L’ORFEO
Livret d’Alessandro Striggio,
musique de Claudio Monteverdi
(Mantoue, 1607)
Création à l’ Opéra
de Marseille,
2 mars 2025
SOUS LE SIGNE D’ORPHÉE, LE BAROQUE
Cet Orfeo sera à coup sûr
l’une des plus belles signatures du Festival marseillais de Mars en Baroque en
cette insigne année où notre Opéra signe et fête ses cent ans, y présentant ce que l‘on
considère comme le premier vrai opéra (appellation tardive) de l’histoire de la
musique, que le librettiste et le compositeur dénominent « Fabula in
musica ». C’en est la création sur cette scène.
Poésie et musique : harmonie
conflictuelle
La musique fut toujours singulière
et plurielle, exécutée par un soliste pour une collectivité y participant ou
non. Jusqu’à ce que l’imprimerie sépare bien tard le texte de la musique, la
poésie était chantée, accompagnée d’un instrument, la lyre en particulier
pour les Grecs : nous leur devons ainsi cet emblème du lyrisme,
personnifié par Orphée, mythologique poète chanteur qui attendrissait les
pierres et les bêtes par la beauté de son chant, et même les Enfers en y
voulant en vain arracher Eurydice. Fils du roi de Thrace et de la nymphe
Calliope, l’une des neuf Muses, Orphée est promu par sa légendaire musique au
rang de demi-dieu, fils d’Apollon citharède, chef des Muses, comme dans le
livret, le dieu étant lui-même poète et chanteur s’accompagnant d’une cithare.
Il métamorphosera son fils désespéré de la perte d’Eurydice en constellation de
la Lyre.
Même les épopées, comme les
tragédies, étaient en partie chantées et récitées, comme le Romancero
espagnol qui en garde encore un trésor de strophes. De la sorte, quand il y
avait narration, récit, le chant pouvait nuire à la compréhension du texte,
appelant la répréhension de l’Église quand il s’agissait de textes religieux canoniques
rendus incompréhensibles par l’extatique efflorescence vocale d’un chant
virtuose fait d’entrecroisements de lignes vocales savantes et
d’entrées décalées des voix sur le même texte de la sorte brouillé. Une bulle du pape Jean XXII la
condamne déjà en 1322 :
« Certains
disciples d’une nouvelle école, mettant toute leur attention à mesurer
les temps, s’appliquent par des notes nouvelles à exprimer des airs qui
ne sont qu’à eux. Ils coupent les mélodies, les efféminent par le déchant, les
fourrent quelquefois de triples et de motets vulgaires, en sorte qu’ils vont
souvent jusqu’à dédaigner les principes fondamentaux de l’Antiphonaire et du Graduel, ignorant le fonds même
sur lequel ils bâtissent, ne discernant pas les tons, les confondant même,
faute de les connaître. Ils courent et ne font jamais de repos, enivrent les
oreilles, et ne guérissent point les âmes. »
Le Concile de Trente (1545-1563) qui
lance la Contre-Réforme catholique, face aux vives critiques des protestants qui
en dénoncent la sensualité, réprouve aussi les excès de la polyphonie de la
musique religieuse confiant à Palestrina une simplification. De leur côté, des
artistes et érudits du salon du Comte Bardi, à Florence, à la fin du XVIe
siècle, travaillent, discutent et se disputent sur cette parole intelligible
d’un nouveau théâtre musical, sur la nécessité de coller aux paroles que l'on
doit parfaitement comprendre afin de suivre aisément l'action.
C’est donc un conflit musique/parole
ancien qui, en ce siècle baroque qui commence, siècle du théâtre, donne le
primat au texte, prima la parola, dopo la musica : la parole d’abord, la
musique après. Rappelons que cette querelle esthétique, constante jusqu’au XXe
siècle, fait le thème d’un opéra de Richard Strauss, Capriccio, (Munich
en 1942) inspiré de Prima la musica e poi le parole, ‘la musique
d’abord, les paroles ensuite’ de Salieri. C’était déjà la querelle en France
entre gluckistes et piccinnistes au XVIIIe siècle entre les
partisans de l’Italien Piccini, au chant orné, et les tenants de Gluck donnant
le primat au texte.
À cheval entre XVIe et XVIIe siècles, sans abandonner totalement la prima
prattica de la polyphonie ancienne, Monteverdi entre dans la monodie
nouvelle du nouveau style florentin, dont Peri, Caccini et d’autres
compositeurs revendiquent, avec de vives polémiques, l’invention,
donnant lieu à une floraison vertigineuse de créations de théâtre en musique,
une musica rappresentativa, une
‘musique théâtrale (dramma per musica), à sujet mythologique, dans une
monodie appelée favellare en armonia, recitar col canto, ‘parler
en chantant’, une parole ponctuée d’un accompagnement simplifié pour ne pas la
brouiller. Tous ont conscience d’avoir inventé un genre nouveau et s'en réclament férocement les auteurs. On connaît la course de vitesse entre Peri et Caccini pour faire représenter leur Euridice sur le même livret de Rinuccini, le premier réussissant sa représentation le 6 octobre 1600 à l'occasion du mariage d'Henri IV et de Marie de Médicis, Caccini la sienne deux ans plus tard mais après avoir édité sa propre partition en septembre 1600, suivie en 1601 de ses fondamentales Nove musiche, 'Nouvelles musiques', réaffirmant et ajoutant dans son traité de 1614 et "nouvelle manière de l'écrire" dont il fut le premier. Mais c’est
Monteverdi qui illustrera de façon éclatante ce genre nouveau, encore hybride avec son Orfeo de 1607.
Nouveau "dramma per musica"
Notons que, dès les années 40 du
siècle, on se lasse du tedio del recitativo, de ‘l’ennui du récitatif’
continu qu’on parsème alors de "mezz'arie" moitié d’airs, ouvrant le pas à l’opéra vénitien puis
napolitain, inspirés souvent du théâtre espagnol.
La comedia espagnole, qui se
joue en langue originale non seulement dans le vaste Royaume de Naples-Sicile
et dans le Milanais espagnol, devient une inépuisable source de livrets. La
théorie du théâtre nouveau de Lope de Vega (1609) et sa prolifique production
nourrissent les cénacles littéraires de Florence et les auteurs de livrets qui
y puisent sujet, scènes ou pièce entière, se proclamant, comme argument de
vente dans un « dramma per musica » désormais presque à l’échelle
industrielle comme à Venise, « œuvre à l’espagnole », c’est-à-dire,
avec mélange de genres, rire et drame, et peu à peu libéré d’argument
traditionnellement mythologique, prétexte à pièces à machines onéreuses, avec ,
sauf dans les cours princières, progressive disparition des chœurs par économie
pour désormais un théâtre public payant. Le librettiste de l’Incoronazione
di Poppea de Monteverdi Busenello, se proclamait lui-même « lo
spagnuolo », ‘l’Espagnol’. Quant à Cavalli ses deux grands succès européens,
Il Giasone et Xerse, dont Händel rependra le sujet, sont tirés de
pièces de Lope de Vega et Calderón.
MOI, JE SUIS LA MUSIQUE…
Cependant, si l’Orfeo est effectivement
sur deux versants musicaux, c’est bien le livret de Striggio qui formule
d’entrée l’esthétique baroque des affects avec le premier personnage, la
Musique, Euterpe en grec. Venue de son Permesse, montagne où les Muses allaient
se baigner, passé le couplet d’envoi de politesse aux nobles princes présents,
elle chante ses pouvoirs sur les passions humaines :
Io la Musica son, ch'ai dolci accenti
Sò far tranquillo ogni turbato core,
Et hor di nobil ira, et hor d'Amore
Poss'infiammar le più gelate menti.
Moi,
je suis la Musique et, de mes doux accents,
Je
peux tranquilliser le trouble de tout cœur
Ou
de noble colère ou bien d’amour,
Je
peux enflammer les plus glacés tempéraments.
MISE EN ESPACE ET INTERPRÉTATION
La scène de notre Opéra semble trop
vaste espace même pour une simple mise en espace du plateau grignoté à jardin
par les cordes violons, luth, harpe, chitarrone, clavecin et, à cour, par les
vents, trombones, cornets, l’orgue régale et un autre théorbe dont le mât
émerge de la masse, sa coque oblongue de navire parfois caressée par le rayon
cuivré délivré par la coulisse mouvante d'une sacqueboute. Menés par Jean-Marc
Aymes debout devant son clavecin, seize instrumentistes en deux blocs
contrastés, conjurés ou conjugués, avec un avantage sonore inévitable pour l’entrée,
tambour et trompettes, pour les vents de la fière et fracassante forcément
fanfaronnante sonnerie des Gonzague de la cour de Mantoue. Mais la tendre
réponse des cordes, devient un motif, qui sans être encore un leitmotiv,
reviendra en douce ritournelle jusqu’à la clôture de l’acte, lui donnant une
forme close parfaitement achevée.
Certes, dans le volume important de
notre Opéra, cette délicate première musique baroque n’est pas de la musique
volumineuse qui fuse, impossible à refuser par l’oreille, qui s’impose même à
l’excès ; au contraire, c’est une musique qui infuse, diffuse doucement ses
charmes, qui invite à aller au-devant d’elle, à la chercher même et à s’en
laisser enfin bercer.

Le fond de scène est sombre, noir,
éclairé de rougeur pour l’acte des Enfers (qui étaient glacés et brumeux pour
les Grecs). Le gros du remarquable chœur de l’Opéra, en vêtement
disparates contemporains, bien entré dans cette musique bien sortie de leur
répertoire habituel (chef Florent Mayet), assorti musicalement sans
hiatus aux « baroqueux » professionnels, semble apparemment une masse
assez informe écrasée sur ce fond, mais prend subtilement forme et personnalité
quand, s’avançant avec fluidité sur le plateau, un groupe s’en détache et
visualise pour nous la souvent imperceptible polyphonie à cinq, à trois, puis
deux voix, puis une, le coryphée soliste gardant la ligne de la musique et du
texte de l’action qu’il commente. On entend et visualise de la sorte
l’architecture interne impeccable de cette musique du premier acte avec les
reprises non seulement des ritornelli, des refrains populaires dansants, des thèmes et
textes par les chœurs qui donnent le sentiment de sortes de da capo internes
mais à l’échelle chorale.

Tous, bergers puis esprits
infernaux, Davy Cornillot, Olivier Coiffet, Samuel
Namotte et Estelle Defalque, ont une parfaite
maîtrise de ce style de chant qui, sur les fins de phrases ou mots importants,
se ponctue d’une sorte d’anticipation du trille, une vieille ornementation
grégorienne, une note tremblée, non piquée mais arrondie, le quilisma, que
—je ne sais plus si Caccini le dit— dans la ligne de chant, éclot comme une « fleur
mélodique ».
Gabrielle Varbetian est une nymphe bien
séduisante. En élégante robe rouge, Lise Viricel a tout d’une belle
et gracieuse Musica, à la jolie ligne très mélodieuse mais un peu gracile pour
un espace excessif. Louise Thomas fait une Eurydice pleine de charme,
trop tôt perçue, trop vite perdue. Jolie trouvaille, la scène du mariage
et du bandeau liant les époux, qui, sur leurs yeux, anticipe l’interdit du
regard imposé plus tard par Pluton à Orphée.
Remplaçant Marie-Christine Kiehr,
cofondatrice avec Jean-Marc Aymes de Concerto Soave, malade, sa
remplaçante en Messagère, la mezzo Maria Chiara Gallo, a dans le
port et la voix toute la douleur et couleur du drame qu’elle apporte au milieu
de la fête, la mort d’Eurydice piquée par le serpent. Avec Orfeo, c’est le seul
vrai personnage de la fable. Son célèbre récit, discrètement orné, est un
modèle parfait de ce recitar col canto dont Caccini et d’autres
compositeurs se disputent l’invention. On en oublie toujours la fin : sa
peine de la mort de sa compagne et son désespoir sur son sort personnel
(‘odieuse à tous, odieuse à moi-même'), les porteurs de messages funestes
restant à jamais maudits sinon tués, comme pour exorciser la mauvaise nouvelle.
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Au lieu d’être femme, Speranza,
l’Espérance, qui décampe aux portes des Enfers, est campée par la voix
masculine large, sonore et chaude du contre-ténor belge à nom espagnol, Logan
Lopez Gonzalez. C’est lui qui lit en frissonnant devant l’entrée l’écrit
fatal repris de l’Enfer de Dante :
« Lasciate ogni speranza, voi
qu’entrate » , ‘Abandonnez tout espoir, vous qui entrez. »
L’enfer est bien pavé, sinon de
bonne intentions, d’excellents chanteurs aussi. Charon, Caronte, c’est la
basse Jean-Manuel Candenot, mais peut-être déjà trop séduit par le chant
d’Orfeo pour être très effrayant, la compassion l’emportant sur la mission d’inflexible
nocher du fleuve Styx interdisant sa barque au « chanteur désespéré ».
Mais, dans le Royaume des Ombres règne un couple infernal divin : l’élégante
Proserpine de Julie Vercauteren, voix soyeuse, sensuelle, large, et l’on
comprend que son Pluton bien assorti d’époux, Alexandre Baldo, chaleureusement
caverneux à souhait, ne lui refuse pas sa requête de rendre Eurydice au
bouleversant chanteur, à l’interdit près du regard fatal. Couple heureux,
amoureux, ayant surmonté l’épreuve du rapt de Proserpine, déesse de la belle
saison par Pluton qui l’amène aux Enfers, mais cédant et concédant aux prières
de sa belle-mère éplorées, Cerès, de lui rendre sa fille six mois par an, ce
qui explique notre alternance de belles et mauvaises saisons.

En Apollon citharède, qui va transcender
son fils Orphée en constellation de la Lyre pour le consoler, Imanol Iraola
fait puissamment rayonner vocalement le personnage plus que la personne, bien
dépassé par un fils trop grand. Et quand on dit grand dans le rôle d’Orfeo, pour
l’émouvant baryton Romain Bockler, c’est que les mots nous manquent.
Sa prière, son ardente supplique désespérée à
Charon, « Possente spirto, e formidabil nume », ‘Puissant esprit et
dieu terrible’, est une page impressionnante qui, à elle seule, pourrait être un condensé de toute la rhétorique déjà baroque de cette époque. Dans cette tirade d'une redoutable longueur,
Romain Bockler déploie une voix longue, sonore, souple ; il la plie
sans apparent effort qui suppose un long travail de longue haleine, de souffle,
d’intériorisation de toute cette virtuose et vertigineuse orfèvrerie vocale ancienne, pour
nous l’extérioriser, nous l’offrir toute neuve, comme jaillie à l’instant de sa
source, de sa création.
Oui, création, sans grand faste
scénique, ce fut une fastueuse création que le public, muet durant tout le
spectacle, frappé sans doute par la nouveauté, salua soudain, par une explosion
libératrice d’applaudissements.
Orfeo,
fabula in musica
Alesssandro Striggio, Claudio Monteverdi
Création à
l’Opéra de Marseille
Co-production Concerto Soave / Opéra de Marseille
Concerto Soave : 16 instrumentistes
Direction : Jean-Marc AYMES
Mise en espace : Jimmy BOURY
Régisseur de production : Jacques LE ROY
Orfeo : Romain BOCKLER
Messaggiera : Maria Chiara Gallo
Euridice : Louise THOMAS
Proserpina : Julie VERCAUTEREN
Plutone : Alexandre BALDO
Caronte : Jean-Manuel CANDENOT
Apollo : Imanol IRAOLA
Musica : Lise VIRICEL
Ninfa : Gabrielle VARBETIAN
Speranza : Logan LOPEZ GONZALES
Pastore / Spirito Davy CORNILLOT, Olivier COIFFET ; Samuel
NAMOTTE
Pastore : Estelle DEFALQUE
Chœur de l'Opéra de Marseille
Chef de Chœur : Florent MAYET
Pianistes : Astrid MARC et Fabienne DI LANDRO
Photos Christian Dresse
1 . Mariage d'Orfeo et Euridice ;
2. Arrivée de la funeste Messagiera ;`
3. Déploration des bergers ;
4. Le devin couple infernal Proserpina et Pluton ;
5. Eurydice perdue : celui qui a vaincu l'Enfer ne s'est pas vaincu lui-même.