Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
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L'auteur

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Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

dimanche, janvier 12, 2020

LE VEUF JOYEUX OU LE SERIAL MONOGAME


LE VEUF JOYEUX OU LE SERIAL MONOGAME



BARBE-BLEUE

Opéra-bouffe (1866)

de Jacques Offenbach

Livret d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy

Opéra de Marseille,

3 janvier 2020



         Monogame en série

         Pas la veuve, Barbe-bleue, mais le veuf joyeux comme il se définit lui-même : « O gué, jamais veuf ne fut plus gai ! » mais étrange mono-manique du mariage qui semble ne pouvoir accéder à la femme que dans le cadre de l’institution matrimoniale. Comme Don Juan, épouseur à toutes mains, que j’ai défini ailleurs comme un serial monogame, Barbe-bleue, même pas polygame, s’il les cumule, n’a jamais qu’une femme à la fois, « Una a la volta, per carità ! », dirait Figaro : à chaque coup, on ne sait si c’est l’amour avec un grand A, en tous les cas, sûrement pas avec un grand tas. Même s’il a de la culture picturale (« C’est un Rubens ! », apprécie-t-il Boulotte), il ne cultive pas un harem, ne sait pas jouir des collections avec le plaisir comparatif, ni de celui de la séduction donjuanesque, ni même, pervers, du viol : Barbe-bleu mande un émissaire pour lui choisir une femme en bonne et due forme légale, vite informée létale pour la belle, consumée dès que consommée. Il ne jouit donc, ou guère, apparemment, ni de la femme, ni du mariage mais du veuvage, comme il le chante et danse : mais ne supporte pas le vide de la viduité. Qu’il faut vite combler, comme une fosse, commune pour ses épouses.


         Actualités et actuel : féminicide

         Après Orphée aux Enfers (1858), La Belle Hélène (1864), et la même année que La Vie parisienne (1866) ce Barbe-Bleue d’Offenbach, Meilhac et Halévy, est tiré du conte de Perrault mais tiré, sinon par les cheveux, par sa pilosité abondante vers les sommets du burlesque qui décoiffe sans raser. Mais, par ces sombres et tristes temps de harcèlement sexuel, de violences faites aux femmes, de féminicide, de révolte féminine enfin de @metoo, ce Barbe-Bleue, parodiant et détournant le conte éponyme de Perrault, non seulement n’a pas perdu un poil de sa vive verve satirique d’autrefois mais recouvre une vivante veine dans notre actualité.

         Dans une lumière blême (Joël Adam), le rideau se lève sur un livide décor guère décoratif de Chantal Thomas qui défrise les fées des contes : pas de cadre bucolique,  pas de chaumière et deux cœurs de la pastorale où deux étourdis tourtereaux, sur un air de bergerette XVIIIe siècle, n’effeuillant même pas la marguerite, se content fleurette, même si Fleurette, la délicieuse et délicate Jennifer Courcier ne s’en laisse pas conter par l’agile et habile Saphir, l’élégant Jérémy Duffau à la mèche folle en salopette, guère salopée, de travail de prince travesti. Mais la rudesse rurale d’un hangar en tôle au lieu d’un agreste toit de chaume et, s’il y a de la paille, c’est en ballots et, en tas, du fumier, du purin où s’embourbe le pied. Du pauvre linge étendu, une bicyclette, une niche délabrée désertée de chien, un abris-bus guère abritant d’un lieu en déshérence, par le comte Barbe-bleue laissé pour compte, qui y cherche pourtant le sien, les siennes, ses proies, après avoir envoyé en préliminaire mission de chasse à la vierge, à la rosière, son frêle mandataire tourmenté Popolani, en imperméable, perméable par le bas à sa blouse blanche d’officiant médical occulte de la clandestine morgue comtale.


Allures et figures de dégénérés par la consanguinité sans doute, une rustaude population rustique, aux ternes costumes de rustres mal payés, ne payant pas de mine, aux trognes renfrognées, aux gestes à l’unanimisme saccadé de pauvre culture mécanique agricole. Atmosphère de poisse, poissarde de malaise rural, d’occultes drames, alourdie des manchettes placardées de journaux à sensation, sur cinq colonnes, tronquées à nos yeux pour que l’angoisse soit plus grande qui, évoquant des disparitions mystérieuses de femmes, planent, pèsent et plombent le moral.

En somptueuse et silencieuse limousine (mode actuelle des scènes devenues vraies garages), marque Jaguar pour le prédateur, longue et noire comme un corbillard, manteau de cuir noir, œil charbonneux et raides cheveux aile de corbeau funèbre, gominés de danseur de tango sur barbe taillée bleuissante, déboule Barbe-Bleue. Commence son lamento éploré, son récitatif accompagné d’opéra tragique entre Gluck et Verdi, sur les  malheureux accidents répétés qui lui arrachent successivement ses femmes et, après une cadence cascadante, hoquetante, virtuose, une puissante envolée lyrique  aux aigus éclatants et tranchants comme des lames, le voilà tout guilleret, « o gué !, le veuf le plus gai » et dansant avec une souplesse étonnante et détonante par rapport à son corps massif : loin de détonner en passant avec naturel du parlé au chanté (exercice dont on ne souligne jamais assez la difficulté et le danger pour la voix), en rien laconique, Florian Laconi déploie une généreuse prolixité vocale de ténor lumineux dans l’aigu, sombrant dans des graves sépulcraux (« Je suis Barbe-bleue »), repris par le chœur frissonnant (Emmanuel Trenque) dans une admirable unanimité  d’automates entre le respect et la crainte.

La rosière couronnée, l’affaire enlevée, c’est l’élèvement, l’élévation et l’enlèvement, sur une remorque de tracteur, de la belle Boulotte au rang d’épouse, sur l’ironique refrain à l’orchestre : « Il pleut, il pleut, bergère ». Barbe-bleue proclamera en haut lieu sa révolution : le prince épouse la bergère à la barbe des nobles aïeux.


         La barbante barbe

         On n’y songe pas forcément en se rasant tous les jours, ou en ne se rasant pas selon la rasante mode actuelle qui transforme les jeunes gens en visages pâles ou sales, la barbe ne fait pas le mâle. Elle le défait plutôt : trop affirmer la virilité, c’est l’infirmer puisque cela prouve qu’elle n’allait pas de soi, mais de poils et si c’est affaire de poils, elle ne tient pas à grand-chose. Dans un pamphlet ancien, je me demandais ce qui poussait les hommes jeunes à laisser pousser leurs poils, à passer pour des barbons, avec tout ce que connote la barbe de barbant, barbifiant. Doutent-ils de leur masculinité au point de se rassurer, comme des adolescents, par le poil au menton ? On n’affiche jamais de signe sexuel que ce qui manque à sa place, comme dit Lacan. Mais sans être psy, on vous dira, machos barbus, que loin d’affirmer la virilité, la moustache laisse inconsciemment parler la féminité : elle transforme la masculine bouche en sexe féminin, en sourire non vertical, mais horizontal.


         Sur la foi foisonnante de cette barbe, on prête voracité sexuelle et férocité à Barbe-Bleue. Mais on pourrait se demander si, en fait, il n’épouse et tue ses femmes que pour trouver celle qui lui permettra enfin d’éveiller ou réveiller une libido défaillante, de dissiper les angoisses de l’épouseur à toutes mains, auquel il manque la troisième main, disons le membre essentiel de la réalisation sexuelle. On comprend ainsi le sursaut de désir qui le secoue à la vue de la bien roulée Boulotte à boulotter : « Un Rubens ! », donc, s’écrie et s’extasie le connaisseur en esthétique mais non éthique en découvrant la pas étique ni pathétique, mais la plus allurée et délurée des bergères, incarnée en belle et bonne chair et voix par la pulpeuse sinon palpable Héloïse Mas, pas morne plaine paysanne comme les autres mais saine et plantureuse plante pleine en ronde-bosse, bel abattage et beaux abattis, irrésistible Bernadette Laffont campagnarde, propre à vivifier un mort. Mais notre Barbe-bleue est peut-être frappé par le syndrome de Stendhal qui avouait rester sans arme virile face à une femme trop belle et trop désirée.




En tous les cas, intronisée comtesse dans le somptueux palais, Boulotte, boule follette dans le raide jeu de quilles de la cour, timbre voluptueux et langue bien pendue de Madame Sans Gêne, gêne aussitôt son époux. Qui, lui préférant la princesse Hermia qui se marie, manie du mariage, aspire aussitôt à épouser cette dernière et voue sa femme à la morgue où sont méthodiquement rangées en leur tiroir réfrigéré ses précédentes moitiés. Se mettant à table (d’autopsie), scène terrifiante, Barbe-Bleue vante avec fierté à Boulotte son palmarès conjugal et mortuaire, ce caveau de famille, et lui montre, ricanant de sadisme, le casier à son nom qui lui est déjà destiné. Il commet le soin de la tuer à son médecin spécialisé affecté à (par) ce service.

Popolani, en imper mastic trop court, silhouette de détective inachevé tombé des faits divers criminels des journaux, sous lequel pointe le médecin appointé aux basses œuvres du comte, c’est l’excellent Guillaume Andrieux, modeste petit moustachu, apparemment souffreteux, souffre-douleur souffrant mal les caprices cruels du maître. Mais, à la barbe de Barbe-Bleue, l’avisé Popolani, y retrouvant les couleurs qu’il perd dans la morgue, sans morgue aucune, s’y retrouve en menus plaisirs avec ces dames reconnaissantes, qu’il a endormies et non empoisonnées ! Bref, le petit homme célibataire cocufie le multiple marié, on dirait post-mortem si ces belles n’étaient grâce à lui bel et bien vivantes.


Et c’est le beau défilé chantant de ces beautés chorales sorties du placard, du rancart sans rancard, poulettes mises non au frigo mais au chaud du bordel personnel ou du poulailler par l’homme de l’ombre Popolani qui, sans être le coq du village, est un coq en pâte dans son caveau sépulcral ! Il a sa revanche et offre aux femmes maltraitées la vengeance contre le brutal barbu : « @metoo » peuvent-elles chanter, pardon, ‘Moi aussi’, chacune y allant de son couplet sur le temps que dura sa romance conjugale avec Barbe-Bleue. S’il les a eues une à une entre les bras, il les aura toutes sur le dos ! Brûlante actualité.


Des basses fosses du château du comte, on repasse aux fausses risettes et vraies bassesses de la cour, de la basse-cour tant le revêche roi Bobèche fait baisser l’échine souple de ses courtisans, rangés en rang d’oignons de légumes en série par le comte Oscar, féru d’étiquette (s) qu’on dirait marchande tant ces gens-là sont prêts à se vendre, tournant au doigt et à l’œil du protocole infligé sadiquement. C’est l’occasion, pour Francis Dudziak, aux mines d’enquêteur espion, sanglé dans sa gabardine au premier acte, d’un superbe numéro éclatant de vitalité ironique dans ses couplets sur le bon courtisan, l’air le plus célèbre de l’œuvre. Satire de toute cour, certes, mais il serait un peu court de n’y voir pas des pointes aux fastes impériaux extravagants de celle de Napoléon III et d’Eugénie de Montijo, monarques parvenus d’une gloire usurpée.

Certes, nous avons perdu des codes, des clés des pamphlets d’une œuvre trop ancrée dans son temps, par ailleurs bien contrôlée par la censure. Ce grand et clair salon du palais, fauteuils et canapé rococo pour parois déjà néo-classiques, n’est pas dans le style Napoléon III, cossu et rebondi, aux rouges et violets caractéristiques, aux lourds brocarts et velours. Mais, sans vendre la mèche, dans les scènes de ménage entre le roi Bobèche rageur exécuteur des galants de sa femme (chauve ébouriffant, décoiffant, ricanant Antoine Normand) et sa guère clémente Clémentine de femme, Cécile Galois, voix royale, plutôt impériale et impérieuse, majestueuse sur canapé trônant, tiare en tête chez les tarés, dans ce couple aigri, en guerre, il n’est pas interdit de voir la mésentente cachée du couple impérial, par plaisante inversion —sinon sexuelle— de sexe :  ici, c’est elle l’infidèle, contrairement à Eugénie, puritaine et glaciale, tandis que Napoléon III, à l’inverse, avait un appétit sexuel bien connu, priape impérieux plus qu’impérial visiblement ému sous l’étroite culotte (on ne portait pas de discrets pantalons) à la moindre vue d’un jupon, à la vue de tous, de toute la cour, ce qui lui valut nombre de sobriquets sexuels.

Mais c’est aussi d’autres palais d’aujourd’hui, avec leurs scandales jamais secrets grâce à la presse people, à romance et scandale, qui orne des murs qui ont des oreilles et des yeux pour la joie des paparazzi, avec, sur le couplet détourné du cartel de Robert le Diable de Meyerbeer, le défi chevaleresque en duel du Prince charmant au burlesque Barbe-bleue perfide. 


À la tête de l’Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille, Nader Abbassi, dont on sent la jubilation, mène son monde tambour battant, battue souple et précise, dans la respiration vive de la musique sans jamais la presser ni en oppresser les chanteurs sous prétexte de comique. Et le dira-t-on jamais assez ? L’équilibre exact entre la parole et le chant sans qu’on sente de longueur et l’aisance de tous ces acteurs chanteurs à passer de l’une à l’autre.

Subtile et utile mise en scène de Laurent Pelly, qui règle son compte au conte en en soulignant, révélant, sous l’irrésistible drôlerie de l’œuvre bouffe, la noirceur de sa matière, réglée en mouvements et jeu comme une partition de musique. Un Barbe-Bleue au poil, pas barbant, poilant, désopilant, etc.


Barbe-Bleue
Opéra-bouffe de Jacques Offenbach,
Opéra de Marseille,
28, 29, 31 décembre 2019, 3 et 5 janvier 2020

Coproduction Opéra de Marseille / Opéra National de Lyon 

Direction musicale : Nader ABBASSI
Assistante à la direction musicale :  Clelia CAFIERO

Mise en scène et costumes : Laurent PELLY
Adaptation des dialogues : Agathe MÉLINAND
Décors : Chantal THOMAS
Lumières : Joël ADAM
Collaborateur à la mise en scène : Christian RÄTH

 Collaborateur aux costumes : Jean-Jacques DELMOTTE

Boulotte : Héloïse MAS
Princesse Hermia, Fleurette : Jennifer COURCIER

Reine Clémentine : Cécile GALOIS
Barbe-Bleue : Florian LACONI
Popolani Guillaume ANDRIEUX
Prince Saphir : Jérémy DUFFAU
Comte Oscar : Francis DUDZIAK
Roi Bobèche : Antoine NORMAND
Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille 

Photos Christian Dresse 
1. La belle et le beau (Duffau, Mas) ;
2. Popolani et Oscar (Andrieux, Dudziak);
3. Boulotte et le prédateur (Mas, Laconi) ;
4. Madame Sans-Gêne à la cour du roi Bobèche (Laconi, Mas, Gallois,Normand) ;
5. La morgue matrimonaile (Mas, Laconi);
6. Barbe-bleue demande en mariage Hermia (Laconi, Galois, Normand);
7. "Gai, gai, marions-les!" Zaphir et Hermia (Duffau Courcier).




vendredi, janvier 10, 2020

SOLIDAIRES ET NON SOLITAIRES

THÉÂTRE TOURSKY,16, Promenade Léo Ferré, 13003 Marseille. 
Concert des Voix solidaires 
dimanche 19 janvier, à 16h30
Billet solidaire : 15 € 
Tél. : 04 94 02 54 54 
WWWCALMS-FRANCE .FR



mercredi, janvier 08, 2020

ONIRIQUE, FÉERIQUE : MAGNIFIQUE


LA FLÛTE ENCHANTÉE

Opéra en deux actes de
Wolfgang Amadeus Mozart

Livret d’Emanuel Schikaneder
Version intégralement française

Traduction française par Françoise Ferlan
© L’Avant-Scène Opéra, Premières Loges, Paris 2000

Opéra Grand Avignon Confluence,

29 décembre 2012

            Par quelque bout que l’on prenne cette production pour la qualifier globalement, Flûte vraiment enchantée, enchantement de cette Flûte, on reste insatisfait de l’étiquette, trop étroite pour en dire notre satisfaction éblouie. Musicalement, vocalement, visuellement : une réussite.

L’œuvre

            1791 : Mozart végète, malade et sans travail. Ses grands opéras, chef-d’œuvres absolus, Les Noces de Figaro, Cosí fan tutte, Don Giovanni, n’ont guère marché dans l’ingrate Vienne. Son frère franc-maçon, Emanuel Schikaneder, directeur d’un théâtre de quartier, pour des acteurs chanteurs plus que de grands chanteurs, comme lui-même, lui présente au printemps le livret d’un opéra qu’il vient d’écrire. Il est dans l’air du temps pré-romantique, sorte de féerie inspirée de contes orientaux à la mode de Christoph Marin Wieland, très célèbre auteur des Lumières allemandes, l’Aufklärung, surnommé « Le Voltaire allemand » pour son esprit, et de Johann August Liebeskind : Lulu ou la Flûte enchantée, Les Garçons judicieux. Rappelons la vogue égyptienne du temps : la campagne d'Égypte de Bonaparte de 1798 à 1801 n’est pas loin. Par ailleurs, Mozart avait déjà écrit la musique de scène de Thamos, roi d’Égypte, mélodrame ou mélologue, drame mêlé de musique, de Tobias Philipp von Gebler à la symbolique maçonnique puisqu’on situait l’origine de la maçonnerie en Égypte. Beaucoup d’éléments de cette œuvre se retrouveront dans la Flûte.


            Mozart rechigne : il n’adore pas d’emblée cette féerie. Il remanie avec Schikaneder et la troupe cette œuvre parfois collective, sa musique insiste sur la thématique maçonnique, c’est connu : le thème trinitaire, ses trois accords de l’ouverture, les trois Dames, les Trois garçons, les trois temples, les trois épreuves des deux héros sont empruntées au rituel d'initiation de la franc-maçonnerie. Le parcours initiatique de Tamino et Pamina dans le Temple de Sarastro est inspiré des cérémonies d'initiation maçonnique au sein d'une loge.
            Cependant, à cette sorte de mystique maçonnique du parcours de l’ombre vers la lumière de l’esprit et de l’amour, Mozart mêle aussi de la musique religieuse : avant la fin de l'initiation du Prince, dans la troisième scène (acte II) au moment où Tamino est conduit au pied de deux très hautes montagnes par les deux hommes d’arme, il fait entendre le choral luthérien Ach Gott, vom Himmel sieh darein (‘Ô Dieu, du ciel regarde vers nous’). Il est chanté par les deux d’hommes en valeurs longues de cantus firmus d’origine grégorienne sur les mots Der welcher wandert diese Strasse voll Beschwerden, wird rein durch Feuer, Wasser, Luft und Erden, (‘Celui qui chemine sur cette route pleine de souffrances sera purifié par le feu, l'eau, l'air et la terre …’).


        L’idéologie maçonnique rejoint ici l’univers religieux traditionnel. Ainsi, si les quatre éléments sont utilisés dans le rituel maçonnique, ils le sont aussi depuis des temps immémoriaux dans nombre de religions, le quatre de éléments, des horizons avec le trois trinitaire, font même le sept (déjà les sept plaies de l’Égypte, les sept fléaux) et, dans la religion chrétienne, des sept plaies du Christ, de ses Sept Paroles en croix, des Sept Béatitudes de Marie, des sept péchés capitaux, etc. Quant à cette quête du Bien, de la Lumière, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle est partagée de longue date par philosophies et religions. Ici, il est question de la lutte du Mal (les forces obscures de la Reine de la Nuit, la lune) contre celle du Bien et de la Lumière, qui triomphera dans un temple après des épreuves. Comme toujours, le génie musical de Mozart transcende les compartiments apparemment étanches des croyances diverses.
            Le versant féerique, assorti de maximes morales de tous les jours est délicieusement naïf. Bref, au seuil de la mort, c’est l’enfant Mozart qui remonte, s’exprime, dans l’enchantement d’une musique sublime et populaire : elle s’adresse au plus haut et au plus simple de l’homme. Rentré de Prague après l’échec de sa Clémence de Titus, Mozart achève La Flûte enchantée et en peut diriger la première malgré sa maladie le 30 septembre 1791. C’est un triomphe. Entre temps, on lui a commandé un Requiem Il n’a pas le temps, l’achever : il meurt le 5 décembre. Cette messe des morts est sa dernière œuvre. Un an plus tard, fait extraordinaire pour l’époque, la Flûte enchantée connaît sa 100e représentation.


Réalisation et interprétation

Devant le rideau, une petite table aux courbes Louis XV sur un tapis à tête de tigre, que nous n’aimons franchement pas : un animal réduit à l’ornement brutal du chasseur n’est pas pour enchanter un ami de la nature et des animaux vivants. Sur le plateau de la table, un gramophone d’autrefois avec, campanule de volubilis de métal, un pavillon rappelant celui, fidèle, de « La Voix de son maître » avec l’adorable petit chien l’écoutant. Orphée charmait les bêtes sauvages par son chant, sa musique : on préférerait le tigre charmé et non terrassé et disséqué, si telle est la métaphore à laquelle nous nous raccrochons pour tenter d’expliquer, sinon absoudre, cette image incongrue. L’enjeu moral de La Flûte enchantée, l’éthique maçonnique lumineuse est celle de la culture triomphant de la nuit du mal. Si c’est le sens de ce tableau d’avant le tableau, comme une épigraphe visuelle, il y a mieux que le tigre ou le loup pour représenter le mal sur terre : l’homme, hélas y suffit bien.


Défilé d’ombres dans la pénombre de la salle, le chœur se va placer dans la fosse d’orchestre, restant invisible comme lui, naissant de la musique même, libérant le grand plateau pour une foule indéfinie de personnages, agiles parmi les meubles, meublant sans encombrer l’espace de la souple frise sans cesse mobile de figures ombreuses du rêve en apesanteur par leur légèreté et leurs acrobaties semblant défier le réel concret. On croira même rêver de la marche sur un fil (belle idée d’épreuve d’équilibre pour le postulant maçon !) d’un Tamino dont on arrive à douter si c’est un double ; ou, autre épreuve, la montée en horizontale d’un mât vertical. Tout cela en rythme, dans la musique, semblant couler de source, sans solution de continuité, avec un naturel si élaboré qu’on ne s’étonne même pas que Papageno, le souple Marc Scoffoni, pourtant harnaché en costume d’un style vaguement renaissance flamande ou italienne, entre dans ce jeu festif et capricant avec une cabriole d’une légèreté aussi maîtrisée que son chant nuancé et son jeu frais et jovial. Il méritera bien son prix, sa pétillante, piquante et pétutante Papagena, Feracci Pauline  : « Pa.pa, pa.pa. papapapa… »    



        Donc, entre songe ou conte, ombres du sommeil, images, visages, rivages du rêve ou rives du réveil, le rideau brumeux, dans des lumières oniriques, se lève sur une chambre, une alcôve où se love un grand lit théâtralisé par deux grands panneaux de rideaux violets, table de nuit à grand réveil, qui deviendra le glockenspiel de Papageno, et vaste armoire, mobilier à la chaude couleur acajou, rocaille rococo stylisée : dans le goût Art Nouveau du Belge Horta. Dans le lit, tout chevelu et frisoté afro, un Tamino au pyjama à larges rayures verticales, surplombé de la menace d’un vaste portrait médaillon où se matérialisera plus tard la Reine de la Nuit. Pour l’heure, cauchemar, c’est le cobra égyptien tête de lit qui, entre les draps, visqueusement s’incarne appelant ses appels à l’aide.


          On ne sait dans la pénombre du lointain qui nous gagne, peut-être détachées de la grande cheminée, trois caryatides égyptiennes, coiffées du « némès », deux pans de tissu rayé bleu et or retombant de chaque côté sur les épaules, jambes entravées jusqu’aux anches du chapiteau à volutes, deviennent les Trois Dames bien chantantes (Suzanne Jérosme, Marie Gautrot, Mélodie Ruvio), mais comme enchaînées plus qu’enchantées dans la pierre où elles semblent soudées. Elles enchantent et enchaînent Tamino par le portrait de Pamina sorti de l’armoire comme une boîte à malice d’où sortiront aussi, arrachés au rêve, ensommeillés, emperruqués de blanc et pyjama assorti à celui du héros et de la coiffe des Dames, les Trois Garçons (Tanina Laoues, Emma De La Selle, Garance Laporte Duriez) mélodieuses gamines, surgissant, bienfaisants lutins, dans les situations critiques des héros pour les conseils aux adultes que savent souvent dispenser les enfants. Le brutal Monostatos, traditionnellement trahi par une voix faiblarde et crispante, est doté par Olivier Trommenschlager d’une vraie voix charnelle qui fait comprendre son désir si naturel de chair et l’immédiate compréhension de son texte en français, légitime revendication contre son exclusion par le malheur de sa couleur raciale, l’arrache à l’habituelle caricature du méchant noir d’âme et de peau.

            Le Temple impénétrable de la Sagesse, en-deçà ou au-delà de la maçonnerie, ne peut avoir pour nous que la logique savante d’une superbe bibliothèque de tous les savoirs, tous ces livres, en tas ou en tranche. Mais c’est la médiation de la Parole humaine qui en donne les modalités d’accès et l’Orateur de Matthieu Lécroart a dans la voix autant de fermeté que d’humanité. De même, l’apparente raideur des deux Hommes d’armes, Matthieu Chapuis et Jean-Christophe Lanièce, s’attendrit de l’élan et l’allant vital du choral luthérien plein d’espérance de leur duo d’une chaleureuse puissance virile. La déception vient du Sarastro campé par Tomislav Lavoie, belle allure un peu carnavalesque en son habit de général d’Empire au chapeau outré de Guignol, qui a toutes les notes larges et rondes mais un grave insuffisant, ou détimbré pour cause de rhume et allergie, pour la noblesse vocale du personnage.




     Engagée en remplacement de la chanteuse prévue au programme, on ne dira pas que, pour Lise Mostin, la Reine de la Nuit est une prise de rôle : c’est une conquête, immédiate, évidente et audible, et qui conquiert d’emblée le public puisque, assagi désormais, n’interrompant plus  que rarement les représentations par des applaudissements qui rompent l’action, elle est applaudie en reconnaissance de sa présence et de sa réussite. Le redoutable premier air par la tessiture plus grave et large, est délivré avec une générosité vocale splendide sans faire craindre pour les aigus qui, dans le célèbre second, hérissé de contre fa redoutables, sont pris à plein, d’une pleine voix rageuse, haineuse pour l’expression, mais sans acidité ni crispation, avec une aisance diabolique. Invitée deux jours avant en catastrophe, dont elle sauve le spectacle, elle n’a pas eu le temps d’apprendre le texte français et le chante dans l’original allemand, ce qui ne dérange en rien pour un personnage maléfique venu d’ailleurs.


            La Pamina de Florie Valiquette, fleur en cage, d’abord poupée mécanique à la Hoffmann des contes, voix parlée à la naïveté enfantine qui convient, devient lentement femme dans les épreuves de la vie, le harcèlement libidineux de Monostatos, l’arrachement à la mère, la découverte de l’amour et l’abandon où sa voix, joliment timbrée, aisée, s’épanouit dans la douleur et plonge dans le grave, ombreux mais pas alourdi, du désir de mort.  

Prince surpris dans son sommeil d’enfant, enfantin par sa tenue de chambre l’espace d’une nuit de cauchemar et songe, démarche de petit soldat résolu, Mathias Vidal est un Tamino de rêve, élégiaque dans son premier air, mais capable d’affirmer l’héroïsme d'homme attendu de lui avec une voix pleine, ronde, douce et puissante à la fois. La dernière scène, retour au début, au sommeil qui engendra le rêve, nous montre un enfant  endormi à son image africainement frisotée, (peut-être un petit mulâtre exonérant le racisme latent contre Monostatos),  Prince redevenu l’enfant qui se sera rêvé adulte, veillé amoureusement par les personnages, dont la Reine et Sarastro, grands-parents bienveillants puisqu’ils sont père et mère de Pamina : le jour et la nuit réconciliés, le binarisme misogyne de l’opposition masculin/féminin dépassé,  l’antithèse lumière/ténèbres, l’apartheid blanc et noir assumé mais subsumé par l’amour.


Plus donc que par une mise en exergue des symboles maçonniques trop souvent soulignés, il me semble que ces fées finales qui se penchent sur le berceau de l’enfant, de l’humanité, suffisent à traduire l’humanisme de la franc-maçonnerie, son utopie sociale. C’est la réussite de cette magnifique mise en scène cohérente et conjointe de Cécile Roussat et Julien Lubek qui signent aussi la scénographie et les lumières d’une grande beauté, dans un fourmillement de trouvailles incessantes, comme, entre autres, ces graphismes de silhouettes dans le goût du XVIIIe et ces ombres chinoises de la fin des épreuves. dans le respect toujours de la musique. On sent aussi le travail complice avec la costumière Sylvie Skinazi.


Mais que serait la scène sans la fosse ? Hors du mérite incommensurable d’avoir exhumé et donné vie à tout un continent musical perdu ou en déshérence, l’un des apports des baroqueux aux autres musiques, c’est d’avoir apporté à des répertoires encrassés, alourdis par la tradition, un autre regard et souffle, les revivifiant, les renouvelant. À la tête du Chœur de l’Opéra Grand Avignon et de l’Orchestre Régional Avignon-Provence, qu’importe alors instruments anciens ou pas, Hervé Niquet était exemplaire. Il n’était que de le voir, sans baguette, souplement donner les entrées et d’indiquer les fins de sons aux chanteurs et instrumentistes, attentif à tout, pour goûter aussi visuellement ce renouveau sensible donné à cette musique que nous savons par cœur : un bonheur


On adressera aussi des compliments au texte français de Françoise Ferlan. Il est plus facile de mettre en musique un texte que de mettre des paroles sur une musique. Que dire alors de le traduire quand il s’agit de respecter la mélodie et le sens ? Même quand il n’y a pas d’erreur, d’approximations, souvent énormes dans les traductions d’opéras baroques dont la langue ancienne précieuse n’est souvent pas bien connue des traducteurs, les traductions des surtitres sont souvent forcément réductrices, devant caser un maximum dans l’espace minimum de l’écran. Ce qui oblige le spectateur à un regard doublé d’une écoute, avec les doutes quand on connaît la langue qui se chante sur scène. Certes, ceux qui ne connaissent pas l’allemand ont tendance à magnifier le mystère et la beauté d’un texte inconnu. Or, le texte de Schikaneder n’est pas du Da Ponte, il est simple, simpliste, naïf : l’entendre et l’écouter en français, magnifié par Mozart, en rend le charme encore plus touchant.



La Flûte enchantée
Opéra Grand Avignon Confluence
27, 29, 31 décembre 2019

Direction musicale : Hervé Niquet
Continuo : Elisabeth Geiger
Mise en scène, scénographie et lumières : Cécile Roussat et Julien Lubek. Costumes Sylvie Skinazi : Assistante Décor :  Élodie Monet

Pamina : Florie Valiquette
La Reine de la Nuit : Lisa Mostin
Papagena Pauline Feracci
Première Dame : Suzanne Jerosme
Deuxième Dame :  Marie Gautrot
Troisième Dame : Mélodie Ruvio
Tamino : Mathias Vidal
Papageno : Marc Scoffoni
Sarastro : Tomislav Lavoie
Monostatos : Olivier Trommenschlager
L’Orateur : Matthieu Lécroart
Premier Prêtre, Homme en armure : Matthieu Chapuis. Deuxième Prêtre, Homme en armure : Jean-Christophe Lanièce

Trois enfants :  Tanina Laoues, Emma De La Selle, Garance Laporte Duriez
(Chef de chant Vincent Recolin)
Acrobates : Mathieu Hibon, Antoine Helou, Alex Sander Da Neves Dos Santo, Sayaka Kasuya.
Chœur de l’Opéra Grand Avignon
Orchestre Régional Avignon-Provence
Production Opéra Royal de Wallonie – Liège
En coréalisation avec l’Opéra Royal de Versailles 


Photos Cédric Delestrade/ACM-Studio :

1. Pamino au lit et les Trois Dames ;
2. Papageno ;
3. Pamina poupée ;
4. Reine de la Nuit;
5. Sarastro;
6. Les Trois Garçons et Monostatos;
7. Temple ;
8. Prêtre ;
9. Silhouettes;
10.Ombres chinoises, fin des épreuves ;
11. Papageno et Papagena engendrant la couvée…
 



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