Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.

L'auteur

Ma photo
Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

vendredi, mai 29, 2020

GUY BEDOS ET MOI



CATALOGUE ROMANTIQUE D’UN DRAGUEUR
                          (extrait)
Photo J. J., du film de Pierre-Jean de San Bartolomé Dialogue interrompu
(Quelque part sur la Côte, quelque part autrefois)

Lavé par la pluie, le ciel humide séchait son bleu au soleil et, comme les escargots, les gens sortaient maintenant des longs repas dominicaux en famille. Traînant un vague à l’âme asthénique dans une ville où je n'avais encore ni repères ni connaissances, la petite Triumph qui me permettait la grande évasion vers d’autres lieux en panne, j'avais fui le mol ennui de la promenade endimanchée des lentes déambulations bourgeoises d'entre goûter enfantin et apéritif adulte avec les stations du salon de thé-pâtisserie et des vastes terrasses de café, d’une société de consommateurs enchaînant mangers à mangeailles, à la digestion à peine troublée par les premiers échos assourdis par la distance qui arrivaient de la famine au Biafra : «  Arrête la télé ! ces images horribles me coupent l’appétit ! ». Surmontées les convulsions de la guerre, de la post-guerre et, officiellement, des non-guerres coloniales, ankylosée par La Guerre froide, somnolant dans le coton paternaliste d’un gaullisme du troisième âge.

Fuyant le troupeau de « veaux » qui, après l’euphorie digestive des repas de famille, traînaient l’ennui dominical et leur langueur postprandiale, j'avais gagné un bord de mer plus singulier, isolé, toujours plus favorable à la rêverie mélancolique ou poétique —sublimation sans doute de mon manque érotique des trois jours de chasteté forcée—ou plutôt neurasthénique de me sentir dans la nasse de cette impasse, bien que le désert ne donne guère lieu à la propice rencontre. Je jaugeais déjà mon erreur de fuir la foule, juché sur un rocher tel un Chateaubriand breton égaré en Méditerranée espérant les orages désirés, contemplant le large où l'horizon fermait, d’un trait de rasoir définitif, tout rêve d'évasion.

De mon perchoir, je découvris alors, revenu à la terre, celle —l’évasion— celle d'un petit caniche frisoté, frénétique, tenant en laisse une dame qui, en équilibre instable sur des talons inappropriés pour les galets de la plage, pour éviter une chute et celle de son chignon malmené, serrant contre son cœur son sac comme pour compenser le déséquilibre, avait lâché sa bestiole, récalcitrante à ses appels de détresse :

      « Chopin ! Chopin ! Mon Choupinet, reviens ! Maman va pleurer ! »

      Saisissant l'occasion par les cheveux, je veux dire la laisse du corniaud indocile, je volai à son secours et lui rendis noblement le petit monstre rétif, vaincu par ma prestesse, tel un trophée chevaleresque à la Belle Dame non Sans Merci, puisque, levant alternativement la tête vers moi et la baissant vers le fuyard, décomposant encore plus son chignon par la loi de la pesanteur, faisant pendre en aplomb les perles de son collier, elle se répandit en actions de grâces à mon endroit tout en grondant et sermonnant la bête poilue, queue basse et oreilles frémissantes sous l'admonestation.

      Élégante tricolore, jupe étroite arrêtée aux genoux, elle portait un tailleur bleu foncé, veste courte sans col, lestée d’une petite chaîne dorée, et son sac était d'un beau cuir matelassé rouge, orné, à ce que je vis, de deux C entrelacés, l’un à l’envers.

« Avec ces gants, me dit-elle comme pour s'excuser, me montrant leur cuir également rouge, la laisse neuve a glissé… »

Voulant corriger une mèche rebelle de cheveux qui passait devant ses yeux, sans oser me regarder de face, elle s'écria :

« Mon Dieu ! Je suis décoiffée, je dois être affreuse ! »

Tout en faisant des risettes à l'affreuse bébête à frisettes qui m’évaluait d’un retroussis soupçonneux de ses babines dentées, je rassurai la Dadame par des compliments qui la firent rougir, l’harmonisant un peu à son sac à main et, enfin, m'envisageant franchement, elle poussa un petit cri :

« Ah, mon Dieu ! C'est vous ? »

Me tendant la laisse nerveusement, « Surtout, ne le lâchez pas ! », d’autres mèches de cheveux, aussi insoumises que le chien, réfractaires à l’apprêt excessif du chignon laqué, encadrant de leur frise folle son visage penché, elle ouvrit fébrilement son sac, farfouilla fiévreusement un moment : « Je ne trouve rien dans ce fichu fouillis ! Ah, oui, enfin ! », en extirpa un calepin doré dont le fermoir tenait par un petit stylo en or. Sa généreuse poitrine gonflée d'émotion, elle me le tendit d'un geste ému :

      « Tenez, vous me signeriez un autographe ? »

      « Tiens, déjà ? » me dis-je, enflé d'une fatuité pleine de gratitude blasée, avant de me demander pourquoi n’ayant alors eu récemment qu’une fois les honneurs de la presse dans un lointain canard pour un recueil de poèmes. Prenant délicatement le petit stylo, sur la page blanche qu'elle avait ouverte, je m'exécutai avec application, faisant largement déborder mon paraphe glorieux sur deux pages vierges comme on occupe, par droit de conquête, un territoire.

      « Oh, merci, merci ! »

      Reprenant respectueusement l'agenda en rougissant encore, elle regarda mon long graffiti :

      « Ah… Alors, ce n'est pas votre vrai nom ?

      —Oui, c'est mon vrai nom…

      —Mais, l'autre…

      —L'autre ? Lequel ?

      —Mais Guy Bedos ! »

      Faisant contre bonne fortune bon cœur, prenant la chose et la belle avec un humour philosophique, je fus tenté d'envoyer un communiqué de victoire à l'humoriste.


mardi, mai 26, 2020

INCERTITUDE ET CERTITUDES


JOURNAL MUSICAL D’UN (DÉ)CONFINEMENT (14)
DERNIÈRE 
 
            Parler aux autres, c’est aussi parler de soi avec ses mots pour devenir ses idées. On me pardonnera ainsi de signaler que, il y a quelques années, j’ai publié un essai D’Un Temps d’incertitude, incertitude du temps, dont les temps que nous vivons semblent un étrange écho.
         Nous savions tous qu’un grain de sable peut enrayer une machine ; nous avons sans doute oublié, mais je le rappelle, en 1969, le dernier fleuron de la science spatiale américaine, une flambante fusée Apollo, à Cap Cañaveral, explosa au décollage : l’enquête prouva qu’un simple rat avait rongé une gaine électrique et provoqué un court-circuit. Cela pourrait être une fable de La Fontaine…Alerte pour notre arrogance humaine, alarme pour notre conscience scientifique.
Et voici qu’un microscopique virus, en l’espace de deux mois, bouscule tous nos repères, fait basculer nombre de nos certitudes. Qui nous aurait dit, après avoir vu pendant plus d’un an des vagues de gilets jaunes onduler dans nos rues, la houle de grévistes déferlant sur nos boulevards, que, presque d’un coup, ces millions de gens disparaîtraient de la circulation et de nos regards pour se confiner chez soi et laisser des villes fantômes désertes, sur toute la planète ?
Qui savait, qui pouvait prévoir ? Il est facile, après coup, d’exhiber des certitudes ; mais, ce qui est certain, c’est la seule incertitude, à l’échelle planétaire, à laquelle n’a échappé nul pays, qui a été le vécu au jour le jour de l’épidémie, qu’on pouvait difficilement imaginer pandémie tant nous avions foi dans cette religion de la science, réponse à tous nos maux, à nos maladies. Et nous avons vu le défilé de ses grands prêtres, pontifes de la médecine, dire, se contredire, dans leurs certitudes opposées souvent, relayés par les politiques : grippe, grippette, masques, pas masques, maladie hivernale saisonnière qui passerait avec le retour des hirondelles, le printemps, sans savoir que ce virus est aussi migrateur que ces oiseaux et semble se rire des variations climatiques et saisonnières qui varient selon les hémisphères nord ou sud de notre planète, égalitairement frappée. Et plongée dans un temps d’incertitude.
Car nous en sommes là : un virus bien connu de tous par son nom certifié en science, qui est sur toutes les ondes, sur toutes les bouches,  qui circule à son gré, empêche notre propre circulation, affecte nos habitudes, infecte nos habitations. Rien n’est plus assuré, nous sommes incapables désormais de prévoir un voyage au long court, qui risque de tourner court, d’empêcher le retour si l’on va trop loin. Partir, c’est mourir un peu disait-on autrefois, une vérité : les voyages étaient si longs qu’on n’était jamais sûr de revenir, de revoir ceux qu’on avait laissés. Et si l’on revient, si on en revient, il n’est plus sûr d’être reçu porte ouverte à deux battants, ni grands ouverts les bras, embrassades et bises devenues suspectes. Pas de projet à long terme qui risque d’avorter avant terme, comme les élections qui auront lieu le 28 juin mais qui risquent de n’avoir pas lieu si les conditions de sécurité ne sont pas remplies, qui auraient lieu en septembre, si les conditions le permettent et, sinon, en janvier, mais d’ici-là ? Impossible de se projeter dans un avenir désormais aussi impénétrable que nos visages masqués, aussi marqué par ces gestes dit « barrière » (je dirais frontières, hélas !) appelés de « distanciation sociale », sinon de distinction, de distance de classe.
Et pourtant, peut-être compensation de l’incertitude générale, dans l’intimité éclatée par internet que de certitudes dangereuses n’a-t-on pas vu fleurir dangereusement sur les réseaux sociaux ! À force de tant entendre certain on fait certitude de fausse information, qu’ils répètent à leur tour, projetant leur foi, leurs dogmes, leurs convictions, leurs préjugés, leurs fantasmes comme un savoir valable pour tous.

Or, penser savoir n’est pas forcément savoir penser. Moins on sait, plus on s’imagine savoir, puisque le propre de l’ignorance est d’ignorer ses limites. Mais le vrai savoir, conscient de ses bornes, est modeste.
En ces temps d’incertitude, rappelons donc la sagesse intellectuelle de Montaigne dont la devise était : « Que sais-je ? ». Il reprenait l’affirmation de Socrate : « Je sais que je ne sais rien. » Car rien n’est notre savoir en regard de tout ce qu’il reste à connaître, faible notre lumière scientifique face à l’infinité d’ombre de l’univers, et toute notre connaissance, même éblouissante, est criblée d’insondables trous noirs.
Je commençais par la fusée visant la lune, notre satellite si proche et si connu, qu’on croirait aujourd’hui sans mystère mais qui, avec ses phases, sa face inconnue, ses visages changeants, est symbole même d’inconstance, d’incertitude. Finissons donc par la « Prière à la lune » de la Roussalka d’Antonin Dvořák, opéra de 1901, le drame de l’amour impossible entre une jolie ondine amoureuse d’un prince mortel qui se baigne dans ses eaux. C’est chanté en tchèque par Frederica Von Stade :

        

 89.6//101.9
25 mai 2020, 12h20

vendredi, mai 22, 2020

JOURNAL D’UN (DÉ)CONFINEMENT (13)

 
JOURNAL D’UN (DÉ)CONFINEMENT (13) 
RCF DIALOGUE, 22 /05/2020, 12H20
L’homme et la nature, la nature et l’homme, la nature de l’homme

La science a informé notre conscience : c’est aux ravages que l’homme cause à la nature que nous devons la rage de cette pandémie. En détruisant les forêts, les niches écologiques, éthologiques, nous avons ouvert grandes les vannes, les rives, les dérives aux virus jusque-là confinés dans leurs rivages viraux naturels, inoffensifs. C’est que, avec une inconscience coupable malgré les progrès de la science, il semble qu’on en soit resté à l’enthousiasme arrogant de ses tout débuts qui faisait dire à Descartes que l’homme est « maître et possesseur de la nature. » Un maître qui aurait tout pouvoir, tous les droits et aucun devoir envers la nature. C’est ce même Descartes qui développait son atroce théorie des « animaux-machines », insensibles et inconscients, qui révulse notre fibre franciscaine d’amour des animaux. Cela choquait aussi en son temps Madame de la Sablière et son protégé La Fontaine dont les fables font des animaux nos semblables, sinon nos frères.

Leur contemporain Pascal jugeait Descartes « inutile et incertain ». Pour Pascal, en une époque qui venait de découvrir le télescope et le microscope, situé entre l’infiniment grand et l’infiniment petit, l’homme est une antithèse irréductible de misère et de grandeur :



« Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout ».



Pour exprimer la misère de l’homme on connaît encore ces phrases de Pascal :

« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien. »



Notre faiblesse dans la nature, notre misère, devient supériorité quand on en a conscience, c’est notre grandeur.



Pour le mystique Cardinal Bérulle, qui précède Pascal, l’homme est un néant environné de Dieu. Mais où est ce Dieu qu’on cherche tant à démontrer au XVIIe siècle, sans le trouver ? Pour les jansénistes, c’est un Dieu caché et, pour Pascal, opposé à Descartes qui veut le prouver scientifiquement, Dieu est sensible au cœur, sa seule preuve. Pour leur contemporain juif Spinoza, opposé aussi à Descartes, nous sommes partie prenante de la nature, Dieu est tout : il est partout, c’est l'intégralité du monde.

Ce monde, dont les grandes découvertes géographiques et cosmographiques viennent de montrer l’immensité, on continue de l’explorer, pour l’exploiter. Dans l’infini du cosmos que laisse présager le télescope, certains ont perdu un Dieu céleste devenu trop lointain, dissous à jamais dans l’espace. D’autres le cherchent dans l’infini intérieur de l’âme, qui est une autre terre à explorer pour découvrir le ciel, ainsi le grand poète et mystique espagnol saint Jean de la Croix :



Je suis entré sans savoir où,

Et suis resté sans savoir,

Toute science transcendant…



Cependant, sa théologie négative, ses ténèbres lumineuses, n’empêchent pas sa poésie d’être traversée par le souffle, non des brutaux conquistadors, mais par les conquérants espagnols, émerveillés découvreurs de la nature dont la conquête est aussi une quête de l’âme qui explore et court le monde par « monts, rivages »,

                       Les montagnes,

Les vallées solitaires ombreuses,

                        Les îles étranges,
                        Les rivières nombreuses,



à la recherche, du seul El Dorado possible, non le mythique Indien Doré,  mais le mystique Époux divin pour célébrer avec lui l’union dans les noces spirituelles.

En effet, moins cupides de fortune matérielle qu’avides de richesse spirituelle, la quête céleste est traduite tout naturellement en termes de conquête terrestre chez des poètes mystiques espagnols. Ainsi Francisco de Aldana (1537-1577) rêve de



 la « conquête de ces sublimes parts / De ces Indes de Dieu ».



Miguel de Mañara (1627-1679), en qui l’on a cru voir par erreur le modèle du Don Juan, alors qu’il est né avant la création de la pièce qui fonde le mythe, mystique après une jeunesse de séducteur impénitent, rappelle cette équivalence :



         « Les découvreurs des Indes nous ont appris le chemin des Indes et, de la même manière, les découvreurs du chemin du ciel nous ont appris le chemin du ciel. »



Que l’on y cherche Dieu ou non, découvrir le monde, la nature, c’est se découvrir soi-même, et comprendre que nous sommes tous et monde et nature. C’est ce qu’exprime poétiquement et érotiquement le pasteur protestant John Donne (1572-1631) dont



la « main buissonnière/ Par-dessus, par-dessous, entre, devant, derrière »,



les fesses de sa maîtresse, explore les deux hémisphères, la rotondité du monde, la nature par le corps de la femme aimée dans le navire du lit de sa chambre. Une chambre dans une île anglaise qui ne le ferme pas au sentiment de l’unité entre nature, homme et humanité :



 « Aucun homme n’est une île, un tout, complet en soi ; tout homme est un fragment du continent […] la mort de tout homme me diminue, parce j’appartiens au genre humain ; aussi ne demande jamais pour qui sonne le glas : c’est pour toi qu’il sonne. »



Nous saluerons son île sans Brexit par la poétique musique de son compatriote Henry Purcell (1659 - 1695) “Music for a while…” tiré de Œdipus, Z 583



Un moment de musique, dit le texte, qui apaise tous les tourments, mais l’envoûtante basse continue du clavecin, le même motif qui pourrait se répéter à l’infini, dit, en réalité, l’éternité.



C’est chanté par Philippe Jarousky, contre-ténor






Texte



Henry Purcell



Music, music for a while,
Shall all your cares beguile,
Shall all, all, all,
Shall all your cares beguile.


Wond'ring, wond'ring
How your pains were eased, eased, eased
And disdaining to be pleased
'Til Alecto free the dead,
'Til Alecto free the dead
From their eternal bands,
'Til the snakes drop, drop, drop
Drop, drop, drop, drop, drop from her head
And the whip,
And the whip, from out her han.
Da capo
Music, music for a while…



TOUS CES AUTEURS SE PEUVENT RETROUVER DANS DEUX DE MES LIVRES, FIGURATIONS DE L’INFINI, SEUIL, 2000 ET D’UN TEMPS D’INCERTITUDE, SULLIVER, 2008 .



 89.6/ 101.9

mardi, mai 12, 2020

INVITATION AU VOYAGE




JOURNAL MUSICAL D’UN DÉCONFINEMENT (12)
Procida (Photo B. Pelegrín)
      C’est sans doute un paradoxe du confinement : en nous enfermant sur place, il nous ouvert des horizons. Sur nous, 
sur la société, sur le monde.
Ce temps suspendu nous a forcés à remettre nos pendules à l’heure, nous a ramenés à l’essentiel : prosaïquement, pressés de faire des provisions en évitant au maximum les contacts, mais à pas comptés dans les magasins à cadence métrique mesurée de la distanciation, nous avons sûrement tous renoncé à nous encombrer de babioles, bagatelles, friandises inutiles pour nous en tenir au nécessaire pour tenir longtemps chez soi sans courir encore l’aventure risquée d’autres achats superflus. Les rayons vides d’articles de première nécessité en sont la preuve. Et banalement aussi, je suis sûr, que seuls à la maison, on ne s’est guère mis en frais de vêtements frais par la mode, et ne parlons pas des coiffures.

À un autre niveau, cette obligation du sur place chez soi, dans la solitude ou non, nous a contraints à une remise en cause, une remise à plat de notre mode de vie, de nos relations avec autrui, compagne, compagnon, famille ou amis.

Mais surtout, il me semble que le confinement, en nous cloîtrant dans un espace limité, nous cantonnant dans nos frontières domestiques, a ouvert grand celles du monde.  Le confinement, en nous protégeant du virus infinitisimalement petit, nous a fait prendre conscience d’un monde infiniment grand, dont nous sommes partie prenante solidaire et ouverte : le microscopique Covid ne connaît ni frontière, ni nationalisme, ni race, ni religion, ni idéologie. Il ne connaît que les hommes, que la pandémie menace sur pied d’égalité, qui nous fait tous égaux, sinon frères. Voici ce que disait le poète et pasteur anglais John Donne (1572-1631) :


« Aucun homme n’est une île, un tout, complet en soi ; tout homme est un fragment du continent […] la mort de tout homme me diminue, parce j’appartiens au genre humain ; aussi ne demande jamais pour qui sonne le glas : c’est pour toi qu’il sonne. » 


On verra plus loin sa richesse érotique en images.

Notre société, saturée d’images a noyé l’imaginaire individuel, l’imagination, la faculté à se créer des images personnelles. Mais, cloîtrés, nous avons découvert ou redécouvert que l’imagination n’est plus la folle du logis, mais la fée : nous avons tous ri, souri, rêvé devant cette profusion, cette déferlante d’images, de vidéos dont certaines sont de vraies œuvres d’art, venues de l’infini d’internet qui nous ouvrait les murs.

L’espace réduit nous a fait prendre conscience de la mesure du monde que nous avions perdue dans des voyages trop rapides qui semblent abolir l’espace et le temps. Pas plus tôt partis qu’arrivés, sans trop même le temps de rêver à ce voyage pour le vivre mieux. Aussi, cette expérience du confinement, cette fermeture sanitaire des frontières, limitant ou interdisant les déplacements, nous invite-t-elle à repenser le voyage, à le rêver d’avance, à l’imaginer avant d’en ramener des photos, des selfies. Le théâtre baroque espagnol, appelé Comedia, n’avait pas de décors mais les pièces, par la parole, à l’inverse du théâtre classique français figé en un seul lieu, les multipliait, sollicitait l’esprit du spectateur immobile pour les imaginer, comme dit Cervantes :



          La Comedia est une carte

                    où à peine un doigt distant

                    tu verras et Londres et Rome

                    et Valladolid et Gant.

                    Peu importe au spectateur

                    que je passe en un instant

                    de l'Allemagne à l'Afrique

                    sans qu'il bouge pour autant,

                    car la pensée a des ailes

                    et il peut bien, un moment,

                    me suivre partout en rêve

                    ni égaré, ni fatigant.



Certains ont sans doute fait, comme Xavier de Maistre, le Voyage autour de ma chambre. John Donne (1572-1631) savoure le voyage amoureux sur le vaisseau du lit qui suffit à faire : « D'une chambrette un univers entier » et, des amants des mondes suffisants l'un à l'autre. Il part à la découverte émerveillée du corps de sa maîtresse, un embarquement pour Cythère en un lieu clos, miraculeusement ouvert par l’amour.

Mais de ma chambre encore confinée, de notre studio clos, sur le miracle des ondes de la radio et du téléphone, acceptez L'invitation au voyage de Baudelaire, musique d’Henry Duparc dans cette magnifique version et la diction impeccable de José van Dam :







                                       89.6/101.9


dimanche, mai 10, 2020

MEURTRIÈRE MEURTRIE ?

 
MICHÈLE RAMOND

LES RÊVERIES DE MADAME HALLEY

ROMAN, ÉDITIONS ORIZONS, 132 pages
Cela pourrait être un polar, et ce n’est pas un polar ; cela pourrait être l’Angleterre, et ce n’est pas l’Angleterre, sans exclure l’Angleterre mais en incluant d’autres lieux, étranges, car ils dérangent chaque certitude d’espace et temps à laquelle veut se raccrocher l’esprit rationnel du lecteur aspirant détective qui voudrait débrouiller un crime, qui n’est est pas un crime, sans exclure le crime, puisqu’il y en a un, un crime et une victime identifiée, la petite Cora, mais c’est un non-lieu et non-dit hors-jeu et hors sujet narratif. De même, filtrées en italiques, les probables ou improbables proies masculines d’une « tueuse blonde », « serial killer », Miss Murphy tout aussi probable qu’improbable.


Dans le titre même, « Madame Halley » connote une héroïne anglaise et, presque aussitôt, le premier lieu cité, « Bingham, dans le Comté de Chester », cher à l’inspecteur Cheshire, dénote l’Angleterre, mention de Londres, la Grand-Bretagne du moins, le manoir de Hank et Mary et sa gare de Clarenceville, avec des pointes insulaires voisines : « chansons irlandaises », cheveux flamboyants de jeune fille irlandaise. Comme le titre, on croit s'installer dans une humide et brumeuse ambiance british, vite déroutée par l’évocation peu britannique de « cépages », plus tard « les vendanges », mais renforcée cependant  encore par l’onomastique qui semble décliner le titre à goût anglais :  Miss Murphy, Mac Donald, Teddy Free, Henry Cartoon, Talbot, Tom Farrel, Daisy, la petite Duncan, Saint-John, mais aussi l’anglo-saxon New Jersey, conforté par l’évocation explicite de films noirs américains  avec des silhouette typiques et topiques : ainsi, la gabardine de Monsieur Halley, « serrée à la taille comme les détectives des films noirs américains », ailleurs « serrée à la taille comme celle des inspecteurs de police  que l’on voit dans les films noirs américains », détail encore souligné ailleurs.

Bref, nous croirions avancer sûrement dans une atmosphère presque cliché de film noir ou de polar à l’anglaise, un terrain connu si la terre des solides certitudes ne s’écroulait sous nos pas avec d’autres lieux et noms qui fleurent plutôt les terroirs de la doulce France : principal lieu de l’action et de la scène du non-crime, Saint-Servais, que la mentionnée Gare de Brest situerait dans le Finistère, donc, en Bretagne sinon Grande-Bretagne, mais la supposée rivière la Noire, est dans la Marne, et l’Yonne, Auxonne, Riquewihr, la Moselle et Metz font faire un grand écart ouest-est de la France, la Vidourle une pointe au centre et, Pierre-Nord nous le fait perdre géographiquement, et perdre pied, saisi d’une ivresse toponymique aux cépages et appellations sans doute contrôlées par l’auteure mais non par nous,  Clos de Vougeot, Château Vannier.

L’onomastique à consonance bien française déroute de la piste anglaise :  l’apparent british inspecteur Cheshire fait paire avec l’inspecteur Finois et ils ont pour collègues les inspecteurs Vennard, Le Guenn, et pour supérieurs, les Commissaires Dubois et Bruchot. La brève danse du 14 juillet semblerait définitivement planter en France cette constellation de lieux dont le temps ne semble guère stable non plus puisque le baroque Cardinal Borromée (« lointain ancêtre » de l’héroïne), semble voisiner avec le romantique Eugène Fromentin, ni peintre ni romancier, ici braconnier, peut-être convoqué au titre de ses titres d’orientaliste et écrivain du Sahara qui hante encore Madame Halley ou de son seul roman, Dominique, histoire d'un amour déçu.

Mais cette Madame Halley n’est même pas Madame ni Halley, si ce patronyme fut son nom de jeune fille qu’elle restera même vieille : c’est une rivale détestée qui porte, usurpe et vole selon elle ce nom et titre, l'épouse de son vague cousin Halley, une « veuve invétérée » qui semble faire carrière et fortune de veuvages comme les divorcées professionnelles américaines accumulent divorces et pensions. Cette riche « Veuve Marnier », qui ne semble même pas mériter son dernier nom matrimonial de Halley n’inspire guère de sympathie :

« Sa laideur aidant sa vertu », « épouse prude et prudente un peu revêche dont seuls les miroirs auraient pu rougir », elle a une « supérieure indifférence qui passait facilement pour une absolue franchise. »

Cette femme, qui inspire tous les mépris à l’héroïne aspirant au nom de Halley —mais non à celui qui le porte, il lui inspire crainte et dégoût—une nuit que son mari est jury d’un prix de poésie Tennyson, poète anglais, insolitement décerné à Metz, est victime d’une vraie ou fausse tentative de meurtre, dont témoignera seul le bruit d’un fusil et des douilles retrouvées. L’héroïne titulaire, Madame Halley, la voisine inquisitrice, va s’improviser enquêtrice de ce crime vrai ou rêvé qui va meubler sa vie monotone d’herborisatrice et préparatrice de décoctions végétales et florales, en tirant des préparations médicinales qu’elle vend, encore que tentant d’écrire un roman. Elle échafaude hypothèse sur hypothèse, même « une affaire de contre-espionnage », celle classique du mari revenu clandestinement, nuitamment, à une heure différente de celle annoncée, pour régler son compte à son insupportable épouse. La plus drôle, et non la moins probable, est fondée sur l’usure d’un couple, plus uni par la haine que par un amour noyé dans la routine alimentaire d’un sempiternel potage de petites lettres, soupe à la grimace pour l’époux, qui rend presque logique la symétrique et réciproque envie de meurtre des époux Halley.

Voilà donc notre héroïne, Madame Halley telle qu’elle se considère et titre, enquêtant insidieusement sur la tentative de meurtre sur son homonyme, homologue ou analogue, voisine haïe Madame Halley.

Sa maison tient du cottage anglais et l’on pense à la détective à domicile d’Agatha Christie, la vieille demoiselle curieuse de St Mary Mead élucidant des crimes comme elle tricoterait ou broderait en sirotant son thé. Une miss Marple qui aurait vu Fenêtre sur cour d’Hitchcock, (« reprit son guet à la fenêtre ») perchée ou penchée discrètement de son rebord pour épier un voisin suspect, pour percer un mystère policier dans la proche villa, mais le démultipliant par ses soupçons, ses doutes, ses bifurcations, ses claires déductions, ses certitudes intellectuelles, soudain insidieusement gagnées de brume, nimbées de vaporeuses et langoureuses évocations paradoxalement solaires d’un séjour et amour africain trahi. Mais si Miss Marple semble exister de toute éternité, telle une entité sans passé ni parenté, sans densité sentimentale, notre aspirante investigatrice, a une famille proche et lointaine, un vécu assez riche, presque aventureux en Afrique, un passé amoureux avec l’infidèle Henry et des voyages qui nourrissent ses rêves, "des vrais comme des faux, ou des rêvés."

         À l’inverse d’Hercule Poireau, Miss Marple n’ayant nul titre policier officiel pour résoudre une enquête, l’un des ressorts plaisants des ses histoires, c’est sa fine manière pleine de politesse exquise avec laquelle elle se glisse parmi les policiers enquêteurs, les met dans sa poche, insinue, suggère, arrive à les conseiller sans les humilier et, finalement à mettre sur la voie, leur laissant même la gloire de leur abandonner le coupable qu’elle a démasqué mais n'a pas le droit d'arrêter.   
       Moins heureuse ici, ajoutant à ses frustrations, notre héroïne, attendant beaucoup des deux inspecteurs chargés de résoudre la tentative de meurtre subie par son honnie homologue et homonyme Halley Madame, s’efforce d’infléchir, de souffler, de suggérer vainement des pistes aux policiers, devient même confidente de l’inspecteur Cheshire qui la fera rêver mais l’abandonnera encore à ses rêveries solitaires d’herborisatrice qui n’aura guère effeuillé de marguerites, mais sans doute collectionné les pétales fanés  d’amours illusoires, entre les pages du livre de sa vie ratée.

Le récit ne court pas à l’événement, il flâne entre plaine, lande, forêt, et « les clairières avides de ciel bleu », méandre, herborise des fleurs heureuses d’expression dont voici un tout petit bouquet :

« Le mot est un rêve, le rêve est un mot », presque une profession de foi de l'auteure ou autrice ; cette image graphique de phrase nominale sans verbe perturbateur : « Désert, calme plat de gaze blanche » ; ce frisson fricatif fouillant les feuilles froissées : « fougères et fraises cachées entre les feuilles » ;  ce jeu de contraste pictural : « des couleurs de grenadiers, mêlées aux ombres noires des pins et aux gouttes d’eau bleue de la rosée »,  ce rayon de soleil : « un rameau de benoîte bénite jaune d’or » ;  cette sentence fatale condensant et scandant comme un vers les rêves angoissés de la nuit et le réveil de la déception : « Toutes les lunes sont suspectes […] et les soleil amers ».

Il y a une délicate poésie sylvestre des plantes et fleurs en leurs noms scientifiques désignées. Même l’antre ombreux, secret, inquiétant, où l’herboriste, par sa science, naturelle ou diabolique, la chimie ou l’alchimie, transmue en liqueurs et onctions, salutifères ou mortelles, ses plantes collectées, se pare de teintes angoissantes mais poétisées par l’insolite et mystérieux scientifique, tel  le « sulfate d’atropine », ou la sonorité : « Des azotates de potasse et d’argent ».

Le laboratoire de Madame Halley est un lieu d’expérimentations de vie et de mort de la réversibilité de la nature où, telle une sorcière dotée de pouvoirs surnaturels, elle range méticuleusement ses « piluliers de ciguës », ses « bouillons de vipères et ses feuilles de baguenaudier » ou les tremblantes et vibrantes sonorités et couleurs de « l’or, l’ambre et la poudre de vipères pétries », tous ses élixirs, poétiques cocktails ou philtres d’amour ou de mort.

Énigme dans l’énigme, Madame Halley une ou deux, « sans carte d’identité », ou multiple par les identités possibles, Murphy, criminelle en série, Marnier, Aurora, Cora, semble sans visage, sauf, si le trait violent, vigueur d'alexandrin, pictural à la Van Dongen, s’applique à elle :

« Les paupières meurtries, cernées d’un bleu d’orage. »

L’inspecteur Cheshire, qu’elle voit d’un bon œil, qu’elle croit réciproque, a sur elle ce cruel regard :

« femme excentrique, émule de Rousseau et de Mlle de Gournay, une vieille fille un peu rance qui vivotait entre sa cave, ses bocaux de simples et de grimoires. »

Encore qu’herboriser comme Rousseau tout misanthrope qu’il fût devenu n’est pas à nos yeux un crime, quant à Mademoiselle de Gournay, « la fille d’alliance » de Montaigne, son éditrice avisée, esprit fort et libre, elle a toute notre sympathique tendresse.

Confite et rancie en ses rancœurs que, telles ses plantes,  Madame Halley semble finalement amoureusement mijoter, mitonner, dépurer, distiller, quintessancier vénéneusement en ses bocaux et alambics dans sa ténébreuse cave de  magicienne ou sorcière, femme caméléon, aux noms aussi changeants que les rêves sur lesquels elle se pose sans jamais s’y reposer, enquêtrice ou meurtrière, est une grande âme trahie par la vie, une vie sans éclat éclatée en événements avérés ou possibles dont l’essence, plus volatile que celle de ses plantes, n’arrive jamais à se concrétiser en existence. Spectatrice de la vie des autres, faute de la vivre, elle rêve sa vie, au couchant des bilans et des faillites, dans cette « longue saison des crépuscules » dont j’ai parlé ailleurs, où les souvenirs remplacent  inexorablement les rêves.

Disséminés les lieux, les temps, les noms, le mystère se généralise, nimbe d’une auréole le texte où même les passages en italiques semblent tisser un fin filet, un réseau, une fine résille aussi transparente à la vue qu’énigmatique sa trame insoluble, dont le maillage laisse passer du vide mystérieux. L’intrigue, c’est de nous intriguer en semant, aussi délicatement que Madame Halley cueille ses fleurs et plantes, en posant des problèmes, avec une délicieuse perversité, qui n’auront jamais de solution.

lundi, mai 04, 2020

SOMBRE CARNAVAL BLANC


 
JOURNAL MUSICAL D‘UN CONFINEMENT (11)

Avec le déconfinement, nous allons enfin pouvoir ressortir dans la rue, comme une nouvelle éclosion de vie. Mais quelle vie ? Elle sera forcément différente et l’on pourra alors dire, avec quelque justesse, la banale et ironique expression : « J’ai connu ça dans une autre vie ». Dont il faut bien se souvenir, car il faudra la voir forcément au passé. Nous avons tous conscience que tout sera différent. Et pour un temps, dont certains d’entre nous ne verrons pas la fin.
Le désenfermement forcera à des bilans, personnels et collectifs.
Pour le collectif, nous savons que nous ne savons pas combien de temps ni comment nous allons vivre socialement après. Nous en avons déjà des signes palpables dans nos rues encore assez désertes, dans les commerces où nous allons, autorisés à des courses, rapides, et sans compétition ni gagnant. Comme un uniforme scolaire qui efface les différences sociales, dont certains demandent le retour, il y aura l’égalitaire anonymat généralisé des masques. L’un des effets bénéfiques du masque, avec celui de nous protéger, est indubitablement, de masquer les rides ou imperfections des visages. Mais aussi le sourire qui, en société, est une grâce de la vie. Et l‘on assiste déjà à un étrange carnaval fantomatique, en masques blancs. Mais si le carnaval festif favorisait, à la faveur des masques, les rapprochements, les frôlements, les attouchements désirés des corps, nous connaissons déjà une étrange danse d’évitemements, contrôlant le réflexe par la réflexion, dans la hantise des gestes à ne pas faire, poignée de main, bise, distance des corps à respecter, distance respectable, à leur corps défendant ou défendu. L’Autre est devenu suspect, l’enfer, c’est vraiment les autres comme disait Sartre.
L’enfermement chez soi, en soi, a poussé souvent le confiné individuel à l’introspection. Aliénés, c’est-à-dire chacun devenu Autre par l’agitation de la vie extérieure, du travail, de l’emploi du temps, sans avoir de temps pour soi, profitant du loisir et de la solitude, certains se sont enfin retrouvés ou cherchés.  Je dirai que le malheur, quand on se cherche, c’est que parfois, hélas, on se trouve, ou rien, le vide, et il vaudrait mieux se laisser prudemment la brume du bénéfice du doute.
Pour les couples, le tête-à-tête confiné à deux, c’est le duo qui a pu tourner au duel, occasion de se retrouver ou de se perdre, d’approfondir un lien, ou de le défaire, de réveiller un amour ou d’éveiller des rancœurs. Car le confinement est une accélération et intensification du quotidien qui use les couples. Et là aussi, il y a des inégalités : heureux ceux qui sont confinés en un lieu spacieux où le couple n’a pas à se marcher sur les pieds, car on sait, les pieds, ça casse, et c’est pas le pied… Bref, on s’est vu, trop vu : on ne peut plus se voir. Et l’on se dit : il aurait mieux valu être seul que mal accompagné. Il y a des cas insolubles : ni avec toi ni sans toi, mes maux n’ont de remède : sans toi, parce que je me meurs, avec toi, parce que tu me tues.
Il y a les couples qui, malchance ou chance, vivent séparés le confinement. La séparation peut préserver le couple. Elle est l’épreuve de feu de l’amour : car l’absence est comme le vent qui éteint les petites flammes et rallume les grands brasiers. Mais on va la jouer romantique pour finir et introduire la musique, et l’on dira avec Lamartine :

« Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. »

            Et l’on écoute la mélancolique chanson de Solveig, plainte, complainte de la jeune amoureuse qui attend le retour du volage fiancé, le Peer Gynt du Norvégien Henrik Ibsen mis en musique par son compatriote Edvard Grieg en 1867. Chantée par Anna Netrebko.


                                                                                                              




Rechercher dans ce blog