TURANDOT
(1926)
Drame lyrique en trois actes
Musique
de Giacomo PUCCINI
Livret de Giuseppe ADAMI et Renato SIMONI
d’après la fable de Carlo GOZZI, Turandotte, fiaba cinese teatrale tragicomica (1762)
et la version allemande Turandot, Prinzessin von China. Ein tragikomisches Märchen (1803) de Friedrich von SCHILLER, traduction italienne d’Andrea MAFFEI (1857)
Livret de Giuseppe ADAMI et Renato SIMONI
d’après la fable de Carlo GOZZI, Turandotte, fiaba cinese teatrale tragicomica (1762)
et la version allemande Turandot, Prinzessin von China. Ein tragikomisches Märchen (1803) de Friedrich von SCHILLER, traduction italienne d’Andrea MAFFEI (1857)
Opéra de Marseille
30 avril 2019
Capitale, au sens premier, qui relève
du cap, de la tête : ils ne la relèveront plus ces princes décapités pour
avoir perdu la tête pour la belle et cruelle princesse de Chine, Turandot. Pour gage d’un
jeu court mais peu courtois, ils engagent leur tête en prétendant à sa main et au trône de l’Empire du
Milieu contre la résolution des énigmes insolubles qu’elle leur propose, acceptant
de payer, de leur tête, l’échec. La vierge prétend ainsi venger son
immémoriale aïeule victime de la violence masculine, violée. La révolte des
femmes ne date pas d’hier.
Un prince inconnu trouve la
solution et peut prétendre à sa main, mais, généreusement, lui propose de
résoudre à son tour, avant l’aube, le mystère de son nom pour se libérer de l'enjeu matrimonial. Turandot mettra Pékin
à feu et à sang pour trouver qui il est et s'épargner ainsi le mariage auquel
elle s’est jurée d’échapper.
L’œuvre
Le Vénitien
Carlo Gozzi (1720-1806), l’auteur de L’Amour
des Trois oranges (1761) qui inspirera Prokofiev
en 1921, bénéficie de la mode orientaliste du début du XXe
siècle intéressé par ce lointain et mystérieux Extrême-Orient qui envoûta aussi
Debussy. Il écrit l’année suivante une autre fable scénique en cinq actes, Turandot (1762), qui connut une adaptation
de Schiller et fascinera même Bertoldt Brecht en 1953.
Dans la longue galerie de femmes
sacrifiées sur l’autel de l’honneur ou de la passion du mâle qu’est l’opéra à
partir du XIXe siècle, Turandot
forme une remarquable exception. Non qu’il y manque la pure héroïne s’offrant
par amour au supplice pour sauver l’homme qu’elle aime : l’aimante et douce Liu
témoigne de cette tradition de l’exaltation féminine sacrificielle rêvée par la
misogynie de toute une époque. Mais la nouveauté terrible, ici, c’est le
personnage titulaire, la féroce princesse chinoise Turandot, sorte non de veuve
noire puisqu’elle n’est pas mariée, mais disons de veuve jaune anticipée
puisqu’elle voue à la mort les princes prétendants à sa main qui n’ont pas
élucidé les trois énigmes que, sphinge redoutable, comme de fascinants filets,
elle tend à ses présomptueux adorateurs. Méprisante et frigide, « ceinte de
glace », la dévoratrice consume et tue
les mâles sans les consommer : elle fait couper leur « superbe tête », les
décapite, offrant sur un plateau l’exemple de la femme castratrice aux théories
freudiennes triomphantes des années 20. Et il ne manque pas de candidats pour
mettre la main —ou l’appendice imprudent— dans l’engrenage de cette femme fatale, fière et farouche beauté
altérée, à défaut d’autre vive substance, de sang viril.
Comme s’il était lui-même victime de son héroïne, Puccini,
l’amoureux des femmes concrètes et le créateur de tant de tendres personnages
féminins sacrifiés, meurt en 1924 avant d’achever son ouvrage, comme
symboliquement, après la mort de Liu, sans même finir le fameux duo final qui
devait voir la rédemption par l’amour de son effroyable princesse frigide.
L’œuvre sera créée deux ans après sa mort, à la Scala, par Toscanini qui
interrompt la représentation à la dernière note vraiment de Puccini. Franco
Alfano complétera l’ouvrage, sans démériter, malgré la fureur de Toscanini.
Réalisation
Le mur
monumental d’Orange, sinon la muraille de Chine, sied à Charles Roubaud qui y étrenna sa réalisation en 2012. Ce qu’elle
perd de la grandeur du grand air, elle le gagne en grandiose angoisse inhumaine
sur le plateau de l’Opéra de Marseille, avec des détails humains mieux perceptibles :
la proximité rend plus aigus les sentiments, comme les lames implicites du
bourreau dont on n’en voit qu’une, un énorme yatagan, de quoi faire frémir l’infraction
féministe des adeptes du viol.
Frontal, synecdoque, partie
pour le tout de la Cité interdite, un vaste portique dont les ombres semblent
parfois doubler les colonnes, s’étire sur la scène, surmonté d’une galerie du
palais à deux pavillons symétriques : la grisaille du marbre de fond, orné
de hauts-reliefs tourmentés de dragons, s’animera comme un antre secret plein
de monstres, le cœur pétrifié de la belle. En surplomb de cette tribune
majestueuse, un gigantesque cercle jaune, lune écrasante par son poids pesant
sur les destinées humaines, ou roue de la Fortune indécise quand elle tournoie
étrangement comme une meule ou une titanesque scie. Grandeur de l’Empire et
raffinement, simple et impressionnante scénographie de Dominique Lebourges, que les
projections vidéo subtiles de Camille
Lebourges animeront de fenêtres mystérieuses, habilleront de teintes
raffinées de laques chinoises rouges et noires, bibliothèque de savante et
antique culture millénaire, l’ouvrant à l’espace du rêve nostalgique de Ping
d’un vague lac verdâtre miroitant de lucioles, bercé par de tendres bambous.
Sur le mur de fond du haut la scène, en contraste avec les arêtes tranchantes des
lignes, de nébuleuses projections grouillant de formes serpentines indécises,
se précisant en dragons bondissants à la fin, donnent à l’ensemble une
dimension onirique et fabuleuse. Lumières obscures, inquiétantes, sanglantes, rousses
ou blêmes, lunaires (Marc Delamézière).
On retrouve
toute la maîtrise de Roubaud dans le maniement des foules dont les mouvements,
tumultueux ou terrorisés, semblent chorégraphiés. On admire ce jeu de
casse-têtes casse-pipes, cet amas de corps amoncelés quand on évoque les
dernières victimes de Turandot, sinon une muraille, un mur. La princesse
apparaît enfermée dans une sorte de sphère armillaire métallique, enclose dans
sa bulle, araignée maléfique, veuve noire au centre de sa toile, dont elle
sortira pour énoncer les énigmes et s’en trouvera exclue un peu plus à chaque solution juste du Prince
inconnu, condamnée à sortir de son monde finalement.
Les costumes de Katia Duflot, toujours admirables, sont d’une sombre beauté pour cette
sombre histoire, gris marron pour le peuple avec des verdeurs vagues et des
teintes bleutées selon les lumières, noirs pour les soldats brutaux. L’empereur
est doré et quelques dames offertes à Calaf en soyeuse et joyeuse lumière. Mais
la cour féminine de Turandot est une longue théorie nocturne de deuil, pectoral
d’argent, têtes surmontées de coiffes en éventail, tels des couperets inverses.
Sous son habit volant au vent, Turandot, arrachée à sa rigidité de vierge frigide,
aura une robe d’aube, de papillon aux futures ailes déployées.
Interprétation
Comme dans Tosca,
pas d’ouverture pratiquement, mais des accords tranchants aiguisés, qui
éclatent comme des éclairs jaunes de cuivre sous la baguette impétueuse de
Roberto Rizzi Brignoli. À la
tête d’un Orchestre Phiharmonique de Marseille attentif à la moindre injonction de puissance ou
de nuance, il déchaîne d’emblée les foudres de l’orchestration puissante et
raffinée de Puccini, soulevant en vagues, en houle rageuse et orageuse des motifs
voluptueux, ou faisant rutiler, miroiter les pupitres de brèves mélodies pentatoniques
chinoises diaprées, obsédantes, étranges, tissées piano comme une fine soie ou
soudain exaltées, exacerbées, déchirées par la cruauté tranchante des forte.
Mais Turandot,
opéra symphonique, est aussi un opéra où le chœur retrouve son sens antique. C’est
un personnage aux multiples voix qui contemple et commente l’action, conseille,
exhorte, s’apitoie, tremble, et prophétise le châtiment de tant de cruauté.
Présent de bout en bout, même dans le lointain d’un Pékin nocturne, fondu mais jamais
perdu dans l’harmonie raffinée de Puccini, il passe du grondement au murmure,
par toute une palette expressive de nuances, préparé par la rigueur musicale d’Emmanuel Trenque. Les voix d’enfants de la Maîtrise des Bouches-du-Rhône
de Samuel Coquard trouvent un
délicat écrin et apportent la fraîcheur et l’innocence à cette froide et brûlante,
autant qu’horrible situation. Belle trouvaille, deux jeunes filles, entre
enfance et adolescence (Émilie Bernou et Mélanie Audefroy) sont un trait d’union
entre adultes et enfants.
Issu aussi des chœurs, Wilfried Tissot campe un élégant Prince de Perse promis, ou
promu à la mort, marchant la tête haute vers le supplice qui l’en privera, en exaltant
amoureusement sa « bourreau » (le mot, à signaler aux féministes
linguistes, n’a pas de féminin…)
Mandarin
ouvrant et fermant le rituel sacrificiel, le baryton Oliver Grand, joue le parfait orateur de l’infâme office. Empereur doré
à voix d’argent, trônant sur le haut de la galerie, désolé de la promesse
inconsidérée qu’il fit à sa terrible fille, compatissant aux victimes Altoum a
la belle présence vocale de Rodolphe
Briand pour ce rôle souvent négligé, planant lointain sur les hauteurs.
Délibérément
inspirés de la commedia dell’arte, le trio des ministres, jamais
sinistres dans ce drame qui l’est tellement, Ping, Pang et Pong, forment la trinité
qui donne le sourire à cet opéra où l’on rit peu, et jaune évidemment. Meneur
de jeu, en Ping, Armando Noguera,
baryton, mène, littéralement, la danse, y entraînant, dans des voltes et
virevoltes comme chorégraphiées, ses acolytes Pang, Loïc Félix et Pong, Marc
Larcher, deux claires et belles voix de ténors en symétrie et harmonie :
ils sont une subtile transition entre la masse chorale et les solistes et leur
fantaisie relève aussi de l’esprit d’enfance. Une part d’humanité que l’humour
sensible de Noguera distille dans cette horreur et, même en tentant par la
violence d’extorquer à Liu le nom du Prince inconnu, c’est pour préserver le
peuple de la cruauté de Turandot qui le veut connaître par tous les moyens. Parenthèse
de douceur dans le bruit et la fureur, le rêve de retrouver la paix de la
province est un moment de poésie.
Jean Teitgen prête
sa voix chaude et profonde de basse à un Timur vaincu, aveugle, plein de
noblesse. Esclave dévouée et amoureuse, voix de cristal qui ne se brise pas, même
si elle nous brise le cœur dans son air, doux réquisitoire et prophétique
message d’amour à Turandot, «Tu, che
di gel sei cinta », Ludovine
Gombert, sans nulle pleurnicherie vériste, fait vraiment pleurer la salle
en Liu. Antonello Palombi, massive
présence qu’on ne voit pas d’entrée en dépité décapité, en Calaf, semble avoir
un aplomb de plomb sur sa solide charpente d’où jaillit le torrent impétueux d’une
voix d’airain dans l’aigu, de bronze dans le médium qui lui assure le triomphe dans
le redoutable « Nessun dorma »,
pierre de touche du rôle. Comment, finalement, se serait-elle pas touchée,
comme elle l’avouera à la fin, la terrible Turandot ? À l’inverse, la voix
de l’héroïne campée par Ricarda Merbeth
est d’un acier trempé de froid, comme il sied au personnage, effrayants aigus tranchants
comme ces lames qu’elle destine à la chaleur amoureuse de ses prétendants
imprudents. Non seulement la voix qu’elle sait, comme le voulait la Callas, ne
pas faire belle quand il s’agit de laideur d’âme, affronte victorieusement les
monstrueuses difficultés de cette partition, mais l’incarnation du personnage
blême et noir, vampirique, sadique, espérant l’échec du candidat, est d’une
vérité presque effrayante dans son jeu, autant que sa voix.
À
signaler, avec la venue de Sébastien
Herbecq à l’Opéra, qui assure la présentation des œuvres avant le
spectacle, un programme qu’il enrichit d’entretiens et d’une intéressante
documentation sur et autour des œuvres.
Turandot, de Giacomo Puccini
Opéra de
Marseille,
27, 30
avril, 2 et 5 mai 2019
Direction musicale : Roberto RIZZI BRIGNOLI. Assistant à la direction
musicale Néstor BAYONA Mise en scène : Charles ROUBAUDAssistant à la mise en scène Bernard MONFORTE Costumes Katia DUFLOT
Décors : Dominique LEBOURGES
Lumières : Marc DELAMÉZIÈRE
Vidéos : Camille LEBOURGES
Régisseur de production : Jean-Louis MEUNIER. Régisseur de scène : Jacques LE ROY
Régisseur de figuration : Alexandra BEIGNARD
DISTRIBUTION
Turandot : Ricarda MERBETH
Liù : Ludivine GOMBERT
Deux jeunes filles : Émilie BERNOU et Mélanie AUDEFROY
Calaf : Antonello PALOMBI
Timur : Jean TEITGEN
Ping : Armando NOGUERA
Pang : Loïc FÉLIX
Pong : Marc LARCHER
Altoum : Rodolphe BRIAND
Le Mandarin : Olivier GRAND
Le Prince de Perse : Wilfried TISSOT
Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille
Maîtrise des Bouches-du-Rhône
Directeur de la Maîtrise des Bouches-du-Rhône : Samuel COQUARD . Chef de Chœur : Emmanuel TRENQUE
Pianiste, chef de chant : Brigitte GROSSE
Photos Christian Dresse
1. Cité interdite ;
2. Liu, Timur, Calaf (Gombert, Teitgen, Palombi);
3. Pang, Pong, Ping (Félix, Noguera, Larcher);
4. Le mandarin (Grand);
5. Turandot (Merbeth);
6. Vue générale.
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