THE TELEPHONE
AMELIA GOES TO THE BAL
Deux opéras en un
acte de
GIAN CARLO MENOTTI
OPÉRA DE TOULON,
28 avril 2019
Le fil de la communication
Le téléphone, merveille
technique pour communiquer, instrument cruel de l’incommunication. Jean
Cocteau, en 1930, en avait fait le sujet de La
Voix humaine dont Poulenc fera une « tragédie lyrique », 1959. Drame de la rupture amoureuse par téléphone
lâchement interposé, non face à face, voix à voix, angoissant faux dialogue, en
réalité monologue, l’interlocuteur restant invisible sinon sourd à la femme qu’il
abandonne, désespérément accrochée à ce fil qui la retient encore à l’amant qui
la quitte pour convoler on ne sait si en justes ou injustes noces bourgeoises,
elle, sans doute déjà marginale amante, restant définitivement à la marge et
seule. La femme passe vocalement et violemment parfois par toute la gamme des
émotions humaines, sans doute non pour essayer d’empêcher l’inéluctable, mais
pour tenter de retenir encore un peu de la voix, par la voix, de l’absent
obsédant, si présent. Le fil, parfois coupé par les aléas techniques de
l’époque, opératrice intermédiaire, ajoute au pathétique de la communication
finale.
Pratiquement dix ans
avant, en 1947, Gian Carlo Menotti (1911-2007), compositeur italien formé aux
USA où il s’installe en 1928, écrit un opéra en un acte pour un couple The telephone or l’Amour à trois, titre
complet parlant (il le faut bien in the
phone !), œuvre pleine d’humour où, comme un intrus indiscret, le téléphone,
le beau téléphone de style ostensiblement hollywoodien, « monstre à deux
têtes », n’est plus le miraculeux instrument à communiquer mais à empêcher
toute communication. Comme l’Alceste du Misanthrope
venu parler d’urgence à son amante Célimène, conversation toujours contrariée
par la frivolité bavarde de la mondaine et de ses visiteurs, lui proposant à la
fin une demande en mariage rebutée, Ben
qui tient à dire quelque chose d’important à Lucy avant de partir en voyage, en
sera pour ses frais téléphoniques après son départ, la demandant en mariage par
téléphone, la belle ne semblant prêter l’oreille, sans arrêt, qu’à ce qu’on lui
dit par téléphone, qui ne cesse de sonner et elle, de rappeler ses
interlocuteurs : le fil du téléphone coupe toujours le sifflet du garçon, l’instrument
de la communication empêche la parole, l’utile est parasité par le futile.
On se demandait comment Sylvie Laligne, qui signe la mise en
scène, allait se tirer, aujourd’hui, de cette pièce, de ce piège apparemment
d’hier dont elle nous montre, avec une inventivité humoristique, qu’il est
totalement, et totalitairement, d’aujourd’hui. Nous vivons un temps où trop
d’information tue l’information et trop de communication l’empêche absolument,
un monde si sonorisé outrancièrement qu’il empêche le murmure : sans même
en appeler aux boîtes où l’abus de décibels rend impossible la conversation, j’en
attesterai le moindre restaurant à musique excessive où le bruit fait
l’économie de la parole, et j’irais même jusqu’à dire que sans doute des
couples le choisissent-ils, sciemment ou non, parce qu’ils n’ont rien ou plus
rien à se dire. Sauf au couple de téléphones qui trône, face à face, sur la
table à côté de l’assiette, plus compulsivement consulté souvent que le vivant
vis-à-vis symétrique : le mobile, le portable est devenu, pratiquement,
une prothèse de la main, d’une inhumaine humanité « avancée ».
Oublions les années
40 : un rideau de scène avec un gratte-ciel vertigineux dit le vertige de
la modernité de notre époque. Rideau levé sur une chambre en désordre pour jeune
couple d’aujourd’hui, escalier métallique, agrès (ou balançoire ?), vélo, haltères
au sol, un tableau, un maillot de foot numéroté, au-dessus d’un lit aux draps
froissés : Lucy s’ébroue, farfouille, se débarrasse de sous-vêtements
reliques d’une nuit d’amour, avec un compagnon qu’on voit sortir de la douche, svelte
et musclé, drap de bain autour des reins, exprimant son désir d’une parole
importante avant son départ imminent en train. Parole coupée avant que d’être
formulée : le téléphone sonne. Portable, naturellement. Lucy, intarissable,
fébrile, volubile, caquète, cocotte de jolis aigus. Non seulement le téléphone
mais, par Skype, l’ordinateur affiche la colère d’un ami. Drame qu’elle se doit
de communiquer à l’amie de l’ami. Le jeune homme, frustré de sa parole,
patiente en faisant des pompes, cultivant ses biceps avec les haltères : à
l’évidence, sportif.
Symétriquement, le
téléphone parallèle et muet du garçon affiche, pour nous, sur écran géant, un
texto : il est sélectionné par un coach pour faire partie d’une grande
équipe tandis que l’autre écran, de la télé, déroule un match de foot. Joie
qu’il peut à peine communiquer, entre deux communications de sa compagne, la
tête ailleurs, toute à ses bavardages. À l’anonyme social qu’est Ben dans le
texte de Menotti, Sylvie Laligne,
donne l’identité d’un grand sportif en devenir. On ne sait trop qui est Lucy, mutine
blonde à petit chignon de la nuit, tenue négligée d’appartement, le jeune et
joli couple est de la jeunesse d’aujourd’hui par leur tenue sportwear. La musique, joyeuse,
goguenarde, de Menotti coule comme le flux rapide de son propre texte, parfois
en une sorte de récitatif ou amorces d’airs pleins d’expressivité
juvénile. Beau couple juvénile assorti
en voix et physique. Le timbre frais et lumineux de Micaela Oeste sonne d’un joli
vibrato agréable, on dira de sonnerie de téléphone et Guillaume Andrieux, crédible sportif, lui donne
la mâle réplique d’un baryton chaud, égal : un régal.
C’est en italien, cependant,
que dix ans plus tôt, Menotti avait écrit son opéra, Amelia al ballo, en un acte, d’abord devenu en
anglais, Amelia goes to the bal, un
succès jamais démenti. C’est un vaudeville à la française, ménage à trois non
plus à cause du téléphone en tiers, mais de l’amant. Si cette œuvre n’a pas à
être modernisée comme la première, Sylvie
Laligne réussit brillamment à enchaîner les deux. Avec du monde autour
d’eux, mais des années après, c’est le même couple, non plus en tête à tête,
mais dans le tête à queue d’un ménage déjà usé par la routine, qui dérape et
capote, malgré ou à cause du troisième larron, l’amant, supposé
traditionnellement aider à porter le poids trop lourd pour deux des fers du
mariage.
Pendant une ouverture très dense, d’un
dynamisme de carrière américaine fulgurante, menée à train d’enfer par la
baguette de Jurjen Hempel, un
tourbillon de presse people mondiale à donner le vertige, effeuille les succès du sportif, son mariage
: Ben, aurait réussi, conquis son statut de célèbre sportif, richissime, marié
à une Lucy rebaptisée Amelia, empruntant le prénom par amour à sa mère morte,
couple devenu icône mondiale dont les amours, les désamours, la rupture, la
réconciliation, les enfants, font pleurer ou rêver dans les chaumières et les
gratte-ciels. Ce n’est plus la chambre appartement fourre-tout des deux jeunes
gens débutant dans la vie, mais vie et appartement de rêve dans un décor
ultra-moderne, encore conçu habilement par Jeanne Artous et Cassandra Bizzini, à grande
débauche peu écologique d’électricité, bien américaine, les éclairages externes
de Patrick Méeüs dans un bleu de nocturne intérieur des plus élégants
avec une rampe de lumières, peignant des situations dramatiques avec
expressivité. Le changement de statut social des personnages est donné aussi
par les beaux costumes (Giovanna Fiorentini), celui de l’élégante amie de la maitresse de maison, Marie Kalinine, dont nous
n’entendrons pratiquement pas le beau mezzo dans ce rôle décoratif, et celui
d’Amelia qu’elle essaie impatiemment avec une modiste, le mari en smoking bleu marine aussi, papillon
non encore noué autour du cou avant de partir pour ce bal, début de la saison
où il faut se montrer pour faire briller sa célébrité en la frottant à celle
des autres.
L’héroïne, impatiente de partir, trépigne
des discussions dilatoires de son mari soupçonneux. Plus frivole, fofolle et
batifole que jamais, sous couvert d’Amelia, on reconnaît bien Lucy : c’est
la même futilité fragile et juvénile du Téléphone
qui lie subtilement les deux œuvres disparates par l’intelligence unitive de
cette mise en scène. Ben a réussi plus sa carrière que son mariage, le sport en
plein air nuit au sport de nuit en chambre, les deux ne faisant pas
forcément bon ménage et le repos du guerrier n’est pas celui du sportif. De
guerre lasse, face aux questions de son mari qui empêchent (autre empêchement non
téléphoné) son départ pour le bal, Amelia lâche lâchement le nom de son amant.
Logique vaudevillesque de la suite mais l’amant
que le mari cherche en haut est en bas, descendu, en costume nocturne de
cosmonaute ou de commando, y allant d’un air de ténor très lyrique, très
puccinien, chantant non le cosmos scientifique mais le plus poétique des cieux,
que débite avec vaillance et verve Christophe Poncet de Solages. On comprend l’utilité des placards répondant
ici aux armoires du vaudeville qui se ferment et s’ouvrent, cachant amant, mari
dans un virtuose jeu de chat et souris digne des premiers films comiques ou des
dessins animés. Jusqu’à ce que, à force de se menacer de mort, les deux hommes
tombent pacifiquement, sinon dans les bras l’un de l’autre, dans un canapé, jusqu’à
ce que, Amelia, exaspérée de rater son bal, ne rate pas son mari d’un coup, le laissant
pour mort, accusant cyniquement, face à la foule et la police rameutée à la
Rossini par le vacarme concertant, son amant et partant soulagée au bal au bras
du Commissaire, la superbe basse de Thomas Dear, la belle écervelée
s’offrant la luxe de trois tessitures d’hommes. On rit beaucoup, sans trop
comprendre l’invasion d’invités morts vivants mais bien costumés et chantants.
On s’étonne que Gian Carlo Menotti,
homme complet de théâtre, librettiste pour d’autres illustres musiciens, auteur
de ses propres textes qu’il met en musique avec un sens admirable de la parole
scénique, les mettant en scène lui-même comme on l’a vu souvent à Marseille qu’il
affectionnait pour son accueil, avec quelque vingt-six œuvres lyriques à son
actif dont plusieurs chefs-d’œuvre (The
consul, The saint of Bleeker street,
Maria Golovin, The Medium, etc) soit boudé par les scènes françaises. On boudera d’autant
moins notre plaisir que l’on doit au goût
et à la curiosité de Claude Henri-Bonnet
et à sa subtile programmation.
Opéra
de Toulon
Le téléphone / Amélia va au bal
26
et 28 avril
Direction
musicale : Jurjen Hempel
Mise en scène : Sylvie Laligne
Décors : Jeanne Artous - Cassandra Bizzini, Benjamin Grange & Joana Henni sous la coordination de Tommy Laszlo. Costumes : Giovanna Fiorentini. Lumieères : Patrick Méeüs
Mise en scène : Sylvie Laligne
Décors : Jeanne Artous - Cassandra Bizzini, Benjamin Grange & Joana Henni sous la coordination de Tommy Laszlo. Costumes : Giovanna Fiorentini. Lumieères : Patrick Méeüs
The Telephone
Lucy : Micaëla Oeste. Ben : Guillaume Andrieux
Amelia goes to the Bal
Amelia : Micaëla Oeste. L’amie : Marie Kalinine
Le mari : Guillaume Andrieux. L’amant : Christophe Poncet de Solages. Le
commissaire : Thomas Dear
Orchestre et Chœur de l’Opéra de Toulon
Production : Opéra Théâtre de Metz Métropole
Photos : Frédéric Stéphan.
1. L'art de commuiniquer d'un couple d'aujourd'hui ;
2. Amélie veut le bal, le mari, le nom de l'amant ;
3. Qui tuera qui?
4. Mari plus mort que vivant et mmorts vivants ;
5. Éliminés mari et amant, Amelia va au bal. Avec le commissaire.
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