas non plus la mieux adaptée au bijou de cette musique, qui nécessite un écrin plus intime. Cependant, passée la première surprise entre cet espace démesuré et les premières mesures de la musique, la gestuelle souple mais ferme, maîtresse, de Françoise Lasserre, parut même, sinon imposer silence, du moins s’imposer contre le vent, magie visuelle du geste qui est déjà musique, qui colle, fait corps avec elle, la matérialisant aux yeux et à l’oreille.

Non pompeuse comme l’ouverture à la française, mais pimpante, brillante, alternant à l’italienne trois parties, deux au tempo vif entourant une lente, elle n’introduit pas aux thèmes de l’œuvre, c’est une sinfonia, qui n’est pas encore ce qu’on appellera bientôt « ouverture », qui doit peut-être son nom au fait que cette musique d’avant le lever du rideau servait de signal du début du spectacle, salle encore ouverte, à couvrir le bruit du public prenant place. Un chœur homophonique, chantant l’esclavage volontaire, rare dans l’opéra baroque pour des raisons d’économie, lui succède et scandera les élections, saluant le finale, divisé entre hommes et femmes, puis enfin unis. À partir de cette entrée chorale qui pose la situation, c’est la succession obligée des arie da capo, introduites par un récit.

Ces airs, sans avoir toujours la longueur  ni l’efflorescence ornementale de ceux de l’opera seria, sommet du buon ou bel canto, au sens propre et premier du terme, c’est-à-dire l’art du chant sublimé par celui des castrats (qui, généralement, n’avaient pas cours à Venise), répondent à la technique lyrique la plus raffinée, alternant selon le caractère des personnages et de leurs sentiments les arias di portamento, de tenue de souffle et d’agilité, qualités requises alors de tous les interprètes dans une typologie d’airs codés, en général d’une grande difficulté : grands sauts, appoggiatures, cadences ornées, fleuries de trilles, de notes piquées, saufs quelques ariettes de caractère humoristiques pour les hommes féminisés par leur servitude.


À porter aussi au crédit des interprètes, bons comédiens et bons chanteurs comme on a dit, l’excellence de leur diction italienne. Elle colle à la clarté, l’intelligibilité remarquable du texte et non seulement dans les récits, mais aussi lors des airs les plus virtuoses : après la limpidité dramatique des récitatifs « secs », ponctués des cordes pincées du clavecin traditionnel, à peine accompagnés par la corde frottée du violoncelle, la brièveté et la simplicité des strophes de l’aria, les répétitions de termes permettant à la fois de ne rien perdre des mots et servant de repère à leur ornementation, laissant attendre le feu d’artifice des vocalises du da capo varié.

Le nombre d’airs dépendait de l’importance des personnages ou des chanteurs plus ou moins célèbres qui les incarnaient. Dans la mesure des conditions d’écoute qu’on a dites et déplorées, dans cette version de l’œuvre dont nous ignorons l’original, toujours soumis d’ailleurs à variations, il nous a semblé que Tullia avait quatre airs à son actif pour trois à Aurora (qui a un air qui est une déjà une valse) et deux pour Cintia. Son premier air, de paragone (de comparaison), basé sur le lion féroce ou dompté dans l’arène, métaphore de l’homme asservi, réunit toute la complexité vocale requise en ce temps : bravoure par le rythme, portamento par la tenue de certains mots, et d’agilité par les vocalises et les sauts. Sans doute le personnage le plus important par sa sage position moyenne sur la conduite à tenir envers les hommes vaincus et par son nom, explicitement référé à Cicéron.


Parmi ces derniers, Graziosino en a trois, ainsi que Giacinto et Rinaldino, Ferramonte, deux. Leur nom est à l’évidence humoristique : le premier, le ‘Petit gracieux’ (il se vante lui-même de ses grâces féminines) ; Ronaldino, c’est le ‘Petit Rinaldino’, le pauvre petit Renaud qui n’est guère le célèbre chevalier, affublé ici d’une voix de soprano. Giacinto, viril Narcisse disputé par les dames, est sans doute l’avatar comique d’Hyacinte, le bel éphèbe que se disputaient les dieux, tué accidentellement par le palet de son amant Apollon. Quant à Ferramonte, décalque de Fiérabras, voix de ténor, qui n’était pas alors une voix noble, n’a que deux airs, dont un, rageur, sur l’incrédulité qu’il porte aux femmes. À part deux airs de Rinaldino chantant le bonheur les fers de l’amour puis ses doutes, les hommes sont dotés d'airs humoristiques, chacun, dans un trio comique, chantant sa belle et une fleur, le viril Giacinto, le jasmin. Personnage vraiment bouffe, celui-ci, homme objet, entraîne dans sa dérive et son délire amoureux, les deux femmes opposées, la tendre Aurore et la cruelle Cintia dans un trio puis un quatuor où chacune veut faire tuer l’autre et enfin un duo avec Cintia sur le renversement  des rôles et l’accord amoureux.


L’opéra avait pratiquement une production industrielle comparable, toute mesure gardée, avec celle du cinéma, avec des procédés d’écriture rapide, comme le récitatif. Selon la codification des opéras baroques, c’est le seul récitatif qui porte l’action, le dynamisme dramatique, tandis que les airs, interchangeables d’une œuvre à l’autre, ne sont que l’expression statique, extatique pour ceux d’amour, de l’affect général exprimé par la situation, amour, rage, désespoir, rapporté à une comparaison (aria di paragone) comme l’air de Tullia sur le lion, de Rinaldino sur la mer agitée comme un cœur amoureux, ou de Giacinto sur l’irrésistible puissance de la  beauté des femmes qui attendrit même les bêtes sauvages. Cependant, on note ici deux airs introduits déjà par le récit, collant à lui, celui de Cintia aimant à faire souffrir les hommes, indifférente à leur douleur, et celui Rinaldino sur les chaînes de l’amour.

Ne pouvait manquer, autre trait presque obligé de l’opera buffa, un air de liste, d’énumération, tels ceux de Graziosino sur les animaux et l’amour, avec son accélération véloce,  puis celui de ses serments à Cintia, celui des femmes du catalogue de Leporello de Don Giovanni n’en étant qu’un exemple entre autres. Ceci pour dire que, sans être un chef-d’œuvre, cet opéra est un superbe exemple de la qualité de l’opéra, à Venise, où naquit au XVIIe siècle le premier théâtre lyrique public, ouvert tous, à l’inverse des fastueux spectacles de cour réservés aux princes.

Cela donne aussi la mesure, au-dessus de toute comparaison, de Da Ponte/Mozart qui, des types, des archétypes humains de l’opera buffa font des personnages, des personnes qui continuent de nous habiter et pourtant avec des airs qui, tout en restant absolument dans le moule et modalités du bouffe, le débordent, le transcendent par une humanité, une identité, une personnalité qui n’est plus interchangeable : la rage du Comte est un air traditionnel de fureur, mais la fureur est bien celle du noble Almaviva humilié par ses serviteurs, comme la nostalgie du passé est celle de la Comtesse trahie et l’air de liste de Leporello est presque une preuve, un réquisitoire de l’appétit sexuel indiscriminé de Don Juan : élément dramatique qui sublime la convention bouffe.

Réalisation


Il faut dire que l’intelligence, la culture historique le disputent au goût le plus exquis, sans aucune mièvrerie, pour faire de ce spectacle un plaisir autant des yeux que des oreilles, et de l’esprit. La scénographie de Claire Niquet, jouxtée d’abord d’un lit où voguera le rêve ou cauchemar de l’un ses époux, une simple estrade aux pieds en poutrelles couleur de Venise la Rouge, deviendra tour à tour tribune électorale, tréteaux de théâtre, fortin final du dernier carré des femmes résistant au vaisseau lit des envahisseurs. Il suffit d’un rideau et c’est celui d’un théâtre de marionnettes, une voile et les mâts berlingots à la vénitiennes sont autant de  hampes de drapeaux enflammés du combat électoral que lances pour repousser le mâle ennemi.

Les costumes de Erick Plaza-Cochet sont en enchantement, un agencement plein d’humour d’éléments d’époque par les couleurs et les coupes comme d’allusion antique avec le panache flambant, la cuirasse et gantelets de Cintia qui en font une arrogante Minerve guerrière. Il suffit qu’Aurore, sur son bustier, ajuste sur sa cotte ou cotillon, comme deux ailes, l’ébauche bouffante des anses d’une robe à panier et c’est l’aurore « aux doigts de rose » de la mythologie, n’était-ce son mignon et minuscule tricorne vénitien emplumé.  Tricorne vénitien aussi pour Tullia mais fraise et robe aux réminiscences arlequinesques. Les trois amants esclaves de ces dames, ainsi que le Ferramonte, Capitan, ou Matamore, semblent issus de la Commedia dell’Arte : Rinaldino, en vêtements de Scaramouche, mais mélancolique ; Giacinto, fraise démesurée sous énorme tricorne, tient du Docteur avec les fantaisies d’un Scapin, et Graziosino est un naïf Pedrolino, un Pierrot ou Gilles digne de Watteau comme tant d’autres personnages qui paraissent animer de leur soie et joie ses Comédiens italiens, nés de la peinture vénitienne d’époque, les dames avec ces délicieux et coquins chapeaux en paille de la campagne vénète se souvenant de ceux des petits Tanagras. C’est un ravissement mis en valeur par les lumières délicates, expressives, ou fond sombre, de Carlos Pérez.

La mise en scène de Vincent Tavernier joue en virtuose sur tous ces registres harmonieux habilement convoqués, constitue des groupes picturaux ou plastiques sculpturaux, séduisants de vibrantes taches de couleur rythmées de bleus soyeux de peinture vénitienne, sans jamais de pose qui pèse, tout en singularisant les six héros, sans contredire la musique. La gestique reprend souvent avec humour les gestes codifiés de la Commedia dell’Arte, et, en certain moments de franc burlesque, les mouvements saccadés du théâtre de marionnettes.

Malgré la tempête intempestive de mistral, bon vent à ce spectacle réussi à tous niveaux.
Il mondo alla roversa
Baldassare Galuppi/Carlo Goldoni
Opéra Confluence
Samedi 2 février , dimanche 3 février 2019.
Direction musicale : Françoise Lasserre
Mise en scène : Vincent Tavernier
Scénographie : Claire Niquet
Costumes :  Erick Plaza-Cochet
Lumières : Carlos Perez
-
Tullia :
Marie Perbost
Rinaldinho : Armelle Marq
Aurora  : Dagmar Saskova
Cintia : Alice Habellion
Graziosino : Olivier Bergeron
Giacinto  : David Witczak
Ferramonte : Joao Pedro Coelho Cabral

Cet article fini, on m'a signalé l'intégrale de cet opéra sur youtube :
https://www.youtube.com/watch?v=-Kmn4qfPGck

Photos : Cédric & Michaël/ Studio Delestrade
1. Estrade ; 
2. Cintia, Tullia, Rinaldino ;
3. Derrière les trois dames, sur l'estrade,les trois amants ; 
4. Tullia ;
5. Aurora ; 
6. Assaut repoussé ;
7. Ferramonte et Ronaldino ;
8. Graziosino ;
9. Finale.


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