UN BALLO IN MASCHERA
Livret d’Antonio
Somma, musique de Giuseppe Verdi
d’après le livret
d'Eugène Scribe
pour l’opéra
d’Auber, Gustave III ou Le Bal masqué.
Chorégies d’Orange
3 août 2013
L’œuvre
Le masque sied à
l’amour et à la mort. Du moins au théâtre et à l’opéra mais, quand l’Histoire
s’en mêle et s’emmêle comme lors du bal masqué de l’Opéra de Stockholm où
Gustave III de Suède fut assassiné en 1792, cela fait la plus belle des
histoires pour la scène romanesque et romantique du XIX e siècle
théâtral et lyrique. La pièce historique de Scribe avait déjà séduit Auber qui
en fit un opéra fameux en 1833, suivi par deux autres compositeurs italiens qui
transposèrent le sujet en des époques différentes pour déjouer la
censure : on peut assassiner, décapiter à la hache ou à la guillotine des
rois, l’Histoire le prouve, mais on ne peut le monter ni montrer à la scène,
les censeurs désapprouvent. Verdi, en 1857, l’apprendra à ses dépens avec les
avanies et avatars de son livret, refusé à Naples et Rome par la censure,
trafiqué et défiguré. Scribe
agrémentait le complot politique d’une histoire d’amour adultère entre le roi
et la femme de son meilleur ami et ministre, fidèle jusque-là, qui deviendra le
régicide : amitié et amour trahis, ressort fatal des drames.
L’opéra, c’est du
théâtre, du roman : c’est la vie. Mais la vie, est souvent plus romanesque
et théâtrale que l’opéra, quant à la censure, sa bêtise imaginative pour
préserver pouvoir et moralité défie toutes les lois morales par romanesque
échevelé, audacieux. « Ci veut le Roi, ci veut le loi » : le roi
de Naples ne voulant pas, sur la scène de son San Carlo, qui avait commandé
l’œuvre à Verdi, d’un régicide et d’un adultère (qui n’existe pas dans
l’opéra), les exécuteurs de ses basses censures proposent de faire de la femme
de l’assassin qui se croit cocu, sa sœur. L’histoire se répète et bégaye :
dans l’Espagne franquiste aussi, pour rendre digestible à ses hypocrites mœurs
moralisantes l’adultère d’un film, les censeurs firent des deux amants un frère
et une sœur : un bel inceste moral qui fit mourir de rire le public.
Finalement, l’opéra de
Verdi fut accepté en 1859 à Rome par une transposition de l’action un siècle
plus tôt dans la puritaine Nouvelle-Angleterre (guère adepte des légèretés des
bals masqués galants), faisant du roi un comte courant plus politiquement
tuable qu’un roi.
Un roi révolutionnaire
On ne saura
malheureusement rien des raisons du complot de la noblesse contre ce monarque
franc-maçon nourri en France des idées philosophiques des Lumières, qui,
anticipant la Révolution française, avait depuis longtemps aboli la torture,
réduit considérablement les droits de la noblesse, redistribué la terre et, en
1789, comme en France avec la Nuit du 4 août, accordé à tous les Suédois
l'égalité des droits et l'accès aux fonctions publiques, préparant la modernité
progressiste suédoise. Un vrai roi révolutionnaire dont on comprend alors, à la
lumière de la vérité historique ici occultée, l’exécution programmée par la
noblesse. Artiste aussi, il avait imposé en Suède le style gustavien, d’une sévérité de lignes néo-classique, toute
luthérienne, caractérisée par une couleur grise typique qui a gardé son nom.
Réalisation
Jean-Claude Auvray avait déjà somptueusement monté cette œuvre à
Marseille en 2008, resituant l’action en Suède et au XVIIIe siècle,
pour rendre justice au projet premier de Verdi et de son librettiste. À Orange,
ce n’est qu’à la faveur du bal masqué du dernier acte, par la mascarade des
costumes, que l’action semble revenir à l’époque historique prévue. Pour le
reste, elle est enchâssée dans un monde moderne austère, très anglo-saxon
puritain, cohortes d’officiers et d’hommes d’affaires ou courtisans en complets
vestons stricts, gris ou sombres, dossier en main, et escortes de femmes plus
tard en robes obscures. Le page et confident Oscar, tel l’envers ou le revers
du sombre et mélancolique roi, sa légèreté aérienne intime ou ancienne
extériorisée, vêtu à la mode persistante des laquais XVIII e siècle,
fait seul la jonction entre les deux époques et, dans une certaine mesure, les
perruques grises démesurées de la sorcière et de ses acolytes, leurs robes à
paniers, à basques, stylisés, qui se jouent du temps et de l’espace.
Mise en abyme, le
plateau (scénographie de Rudy Sabounghi) figure
en gigantesque le rideau de théâtre bleu de la maquette de l’Opéra que fit
bâtir le monarque et où il fut tué : le roi mécène et enfantin en rêve à
même le sol, avec sa poupée Amelia pour quelque rite d’amour ou d’envoûtement. On
retrouve ce même fauteuil de Marseille, Louis XIV bleu roi, bras et piètements
dorés, trône et lieu du pouvoir même de la sorcière, et du mari qui semblera y
confiner sa femme suspecte d’adultère, ainsi que les huit banquettes de style
Louis XVI, pieds dorés droits et velours bleu, qui seront déplacées selon
l’action, devenant même, lors de la sorte de sérénade ou barcarolle du roi
déguisé en marin dans l’antre de la sorcière, agencées en triangle, étrave de
navire, se prêtant à un spectaculaire mouvement de foule, de houle, de rameurs
courtisans et conspirateurs.
Quelque signes
subtils, dans le désert décoratif, prennent une forte présence : le
chapeau et le domino du roi, qui permettent à Renato de le sauver avant de
devenir cape et masque du régicide, le cheval à bascule renversé de l’enfant,
absent mais présent par la supplique lyrique de sa mère condamnée à mort qui
désire le voir une dernière fois, le père qui caresse et redresse le jouet,
geste silencieux criant sa détresse de condamner sa femme qu’il aime, ses
lunettes qu’il enlève comme essuyant des larmes ou pour ne plus voir le drame
dans lequel il a sombré, la tentation du suicide avec l’arme du meurtre
futur : attitudes simples mais éloquentes, sans doute mieux perçues lors
de la retransmission télévisée prévue pour la seconde que par une grande partie
des spectateurs dans l’immense espace du théâtre antique d’Orange où cette
sobriété d’épure, pur minimalisme, se dilue quelque peu. Ce hautain refus du
remplissage visuel paraît frustrer, par ce vide inhabituel, une partie du
public avide de spectaculaire : quelques injustes huées.
Il est vrai que les
lumières (Laurent Castaingt) sont
longtemps un peu neutres, latérales, mettant en valeur les colonnes, le mur,
mais guère dramatiques sauf, bleutées, dans leur mise en relief des amas
goyesques de visages et de masques de mort arrachés à l’ombre ; mais il
faudra attendre la scène finale où, soudain, auréolant les coiffures blanches
et les dominos dorés ou noirs (somptueux costumes de Katia Duflot), dans une projection qui restaure soudain le
théâtre antique ruiné, pour qu’elles donnent une profondeur de clair-obscur de
peinture flamande à la masse onirique, menaçante et dansante des courtisans comploteurs,
moutonnement de coiffures nébuleuses sur les ailes des capes, masques
inquiétants de la mort déguisée sur le blanc gribouillis et grouillement des
figures : troupeau courtisan de moutons masqués de loups ou loups de cour
déguisés du mouton de la perruque, les cannes surmontées de l’effigie du roi
brandies par les danseurs prenant alors une allure de potentielle tête
décapitée au bout d’une pique révolutionnaire. Le menuet d’un petit orchestre
sur scène (Ensemble instrumental des Chorégies), rappelant la scène des masques de Don Giovanni,
prend alors un sens à la fois ironique et sinistre au crime qui plane, mélange
virtuose de légèreté et de drame en parfaite adéquation verdienne.
La scène de
sorcellerie, à part quelques éclairs en musique, traitée de façon naturelle
sinon naturaliste, ne répond pas au surnaturel de l’action, même si elle est
perçue peut-être par le regard sceptique et ironique du roi éclairé du XVIIIe
siècle, sinon du puritain des proches sorcières de Salem du XVIIe
et, si le zodiaque projeté sur le mur est d’un bel effet, le globe céleste
l’est beaucoup moins malgré la beauté des bras de femmes sur cette promesse
luciférienne plus proche du ballon de foot que de la pomme géante des péchés
capitaux et capiteux. De même, celle d’Amelia cherchant à minuit la fameuse
herbe pour le philtre de désamour n’impressionne guère et le surgissement du
roi aimé, du mari puis des conspirateurs ne détourne pas la scène du vaudeville
qui s’insinue dans le drame, tous les personnages se retrouvant, comme par
hasard, dans le même lieu en même temps au moment où surtout il ne fallait pas.
Certes, Verdi s’intéresse plus à la vérité des sentiments qu’à la vraisemblance
des situations mais, sans couvert scénique, la trame conventioànnelle est trop
visible.
Interprétation
On ne reviendra pas sur l’exceptionnelle qualité
vocale des interprètes dont les Chorégies se sont fait une spécialité,
l’espace, le grand air, le vent parfois ne permettant pas la médiocrité, la
simple moyenne. Mais, cette fois-ci, de plus, on est frappé par la cohérence en
volume et couleur des trois principaux interprètes, voix chaudes, boisées,
aigus aisés et médium et graves assurés, pleines, charnelles, solides mais
souples : verdiennes, en somme, Verdi ayant créé, à partir des données
vocales des chanteurs de son temps, une vocalité personnelle. En Amelia,
soprano nouvelle venue aux Chorégies, Kristin Lewis y semble d’emblée chez elle, se jouant de l’immense
espace sans rien grossir dans le son, filant délicatement les
nuances : fine, jolie, expressive, sa voix ronde se plie à toutes les
couleurs de son texte musical et dramatique, fait passer le froid et l’effroi
dont elle est saisie et bouleverse dans sa prière à son époux. Le ténor Ramón
Vargas, que l’on découvre aussi à Orange,
a également une voix colorée, large, virile, épaisse dans sa texture et ambrée
dans ses aigus pleins et faciles : s’il n’a physiquement pas un port
d’aristocrate, toute la noblesse et la tristesse du roi sont dans sa musicalité
expressive et l’émotion qu’il communique. Autre nouveau ici et dans le rôle, le
baryton Lucio Gallo en
Renato, ami et époux qui se croit trahi,
est une autre révélation : timbre chaud, tessiture égale en volume et
couleur, voix large comme ailée dans sa vibration, il campe un secrétaire
élégant, digne dans l’attitude et la situation.
Mais Verdi affectionne
aussi les voix graves de femmes atypiques, marginales : ici, il est
royalement servi par Sylvie Brunet,
sorcière, sibylle, prophétesse, voix de tombe ou d’outre-tombe qui en appelle
autant à l’enfer souterrain qu’au ciel par la longueur de sa tessiture. Dans la
noirceur vocale, les deux chefs de la conjuration, Nicolas Courjal, regard de ciel mais ténébreux à souhait faisant
résonner d’inquiétante façon les abysses de sa voix et Jean Teitgen, autre basse, le fiel froid et large, sont deux
figures du destin qui hantent l’œuvre de bout en bout, l’ombre de la mort qui
plane sur un roi triste et tenté par le jeu, le déguisement, la fête, l’amour.
Même soin dans le choix des comparses, Paul Kong (Silvano, un marin), Xavier Seince (un juge), personnages qui introduisent la comédie
dans le drame Bo Sung Kim (un
valet). Mais, arrachant le page travesti à la simple convention décorative,
pratiquement omniprésent comme une autre figure du destin heureux qui aurait pu
être, avec pratiquement un air à chaque acte comme les héros, Oscar trouve
en Anne-Catherine Gillet presque
son idéal : Chérubin affolé, feu follet futile, futé et affûté, babillard,
égrillard, esprit de l’air, d’azur joyeux, claire alouette et non nocturne et
mélancolique rossignol, elle se joue des acrobaties de sa partition, pimpantes
et piquantes notes piquées, sauts, pyrotechnie de vocalises qui sont une sorte
de frise légère et lumineuse, guirlande fleuries à la sombre couronne mortuaire
du drame senti dès le début.
. À la tête de l’orchestre de Orchestre National
Bordeaux-Aquitaine, Alain Altinoglu
exalte en gros plans les couleurs du drame, nappe d’ombres la trame, fait
gronder sourdement les basses menaçantes, tonner la menace et, en fin
instrumentiste, gémir les deux
violoncelles solos, comme une âme en peine, la flûte, le hautbois tendre pour
Amelia avec une délicatesse dont rien ne se perd dans cette chaude nuit propice
à la finesse des sons. Il mène, sous la légèreté du menuet réglé par Béatrice
Massin, l’implacable rythmique du bal
funèbre final et, dans cet opéra largement choral, il dote les chœurs des
Opéras de Région honorent d’une présence obsédante et inquiétante, du murmure
grondant, de l’ironie à l’effroi.
Magnifique célébration du bicentenaire de la naissance de Verdi.
Un ballo in maschera de Verdi
Chorégies d’Orange, 3 et 6
août 2013
Retransmission télévisée en
direct sur France 2 le 6 août.
Orchestre National
Bordeaux-Aquitaine, chœurs d’Anger-Nantes Opéra, Opéra-théâtre d’Avignon,
Opéras de Nice, Compagnie Fêtes Galantes, sous la direction musicale Alain
Altinoglu.
Mise en scène : Jean-Claude Auvray ; scénographie Rudy
Sabounghi ; costumes Katia Duflot ; éclairages Laurent Castaingt.
Chorégraphie Béatrice Massin
Distribution :
Amelia : Kristin Lewis ; Ulrica : Sylvie Brunet-Grupposo ;
Oscar : Anne-Catherine Gillet ; Riccardo : Ramón Vargas ;
Renato : Kristin Lewis ; Samuel : Nicolas Courjal ;
Tom : Jean Teitgen ; Silvano, un marin : Paul Kong ; un
juge : Xavier Seince ; un valet : Bo Sung Kim.
Photos (1 à 5 : Philippe Grommelle, 6 à 9 : Christian Bernateau)
1. Roi et cour ;
2. Ulrica et le zodiaque ;
3. Les deux conspirateurs (Jean Teitgen, Nicolas Courjal) ;
4 .Danse macabre ;
5. Théâtre antique reconstitué ;
6. Oscar (Anne-Catherine Gillet) ;
7. Le roi (Ramón Vargas) ;
8. Amelia (Kristin Lewis) ;
9.Amelia et son époux (Kristin Lewis, Lucio Gallo).