Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.

L'auteur

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Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

samedi, mars 22, 2025

 

BAGUETTE ENCHANTÉE POUR VOIX ENCHANTERESSES

 

Martin Wåhlberg à la tête de l’Orkester Nord,

MOZART, Die Zauberflöte

Singspiel en deux actes,

Un somptueux coffret de trois CD Aparté

 

         Le baroque bénéficie au classique : son souci historique des sources, des effectifs et de l’instrumentation des œuvres, le retour à des instruments d’époque, nous ont donné des écoutes, des visions et versions vraisemblables, pour nos oreilles d’aujourd’hui, des œuvres d’autrefois, décroûtées, allégées des sédiments d’une tradition alourdie d’un romantisme tardif, anachronique donc. Bien sûr, on a connu des exécutions de musique ancienne, baroque, glacées et raidies par cette nouvelle exigence théorique, devenue parfois un dogmatisme esthétique. Bien sûr, même dans l’enthousiasme de la découverte ou redécouverte de cette nouvelle vague ou vogue interprétative, cela n’a jamais suffi à justifier à elle seule une interprétation. Mais sans doute les nouvelles générations de musiciens ont-elles intégré ces théories ou informations historiques pour en faire une pratique toute naturelle dégagée de toute pédantesque démonstration, en somme, vivante.

         C’est le cas de cette version de la Flûte qui, à l’intérêt d’une enquête musicologique externe, joint le charme d’une quête toute intime de l’œuvre, rafraîchie dans l’orchestration, rajeunie dans sa vocalité : ancienne, certes, à notre esprit, mais comme toute neuve à nos oreilles.

         Dans la riche préface du coffret qu’il signe, Martin Wåhlberg s’y montre un passionnant chercheur des sources littéraires et culturelles du livret de l’entreprenant Emanuel Schikaneder, entrepreneur de spectaculaires productions scéniques, souvent d’inspiration française, dans son Theater auf der Wieden, situant ce conte de fées philosophique dans une tradition culturelle lumineuse du Siècle des Lumières (dont on oublie qu’il est aussi le siècle du roman gothique noir). Animés théâtralement de divers bruitages, chants d’oiseaux, tonnerre, etc, il offre dans sa version l’intégralité des dialogues parlés dont il nous est malheureusement difficile de parler faute, sans l’ignorer, d’en connaître suffisamment la langue. Mais néanmoins, à l’oreille tout de même de linguiste, éclairé par la notice de Catharina von Bulow, on peut saluer l’intelligence d’utiliser les accents personnels des divers chanteurs aux nationalités différentes, comme aujourd’hui dans toute distribution, pour en faire sens théâtral et universel. Ainsi, les facétieuses francophones Dames (Julie Gossot, Natalie Pérez, Aliénor Felix), la Reine de la nuit, Pauline Texier, venues d’un autre monde ou planète, et l’esclave Monostatos (Olivier Trommenschlager), forcément forcé à venir d’une autre terre. C’est une véritable mise en scène sonore conçue par ce chef et son équipe.

Naturellement, rompu à la musique scénique de la fin du XVIIIe siècle, le chef s’est interrogé aussi sur le nombre de musiciens dont pouvait bénéficier la première de l’œuvre et il a déniché et déchiffré une copie de 1792, contemporaine à quelques mois près de celle de la création du 30 septembre 1791, avec de précieuses didascalies musicales, phrasé, coups d’archet, sans compter des éléments musicaux nouveaux dont pas moins qu’une petite fantaisie pour flûte, destinée à être jouée par Tamino pendant l’épreuve du silence. L’effectif orchestral, réduit avec vraisemblance, se compose de six violons, deux altos, deux violoncelles sur lesquels planent les instruments à vent.

Ces instruments anciens de ces musiciens spécialisés sont un écrin de rêve à la vocalité, librement ornée, d’un panel de chanteurs également choisis en regard de l’âge des créateurs de l’époque examiné par notre chef chercheur minutieux. Ainsi, le rôle de Pamina est confié à une soprano de seize ans, le rôle ayant été créé en 1791 par Anna Gottlieb, âgée de dix-sept ans déjà première Barbarina des Noces de Figaro à seulement douze ans. Et la Reine de la Nuit pourrait, sans invraisemblance, être sa mère.

Tout cet appareil ne suffirait évidemment pas à faire les mérites de cette version aérienne, où rien de pèse ni pose de l’érudition, de l’information historiciste. Tout serait à citer de la distribution, par bouquet maçonnique de trois, des délicieuses Dames nommées, des espiègles Trois garçons (Felix Hofbauer, Ludwig Meier-Meitinger, Benedikt Eberl), bien opposés à la vigueur virile desTrois Prêtres, Kristoffer Emil Appel, Filip Eshetu Steinland (par ailleurs second Prêtre), le solide Eric Ander cumulant à lui seul les rôles du Sprecher, Premier Prêtre, Premier Homme d’Arme.

Monostatos, rôle comique souvent donné à une voix mince, asexuée, est ici solidement incarné en mâle trémolant de désir sexuel par l’ardent Olivier Trommenschlager, tenté, avec vraisemblance par le viol.

         Manuel Walser campe un Papageno aussi solide en appétit et voix que voletant oiseleur dans ses vocalises ailées, aisées, dans son dernier air qui semblent le renouveler, auréolé d’un léger glokenspiel tout nouveau à l’oreille. Sa Papagena, Solveig Bergersen, belle oiselle, loin d’être une oie blanche est une accorte et piquante compagne bien en accord avec lui.

         La marche des prêtres, délivrée de tout rythme martial douteux, a des lointains de  de procession solennelle apaisante. Le Sarastro de Bastian Kohl, tout en noblesse humaine, est ici plus un père attentif et attendri par ces enfants qu’un patriarche marmoréen, rocailleux, caverneux, cavernicole de la tradition.

        La  Reine de la Nuit, dans son premier air enveloppante, tendre, mère éplorée et implorante séduit naturellement Tamino, et dans le deux, laisse éclater une fureur acérée comme la lame assassine qu’elle donnera à Pamina, hérissée de notes piquées, plantées pleinement dans l’aigu, comme des rafales de mort.

         Tamino (Angelo Pollak), de son air du portrait fait de lui le portrait d’un héros juvénile qui, après l’effroi de l’effrayant serpent, touché par la grâce, déploie le rêve d’amour d’une voix presque angélique, poétique, extatique, d’une légèreté pourtant incarnée, semblant se chanter à lui-même, s’enchanter, nous enchantant.

         Seul bémol à cette homogène distribution, la Pamina de la toute jeune Ruth Williams. Adorable dans les dialogues, si elle semble une jeune, fraîche et fragile fleur éclose à peine issue du bouquet des Trois enfants, innocente héroïne de conte de fées, sa gracieuse voix pure, sans vibrato, dans son air suicidaire manque sans doute trop de chair pour faire vibrer la nôtre. Sans mésestimer la douleur des enfants et des adolescents, malheureusement si souvent tentés ou atteints par le suicide, cette voix y paraît trop enfantine. Mais il est vrai que ce très beau disque rend la Flûte à l’enfant Mozart.

 

Orkester Nord

Direction musicale : Martin Wåhlberg


Tamino : Angelo Pollak

Pamina : Ruth Williams

Papageno : Manuel Walser

Papagena : Solveig Bergersen

Sarastro : Bastian Kohl

Monostatos : Olivier Trommenschlager

La Reine de la Nuit : Pauline Texier :

Première Dame : Julie Gossot

Deuxième Dame : Natalie Pérez

Troisième Dame : Aliénor Felix

Sprecher, Premier Prêtre, Premier Homme d’Arme : Eric Ander 

Deuxième Prêtre : Kristoffer Emil Appel

Deuxième Homme d’Arme, Troisième Prêtre : Filip Eshetu Steinland

Trois garçons : Felix Hofbauer, Ludwig Meier-Meitinger, Benedikt Eberl

Vox Nidrosiensis

mardi, mars 04, 2025


L’ORFEO

Livret d’Alessandro Striggio, musique de Claudio Monteverdi

(Mantoue, 1607)

 Création à l’ Opéra de Marseille,

2 mars 2025

SOUS LE SIGNE D’ORPHÉE, LE BAROQUE

Cet Orfeo sera à coup sûr l’une des plus belles signatures du Festival marseillais de Mars en Baroque en cette insigne année où notre Opéra signe et fête ses cent ans, y présentant ce que l‘on considère comme le premier vrai opéra (appellation tardive) de l’histoire de la musique, que le librettiste et le compositeur dénominent « Fabula in musica ». C’en est la création sur cette scène.

Poésie et musique : harmonie conflictuelle

La musique fut toujours singulière et plurielle, exécutée par un soliste pour une collectivité y participant ou non. Jusqu’à ce que l’imprimerie sépare bien tard le texte de la musique, la poésie était chantée, accompagnée d’un instrument, la lyre en particulier pour les Grecs : nous leur devons ainsi cet emblème du lyrisme, personnifié par Orphée, mythologique poète chanteur qui attendrissait les pierres et les bêtes par la beauté de son chant, et même les Enfers en y voulant en vain arracher Eurydice. Fils du roi de Thrace et de la nymphe Calliope, l’une des neuf Muses, Orphée est promu par sa légendaire musique au rang de demi-dieu, fils d’Apollon citharède, chef des Muses, comme dans le livret, le dieu étant lui-même poète et chanteur s’accompagnant d’une cithare. Il métamorphosera son fils désespéré de la perte d’Eurydice en constellation de la Lyre.

Même les épopées, comme les tragédies, étaient en partie chantées et récitées, comme le Romancero espagnol qui en garde encore un trésor de strophes. De la sorte, quand il y avait narration, récit, le chant pouvait nuire à la compréhension du texte, appelant la répréhension de l’Église quand il s’agissait de textes religieux canoniques rendus incompréhensibles par l’extatique efflorescence vocale d’un chant virtuose fait d’entrecroisements de lignes vocales savantes et d’entrées décalées des voix sur le même texte de la sorte brouillé. Une bulle du pape Jean XXII la condamne déjà en 1322 :

         « Certains disciples d’une nouvelle école, mettant toute leur attention à mesurer les temps, s’appliquent par des notes nouvelles à exprimer des airs qui ne sont qu’à eux. Ils coupent les mélodies, les efféminent par le déchant, les fourrent quelquefois de triples et de motets vulgaires, en sorte qu’ils vont souvent jusqu’à dédaigner les principes fondamentaux de l’Antiphonaire et du Graduel, ignorant le fonds même sur lequel ils bâtissent, ne discernant pas les tons, les confondant même, faute de les connaître. Ils courent et ne font jamais de repos, enivrent les oreilles, et ne guérissent point les âmes. »

Le Concile de Trente (1545-1563) qui lance la Contre-Réforme catholique, face aux vives critiques des protestants qui en dénoncent la sensualité, réprouve aussi les excès de la polyphonie de la musique religieuse confiant à Palestrina une simplification. De leur côté, des artistes et érudits du salon du Comte Bardi, à Florence, à la fin du XVIe siècle, travaillent, discutent et se disputent sur cette parole intelligible d’un nouveau théâtre musical, sur la nécessité de coller aux paroles que l'on doit parfaitement comprendre afin de suivre aisément l'action.

C’est donc un conflit musique/parole ancien qui, en ce siècle baroque qui commence, siècle du théâtre, donne le primat au texte, prima la parola, dopo la musica : la parole d’abord, la musique après. Rappelons que cette querelle esthétique, constante jusqu’au XXe siècle, fait le thème d’un opéra de Richard Strauss, Capriccio, (Munich en 1942) inspiré de Prima la musica e poi le parole, ‘la musique d’abord, les paroles ensuite’ de Salieri. C’était déjà la querelle en France entre gluckistes et piccinnistes au XVIIIe siècle entre les partisans de l’Italien Piccini, au chant orné, et les tenants de Gluck donnant le primat au texte.

À cheval entre XVIe et XVIIe siècles, sans abandonner totalement la prima prattica de la polyphonie ancienne, Monteverdi entre dans la monodie nouvelle du nouveau style florentin, dont Peri, Caccini et d’autres compositeurs revendiquent, avec de vives polémiques, l’invention[1], donnant lieu à une floraison vertigineuse de créations de théâtre en musique, une musica rappresentativa, une ‘musique théâtrale (dramma per musica), à sujet mythologique, dans une monodie appelée favellare en armonia, recitar col canto, ‘parler en chantant’, une parole ponctuée d’un accompagnement simplifié pour ne pas la brouiller. Tous ont conscience d’avoir inventé un genre nouveau et s'en réclament férocement les auteurs. On connaît la course de vitesse entre Peri et Caccini pour faire représenter leur Euridice sur le même livret de Rinuccini, le premier réussissant sa représentation le 6 octobre 1600 à l'occasion du mariage d'Henri IV et de Marie de Médicis, Caccini  la sienne deux ans plus tard mais après avoir édité sa propre partition en septembre 1600, suivie en 1601 de ses fondamentales Nove musiche, 'Nouvelles musiques', réaffirmant  et ajoutant dans son traité de 1614  et "nouvelle manière de l'écrire" dont il fut le premier. Mais c’est Monteverdi qui illustrera de façon éclatante ce genre nouveau, encore hybride avec son Orfeo de 1607.

Nouveau "dramma per musica"

Notons que, dès les années 40 du siècle, on se lasse du tedio del recitativo, de ‘l’ennui du récitatif’ continu qu’on parsème alors de "mezz'arie" moitié d’airs, ouvrant le pas à l’opéra vénitien puis napolitain, inspirés souvent du théâtre espagnol.

La comedia espagnole, qui se joue en langue originale non seulement dans le vaste Royaume de Naples-Sicile et dans le Milanais espagnol, devient une inépuisable source de livrets. La théorie du théâtre nouveau de Lope de Vega (1609) et sa prolifique production nourrissent les cénacles littéraires de Florence et les auteurs de livrets qui y puisent sujet, scènes ou pièce entière, se proclamant, comme argument de vente dans un « dramma per musica » désormais presque à l’échelle industrielle comme à Venise, « œuvre à l’espagnole », c’est-à-dire, avec mélange de genres, rire et drame, et peu à peu libéré d’argument traditionnellement mythologique, prétexte à pièces à machines onéreuses, avec , sauf dans les cours princières, progressive disparition des chœurs par économie pour désormais un théâtre public payant. Le librettiste de l’Incoronazione di Poppea de Monteverdi Busenello, se proclamait lui-même « lo spagnuolo », ‘l’Espagnol’. Quant à Cavalli ses deux grands succès européens, Il Giasone et Xerse, dont Händel rependra le sujet, sont tirés de pièces de Lope de Vega et Calderón.

MOI, JE SUIS LA MUSIQUE…

Cependant, si l’Orfeo est effectivement sur deux versants musicaux, c’est bien le livret de Striggio qui formule d’entrée l’esthétique baroque des affects avec le premier personnage, la Musique, Euterpe en grec. Venue de son Permesse, montagne où les Muses allaient se baigner, passé le couplet d’envoi de politesse aux nobles princes présents, elle chante ses pouvoirs sur les passions humaines :

Io la Musica son, ch'ai dolci accenti
        Sò far tranquillo ogni turbato core,
        Et hor di nobil ira, et hor d'Amore
        Poss'infiammar le più gelate menti.

Moi, je suis la Musique et, de mes doux accents,

Je peux tranquilliser le trouble de tout cœur

Ou de noble colère ou bien d’amour,

Je peux enflammer les plus glacés tempéraments.

MISE EN ESPACE ET INTERPRÉTATION

La scène de notre Opéra semble trop vaste espace même pour une simple mise en espace du plateau grignoté à jardin par les cordes violons, luth, harpe, chitarrone, clavecin et, à cour, par les vents, trombones, cornets, l’orgue régale et un autre théorbe dont le mât émerge de la masse, sa coque oblongue de navire parfois caressée par le rayon cuivré délivré par la coulisse mouvante d'une sacqueboute. Menés par Jean-Marc Aymes debout devant son clavecin, seize instrumentistes en deux blocs contrastés, conjurés ou conjugués, avec un avantage sonore inévitable pour l’entrée, tambour et trompettes, pour les vents de la fière et fracassante forcément fanfaronnante sonnerie des Gonzague de la cour de Mantoue. Mais la tendre réponse des cordes, devient un motif, qui sans être encore un leitmotiv, reviendra en douce ritournelle jusqu’à la clôture de l’acte, lui donnant une forme close parfaitement achevée.

Certes, dans le volume important de notre Opéra, cette délicate première musique baroque n’est pas de la musique volumineuse qui fuse, impossible à refuser par l’oreille, qui s’impose même à l’excès ; au contraire, c’est une musique qui infuse, diffuse doucement ses charmes, qui invite à aller au-devant d’elle, à la chercher même et à s’en laisser enfin bercer.

Le fond de scène est sombre, noir, éclairé de rougeur pour l’acte des Enfers (qui étaient glacés et brumeux pour les Grecs). Le gros du remarquable chœur de l’Opéra, en vêtement disparates contemporains, bien entré dans cette musique bien sortie de leur répertoire habituel (chef Florent Mayet), assorti musicalement sans hiatus aux « baroqueux » professionnels, semble apparemment une masse assez informe écrasée sur ce fond, mais prend subtilement forme et personnalité quand, s’avançant avec fluidité sur le plateau, un groupe s’en détache et visualise pour nous la souvent imperceptible polyphonie à cinq, à trois, puis deux voix, puis une, le coryphée soliste gardant la ligne de la musique et du texte de l’action qu’il commente. On entend et visualise de la sorte l’architecture interne impeccable de cette musique du premier acte avec les reprises non seulement des ritornelli, des refrains populaires dansants, des thèmes et textes par les chœurs qui donnent le sentiment de sortes de da capo internes mais à l’échelle chorale.

Tous, bergers puis esprits infernaux, Davy CornillotOlivier CoiffetSamuel Namotte et Estelle Defalque, ont une parfaite maîtrise de ce style de chant qui, sur les fins de phrases ou mots importants, se ponctue d’une sorte d’anticipation du trille, une vieille ornementation grégorienne, une note tremblée, non piquée mais arrondie, le quilisma, que —je ne sais plus si Caccini le dit— dans la ligne de chant, éclot comme une « fleur mélodique ».

Gabrielle Varbetian est une nymphe bien séduisante. En élégante robe rouge, Lise Viricel a tout d’une belle et gracieuse Musica, à la jolie ligne très mélodieuse mais un peu gracile pour un espace excessif. Louise Thomas fait une Eurydice pleine de charme, trop tôt perçue, trop vite perdue. Jolie trouvaille, la scène du mariage et du bandeau liant les époux, qui, sur leurs yeux, anticipe l’interdit du regard imposé plus tard par Pluton à Orphée.

Remplaçant Marie-Christine Kiehr, cofondatrice avec Jean-Marc Aymes de Concerto Soave, malade, sa remplaçante en Messagère, la mezzo Maria Chiara Gallo, a dans le port et la voix toute la douleur et couleur du drame qu’elle apporte au milieu de la fête, la mort d’Eurydice piquée par le serpent. Avec Orfeo, c’est le seul vrai personnage de la fable. Son célèbre récit, discrètement orné, est un modèle parfait de ce recitar col canto dont Caccini et d’autres compositeurs se disputent l’invention. On en oublie toujours la fin : sa peine de la mort de sa compagne et son désespoir sur son sort personnel (‘odieuse à tous, odieuse à moi-même'), les porteurs de messages funestes restant à jamais maudits sinon tués, comme pour exorciser la mauvaise nouvelle.

Au lieu d’être femme, Speranza, l’Espérance, qui décampe aux portes des Enfers, est campée par la voix masculine large, sonore et chaude du contre-ténor belge à nom espagnol, Logan Lopez Gonzalez. C’est lui qui lit en frissonnant devant l’entrée l’écrit fatal repris de l’Enfer de Dante :

« Lasciate ogni speranza, voi qu’entrate » , ‘Abandonnez tout espoir, vous qui entrez. »

L’enfer est bien pavé, sinon de bonne intentions, d’excellents chanteurs aussi. Charon, Caronte, c’est la basse Jean-Manuel Candenot, mais peut-être déjà trop séduit par le chant d’Orfeo pour être très effrayant, la compassion l’emportant sur la mission d’inflexible nocher du fleuve Styx interdisant sa barque au « chanteur désespéré ». Mais, dans le Royaume des Ombres règne un couple infernal divin : l’élégante Proserpine de Julie Vercauteren, voix soyeuse, sensuelle, large, et l’on comprend que son Pluton bien assorti d’époux, Alexandre Baldo, chaleureusement caverneux à souhait, ne lui refuse pas sa requête de rendre Eurydice au bouleversant chanteur, à l’interdit près du regard fatal. Couple heureux, amoureux, ayant surmonté l’épreuve du rapt de Proserpine, déesse de la belle saison par Pluton qui l’amène aux Enfers, mais cédant et concédant aux prières de sa belle-mère éplorées, Cerès, de lui rendre sa fille six mois par an, ce qui explique notre alternance de belles et mauvaises saisons.

En Apollon citharède, qui va transcender son fils Orphée en constellation de la Lyre pour le consoler, Imanol Iraola fait puissamment rayonner vocalement le personnage plus que la personne, bien dépassé par un fils trop grand. Et quand on dit grand dans le rôle d’Orfeo, pour l’émouvant baryton Romain Bockler, c’est que les mots nous manquent.   Sa prière, son ardente supplique désespérée à Charon, « Possente spirto, e formidabil nume », ‘Puissant esprit et dieu terrible’, est une page impressionnante qui, à elle seule, pourrait être un condensé de toute la rhétorique déjà baroque de cette époque. Dans cette tirade d'une redoutable longueur, Romain Bockler déploie une voix longue, sonore, souple ; il la plie sans apparent effort qui suppose un long travail de longue haleine, de souffle, d’intériorisation de toute cette virtuose et vertigineuse orfèvrerie vocale ancienne, pour nous l’extérioriser, nous l’offrir toute neuve, comme jaillie à l’instant de sa source, de sa création.

Oui, création, sans grand faste scénique, ce fut une fastueuse création que le public, muet durant tout le spectacle, frappé sans doute par la nouveauté, salua soudain, par une explosion libératrice d’applaudissements.

 

Orfeo, fabula in musica 

Alesssandro Striggio, Claudio Monteverdi

Création à l’Opéra de Marseille
Co-production Concerto Soave / Opéra de Marseille
Concerto Soave : 16 instrumentistes
Direction : Jean-Marc AYMES

Mise en espace : Jimmy BOURY

Régisseur de production : Jacques LE ROY

Orfeo : Romain BOCKLER

Messaggiera : Maria Chiara Gallo

Euridice : Louise THOMAS

Proserpina : Julie VERCAUTEREN

Plutone : Alexandre BALDO

Caronte : Jean-Manuel CANDENOT

Apollo : Imanol IRAOLA

Musica : Lise VIRICEL

Ninfa : Gabrielle VARBETIAN

Speranza : Logan LOPEZ GONZALES

Pastore / Spirito Davy CORNILLOT, Olivier COIFFET ; Samuel NAMOTTE 

Pastore : Estelle DEFALQUE

Chœur de l'Opéra de Marseille

Chef de Chœur : Florent MAYET

Pianistes : Astrid MARC et Fabienne DI LANDRO

 

Photos Christian Dresse

1 . Mariage d'Orfeo et Euridice ;  

2. Arrivée de la funeste Messagiera ;`

3. Déploration des bergers ;

4. Le devin couple infernal Proserpina et Pluton ;

5. Eurydice perdue : celui qui a vaincu l'Enfer ne s'est pas vaincu lui-même.

 

 

 



[1] Je renvoie à mon livre D’un Temps d‘incertitude, Sulliver, 2008, en particulier le chap. III, Nouveau : moderne ; manifestes de la nouveauté.


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