Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.

L'auteur

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Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

dimanche, septembre 22, 2019

ROUGE CŒUR : EL TANGO


Christelle ABINASR, piano,  
El tango
Le Rouge Belle-de-mai
47, rue Fortuné Jourdan, 
13003 Marseille, 04 91 07 00 87, 
parking gratuit Place Cadenat
Ouverture à 19h30 – Restauration 8€/10€
Concert à 21h – PAF 10
 DANSEURS BIENVENUS!


Astor Piazzola. La musique de Buenos Aires

par Christelle Abinasr, piano,

Disques Fy et du Solstice.



On peut le déplorer ou s’en réjouir : les commémorations, les anniversaires sont parfois une manière de se racheter par une mémoire vaguement honteuse retrouvée d’un oubli ingrat d’un artiste ignoré ou sous-estimé au présent.  Ainsi, le vingtième anniversaire de la mort du compositeur argentin Astor Piazzolla (1921-1992) donna lieu à des célébrations élogieuses qu’il n’avait pas forcément connues de son vivant, du moins pour une grande partie de son œuvre.

Fort heureusement, un certain nombre de disques et de concerts attirèrent sur lui une autre écoute, une approche nouvelle de son œuvre, dépassant le cantonnement folklorique auquel on le tenait de compositeur de tangos ou de virtuose du pittoresque bandonéon. Signe parlant : dans des concerts, des disques, on l’a couplé, mis en regard avec d’autres compositeurs, même Monteverdi, lui cherchant des patronages, les impératifs commerciaux primant toujours les artistiques,  estimant sans doute qu’il ne suffisait pas, à lui seul, à assurer le succès d’un programme, d’un disque.

En voici enfin un, label Disques Fy et du Solstice, intitulé Astor Piazzola, même s’il prend la caution, ou précaution, du sous-titre aguicheur de La musique de Buenos Aires, entièrement dévolu, voué, dévoué à Piazzola, rendu à sa seule musique, sans autre alibi, et en dehors de toute commémoration opportuniste. Il est signé par la pianiste Christelle Abinasr. Elle enseigne dans notre Conservatoire à Rayonnement Régional, mène parallèlement une belle carrière de soliste et de chambriste et s’est produite dans des lieux prestigieux, et nous avons pu l’entendre au Gymnase et à l’Opéra. On peut trouver d’autres éléments biographiques et discographiques dans le site qui lui est consacré sur internet.

D’origine libanaise, établie à Marseille, elle est Bordelaise : racine méditerranéenne multiculturelle, transplantée dans deux villes ouvertes sur les horizons lointains, sur la mer et l’océan, sur une diversité qui rend toute naturelle, peut-être, l’assimilation d’une musique qui, même si elle appartient à tous, pourrait, par son style, sembler exotique, lointaine. Mais, justement, Piazzola, Argentin d’origine italienne, d’une famille émigrée dans ce lointain Buenos Aires des migrants, a en lui cette âme d’éternel exilé mais qui a fait de la musique et de la ville d’accueil où il est né, sa patrie : dans un pays d’émigrés où les cultures diverses se fondent en une, c’est sans doute en venant d’ailleurs à l’origine qu’on en dit plus, plus profondément, sur l’identité, universelle, à partir d’un lieu particulier.

C’est, au-delà des analyses musicologiques précises et savantes de la belle introduction de Lionel Pons, qu’on lira avec profit, ce qui me frappe, me touche le plus dans ce disque. Il sert, en effet, un compositeur, mais disserte avec sensibilité, avec douceur, nostalgie, l’air de rien, sur un air, celui de Buenos Aires, qui veut dire, les ‘Bons Airs’ en espagnol. C’est l’expression d’une âme, d’un compositeur, d’un pays, d’une ville : un éternel exil, dirais-je dans lequel nous pouvons nous reconnaître, gens d’ici et d’ailleurs.

Quelques simples mesures du fameux Libertango, suffisent à donner la mesure je ne dis pas de l’identité, mot suspect aujourd’hui, mais de l’identification de Christelle Abinasr avec cette musique de la fièvre, de la nostalgie, pressée d’une certaine angoisse et l’on peut écouter la plage 1.



         De Piazzolla, on sait en général qu’il a révolutionné, non sans polémiques, le tango moderne dont il a voulu donner une épure, le libérant des contraintes de la danse, le libérant : Libertango, donc. Mais, compositeur classique également, il lui a donné de plus la dignité de ce qu’on appelle la grande musique, du moins dans des recherches harmoniques audacieuses propres de la musique savante de son temps, de Stravinsky à Bartok en passant par le jazz mais avec Bach en arrière fond comme dans les Bachianas du Brésilien Villalobos.

         À huit ans, son père italien lui offre un bandonéon, ce petit accordéon emblématique du tango. Astor s’intéresse alors au tango, se met à en composer se mêle aux plus grands orchestres de Buenos Aires. Parallèlement, c’est la musique classique qu’il cultive et prend des cours avec l’un des plus grands compositeurs argentins de son temps, Alberto Ginastera qui a su faire une synthèse, dans la tradition hispanique, de musique savante et populaire.

Lauréat d’un prix de composition, avec une bourse, le voilà à Paris, chez la fameuse Nadia Boulanger, qui a pour élèves nombre de compositeurs qui vont devenir célèbres. Elle le pousse à approfondir ses racines musicales culturelles, dont le tango : cette musique va devenir une source profonde d’inspiration. Le premier de ses Trois préludes pour piano, Leijia’s game, « Tango prélude »est déjà un tango, un piano, déjà libérés du tango rituel (plage 8).

         De retour à Buenos Aires en 1953, il fonde un orchestre à cordes, un octuor et un quintette, Quinteto tango nuevo. Les traditionalistes reprochent violemment à Piazzolla de défigurer le tango. Il intègre dans l’accompagnement, outre le traditionnel bandonéon, le violon, le piano, la contrebasse, la guitare électrique. Il met, en musique de tango, des poèmes du grand écrivain Jorge Luis Borges, qui ne ravissent pas pour autant l’écrivain, auteur essentiellement intellectuel mais se piquant de populisme dans ses poèmes. Cependant, Horacio Ferrer, librettiste de son opérette María de Buenos Aires (1970), lui offre le texte de deux tangos devenus aujourd’hui des classiques : Balada para un loco, ‘Ballade pour un fou’ et Chiquilín de Bachín.

On sera touché de l’hommage ému à son père mort, Adiós Nonino, ‘Adieu Pappy’ de la plage 11.



Astor Piazzola, La musique de Buenos Aires par la pianiste Christelle Abinasr, Disques Fy et du Solstice.



IMPRESSIONNANT DUO IMPRESSIONNISTE

  
DUO IMPRESSIONNISTE


Katel Boisneau, harpe celtique ; Matthieu Tomi, basse six cordes

Marseille, Roll'Studio

14 septembre


    Impressionnant, sans vouloir impressionner, sans expressionnisme racoleur, par sa virtuosité souriante, son aisance acrobatique des doigts, ce duo de cordes pincées, jamais pincé ni guindé dans sa directe familiarité et proximité dans le nid rocailleux mais douillet du Roll'Studio.


         Le Panier

Car c’est aussi cela Marseille, en dehors des grandes institutions musicales : presque secrets mais connus d’initiés amoureux, des lieux discrets mais généreusement accueillants aux musiciens, chanteurs, artistes, leur offrant un lieu, une scène, un public pour s’y produire.

 Ici, c’est dans le plein cœur, à tout cœur, du vieux Marseille, il faudrait dire Massalia, même Phocée, l’antique cité sur la colline du Panier où les Grecs posèrent la première pierre de la ville la plus ancienne de France, que les Romains agrandirent, embellirent, fortifièrent, où la Place des Moulins médiévale annonçait déjà l’avenir de ce qui devaient être les puissantes minoteries du XXe siècle, broyant blé, arachide, coprah, pour les fameuses fabriques de pâtes, biscuits célèbres, huileries, savonneries fameuses, qui fleuraient bon un air non pollué, disparues aujourd’hui avec la désindustrialisation. Le Panier, pas à pas, signe à signe, dans ses ruelles ponctuées de petits ateliers d’artistes, que redécouvrent les touristes, on suit des traces de cet immémorial passé d’où se construisit la puissance d’une ville commerciale aux ambitions de cité république méditerranéenne, qui contraignit tous les souverains de France à signer des Capitulations respectant ses droits, jusqu’au jour fatal où Louis XIV, pour châtier la rebelle, y pénétra non par la porte monumentale mais, en conquérant, par une brèche faite symboliquement exprès dans sa muraille, en bas du Panier, où se trouve le Mucem, faisant pointer tous les canons des forteresses des hauteurs, non vers l’extérieur défensif, mais sur l’indomptable ville elle-même.


Roll'Studio

Ancien portail dont les deux lourds battants de bois sont adoucis d’un bleu lavande sur une porte dont les ferronneries végétalisées sont plus festives que défensives. Petit couloir, petit comptoir de bar, quelques petites marches, un creux, une cave, un caveau en voûte en opus incertum, héritage romain, ces pierres, ces moellons gris presque moelleusement sertis au hasard, comme des grumeaux, dans un mortier presque jaune d’œuf : oui, un nid, avec cet étrange oiseau doré posé sur un pied, la harpe, déployant une aile immobile striée de l’or aérien de ses cordes. En face, aile sagement repliée d’un envol retenu, un piano ; entre les deux, alanguies sur une chaise, les courbes rebondies, voluptueusement féminines, de la guitare basse et une autre, semblant traîner comme par hasard, telle une odalisque orientale, à même le tapis du sol. Un canapé, des banquettes, des chaises pour les spectateurs.


Ce lieu modeste au creux de cette étroite rue des Muettes affiche pourtant de larges ambitions parlantes, éloquentes : c’est une école de musique. L'association Loi 1901 qui la gère dispense aux enfants et aux adultes, prioritairement du quartier, une initiation et un enseignement musical orientés vers la musique classique, baroque et lyrique, sans oublier le jazz et ses improvisations, avec finalement, comme exercices pratiques exemplaires, ces concerts du samedi sur la scène, ouverte à des musiciens, généralement régionaux avec lesquels on peut amicalement discuter ensuite autour d’un verre et d’une portion de pizza. La musique, de tous, à portée de tous.

Duo impressionniste

On ne demandera pas, aux duettistes, le pourquoi de ce nom, puisqu’ils se refusent d’expliciter quoi que ce soit de leur musique, composée presque toujours à deux, qui, il est vrai, parle toujours d’elle-même sans besoin de discours (surtout rue des Muettes !) faite des impressions, physiques, donc, mentales, des images qu’elle suscite, éveille ou réveille en nous. Ils nous souffleront, malgré tout, les circonstances, les titres, condensés d’expériences de rencontres, autant d’approches qui auréolent de vécu intense leurs morceaux.

Elle, Katell Boisneau, Bretonne, semble être née avec la harpe celtique dans son berceau, paternelle sinon maternelle. Initiée par son père, elle approfondit aussi au Conservatoire de Nantes la version classique de l’instrument, dont elle nous dit, en passant, la différence : pas de pédales pour la harpe celtique pour les demi-tons, mais un ingénieux et complexe système de « palettes », de « taquets », fixés sur le galbe supérieur de l’instrument pour chaque corde. D’où la dextérité supplémentaire, la prestesse, la prestidigitation de ces doigts de fée dont l’agilité est telle que l’on perçoit à peine la touche. Originale artiste au parcours des plus singuliers : harpiste et danseuse-acrobate passée en Afrique, apprentie au Circus Baobab de Guinée, puis formée et confirmée dans des écoles françaisses de cirque. Initiée à la kora, cette harpe-luth mandingue, elle se produit en duo avec Toumani Diabaté au Carrousel du Louvre, participe à diverses créations avec divers ensembles, dont le groupe Accord de Cordes et la Compagnie Mauvais Cotons. Lauréate du Prix Envie d’Agir, elle crée un duo de harpe, kora et mât chinois avec Kandia Kouyaté à Conakry, retrouvant en 2009, son ami Abdoulaye Kouyaté pour fonder Lá Y Ká.


Son partenaire, complice compagnon compositeur, Matthieu Tomi, d’origine corse, passe en trombe au département de musicologie de l’Université d’Aix-en-Provence, en coup de vent  au Conservatoire dans la classe du fameux Jean-François Bonnel, multi primé. Plus que de théorie, il s’enrichit parallèlement d’expériences scéniques avec divers groupes de jazz, de blues sur les scènes régionales et des festivals en Corse, tourne de 2005 à 2013 avec Watcha Clan, un groupe Wolrd Electro. Il joue actuellement avec Nasser Ben Dadoo, Bluesman, avec lequel il prépare un album. Ses compositions sont nourries, de rencontres, de lectures, d’une atmosphère familiale insulaire où le chant, naturellement, n’est jamais absent, voix ici encore écho du grand-père sinon du père de deux artistes qui, apparemment, ne crient pas comme Gide : « Familles, je vous hais ! », credo bourgeois que, généralement, seuls des bien nantis peuvent se permettre. 

Il y a un tel climat affectif chez ces deux interprètes que, dans le dialogue naturel qui s’instaure dans l’intimité amicale de cette petite salle, dans la proximité des artistes, j’ai presque du regret de révéler à Matthieu Tomi que le poème Liberté de Paul Éluard, qu’il a mis amoureusement en musique était, au départ, du propre aveu du poète, un poème d’amour nommé Une seule pensée, destiné à sa femme Nusch dont le nom apparaissait comme la révélation attendue du mystère à la fin de la dernière strophe[1]. Il le changea finalement (spontanément selon la légende) par celui de Liberté, dont on sait le succès avec les parachutages par les aviateurs anglais dans la France occupée. Mais qu’importe : le côté incantatoire du simple et sublime poème, qui a inspiré tant de musiciens, dont Poulenc, est là dans la version de Tomi, avec une sorte de basse continue obsessionnelle comme l’anaphore « Sur… » qui scande le poème et cette musique passant de la harpe à la basse est un vrai dialogue amoureux.

Motifs lancés à la harpe, commentés, brodés à la guitare volubile, dès le premier morceau, Sole, (Inti d'abord, qui signifie ‘Soleil’ dans la langue quecha des Incas) il y a tout l’or éclatant de la harpe ombré par l’épaisseur d’argent de la basse. La pièce suivante, Agriate, du nom du désert corse, pose un thème jazzy à la guitare, très rythmé, sombre, ponctué de myriades d’étoiles, de constellations de subtils arpèges, douces vagues rêveuses de la harpe avant que les deux instruments n’échangent leur dynamique, piano et forte, gruppetis de la guitare tels des nuages de mauvais temps sur les ondes plus larges de la harpe. Harpe à l’aigu, allègre, espiègle, et basse très bossa nova, notes entêtées crêtées d’Éclats lumineux avec de légères percussions de doigts sur la caisse ou cordes. Temps arrêté de rêve, sur un bourdonnement de sa guitare, Matthieu Tomi semble se livrer à mi-voix en chantant, en anglais, un souvenir de son grand-père dont la voix, dit-il, l’habite : Suspendu, il pince ses cordes et Katell tisse, aimante fée, sa fine toile arachnéenne de sons atentifs.

On aura quelques standards tendrement revisités, dont une berceuse, un thème langoureux de Tom Jobin, Luiza, avec une élégance savante et populaire. Pour Orso, ‘ours’ en Corse, les deux musiciens invitent dans leur couple le troisième homme, Wim Welker, bien d’ici malgré un nom d’ailleurs, guitariste plié à toutes les musiques et disciplines, par ailleurs enseignant en divers lieux. S’emparant de la seconde guitare, toute en aigus argentins, ce sera un trio acrobatique, un superbe bœuf d’improvisations, compétitions en virtuosités cordiales de cordes accordées jouant le désaccord pour rebondir, revenir ensemble de courses-poursuites haletantes, la harpe devenant une sorte de scat, scandant les vocaleses des guitares. Les trois partageront un Thé à la menthe très brésilien dont nous goûterons avec délectation jusqu’à la dernière goutte et ils nous offriront en bis (tris ?) le bouquet pyrotechnique de la reprise en trio de Suspendu, harpe élargissant ses ondes presque hawaïennes, avec des effets de glissandis comme des enroulements de vagues de surf sur le fracas écumeux des autres cordes.  Des tsunamis comme on peut les aimer.

Impressionnante virtuosité dans la simplicité souriante d’interprètes jeunes dans la proximité d’un lieu qui, sans nulle glaciale distance, nous intègre chaudement, amicalement,  aux musiciens.



Marseille
Roll'Studio
14 septembre
Katel Boisneau, harpe celtique ; Matthieu Tomi, basse six cordes

Roll'Studio (au Panier), 17 rue des Muettes, 13002 Marseille.
tél. : 09 65 30 36 59 ; claire.abram@rollstudio.fr

Le 24 Octobre, le Duo impressionniste assumera la première partie de Nils Petter Molvaer, à  La Petite Halle de La Villette, Paris.

Certains morceaux sont en écoute :

Sur le site de leur compagnie, capture de certains de leur spectacles  harpe, guitare et cirque.

Photos :

1. Duo impressionniste (©Aurélien Le Calvez);
2. Photo Roll’s studio, rue ;
3. Un concert de jazz;
4. Duo impressionniste (©Camille Perrin).



[1] « Je pensais révéler pour conclure le nom de la femme que j’aimais, à qui ce poème était destiné. »,  Paul Éluard, Poésie et Vérité (1942)

mardi, septembre 17, 2019

ENTRE PIERRES, MER ET CIEL LES VOIX ANIMÉES




Nymphes des Bois

Tour royale de Toulon,

23 août 2019       

         Le chant d’Orphée attendrissait les bêtes, faisait pleurer les rocs. Les Voix animées animent les pierres de la Tour Royale, les font chanter.


         Cadre
Fort Balaguer, Tour Royale : les deux forteresses face à face sont comme le fermoir qui enserre, sans fermer complètement, le collier illuminé de l’immense rade de Toulon. Au bout des onduleuses phrases des plages de sable, le point final du Fort : une pointe rocheuse surmontée de la Tour, royale par son origine, démocratique et universelle désormais par la musique, immémoriale par ce chant ancien venu du Moyen-Âge, de la Renaissance, qui s’anime et renaît pour nous par la magie des Voix Animées. Quelle conversion, reconversion sur son bord de mer, par la grâce de la musique pour, je l‘ai écrit, cet apparent château de sable à l’échelle des titans, concrétisé pierre à pierre au fil des siècles, décliné en pacifiques notes aujourd’hui !
Cette Tour royale de Toulon, au bout d’une presqu’île, domine désormais paisiblement la rade, sans canons, tambours ni trompettes autres que ceux des orchestres, en géant débonnaire, dépositaire d’un passé guerrier aujourd’hui heureusement révolu : elle accueille désormais dans son creux, dans sa cour, la paix de la musique. Plantée, ponctuée en relief amical, musical, sur la sérénité du vert tapis du parc à ses pieds : les enfants sortant à peine de la baignade quand on arrive et s’arrime à sa rampe pour contempler, au couchant mouvant, émouvant, comment la mer reflète en soie rose le rougeoiement velouté intense du soleil avant qu’il ne sombre avec faste et s’éteigne, semblant éclairer la mer par en dessous, relais lumineux de l’astre enfui : la polychromie de ciel et mer crépusculaires notent d’avance, en couleurs, la polyphonie colorées des voix.

         On retrouve comme une amie la petite scène adossée au mur, les pupitres pour tenir les tablettes numériques des partitions pour éviter autant en emporte les rages et ravages du vent, très sage ce soir exceptionnel de douceur, de beauté sereine, des rangées de siège de front et, de dos, au-delà des créneaux, la mer : « Entre pierres et mer », tel était le programme, entre terre et ciel, ajouterai-je.  Ces Nymphes des Bois de Josquin des Prés, cœur du programme autour de lui dressé et tressé, pouvaient aussi bien être des nymphes des ondes, de la mer, des Néréides.
Dix ans déjà : autour de Luc Coadou, leur directeur musical, Les Voix Animées, ensemble a cappella, comme un rêve, naviguent leur cycle de concerts de la nef ou du cloître cistercien alvéolé de l’abbaye romane du Thoronet à cet ancien fort attendri de musique, d’un espace clos ou dentelé au ciel ouvert de la Tour. Avec un effectif variable de quatre à huit chanteurs, ce sont les trésors de la grande polyphonie du Moyen-Âge à la Renaissance qui sont restitués avec une rigueur musicologique et musicale exemplaires mais aussi un tel sens, même dans l’obligatoire immobilité des chanteurs, du texte en latin ou ancien français, que cette abstraction géométrique, cette architecture sonore, prend corps, devient sensible et parle, sonne et résonne dans l’oreille et l’âme.

Contexte historique
Cette efflorescence arachnéenne de lignes de voix de plus en plus nombreuses, de plus en plus complexes, de plus en plus virtuoses, qui se croisent, s’entrecroisent, est à la musique ce que les nervures de la croisée d’ogives sont à l’architecture, d’abord simples jusqu’à la multiplication du faisceau vertigineux de courbes et contrecourbes du gothique flamboyant :  l’œil et l’ouïe se répondent. Cette acrobatique jonglerie stylistique est parallèle, contemporaine de l’art artificieusement raffiné des « Grands rhétoriqueurs » qui, par leurs jeux verbaux, l’expérimentation phonique, explosent la rigidité de la langue et en explorent en virtuoses les virtualités vertigineuses, les potentialités limites, dans une poésie sottement décriée par le classicisme et le positivisme. Ambiguës et serties de jeux de mots, les productions verbales de cette poésie sont heureusement réhabilitées à notre époque —déjà attentive à l’inconscient signifiant du langage avec la psychanalyse— par les médiévistes, par des écoles littéraires contemporaines formalistes, attentives au signifiant comme l’Oulipo dont les recherches et les exercices de style y trouvent une anticipation. Architecture, musique muette ; musique, architecture sonore, et poésie rhétorique exacerbée jouant entre son et sens dans ce que j’ai appelé dans mes travaux architexture du texte, dans cette période charnière des Grandes Découvertes, me semblent témoigner d’un égal optimisme, de l’enthousiasme d’une avancée technique, scientifique en somme, d’une époque ivre de découvertes, d’explorations, ciel et terre aux limites reculées, d’un monde enfin décloisonné : la Renaissance en somme.

Cependant, cette pure virtuosité de la polyphonie n’avait pas manqué d’être critiquée bien avant son apogée de la Renaissance. Une bulle du pape Jean XXII la condamne en 1322 :
         « Certains disciples d’une nouvelle école, mettant toute leur attention à mesurer les temps, s’appliquent par des notes nouvelles à exprimer des airs qui ne sont qu’à eux. Ils coupent les mélodies, les efféminent par le déchant, les fourrent quelquefois de triples et de motets vulgaires, en sorte qu’ils vont souvent jusqu’à dédaigner les principes fondamentaux de l’Antiphonaire et du Graduel, ignorant le fonds même sur lequel ils bâtissent, ne discernant pas les tons, les confondant même, faute de les connaître. Ils courent et ne font jamais de repos, enivrent les oreilles, et ne guérissent point les âmes. »
         Cette délectation sonore fera l’objet, avec la Réforme, des vives critiques des luthériens qui dénoncent cette débauche sensuelle de sons qui font perdre le sens religieux. Voulu par Charles Quint qui n’en verra pas le terme, le Concile de Trente (1545-1563), qui lance la contre-offensive contre le protestantisme à la fin du XVIe, la Contre-Réforme, réagit et impose un retour à une musique plus simple, qui donne le primat au texte religieux intelligible, au dogme.
Textes musicaux
         Choisi avec soin dans son programme, le concert débutait avec Intemerata mater, ‘Mère immaculée’, une pièce contrapuntique de Johannes Ockeghem, le maître de cette école foisonnante franco-flamande. S’élevant dans un délicat étagement, la végétation impondérable des voix semblait doucement faire lumineuse ascension de l’ombreuse muraille gagnée par une nuit inverse.

Suivait logiquement, fervent hommage à sa mémoire, le fameux lamento Nymphes des Bois de Josquin des Prés, sur le poème du grand rhétoriqueur Jean Molinet. Dans une parfaite symétrie, la pièce, introduite à l’unisson par le « Requiem æternam », ‘donne le repos éternel’, de la Missa defunctorum, ‘la Messe des morts’, est close par le rituel « Requiescat in pace », ‘Repose en paix’. Dans cet éloge éploré d’Ockeghem, mort cette même année de 1497, Josquin évoque le maître vénéré, « bon père » musical, et convoque à deuil ses enfants, ses disciples qui le continuent, Brumel, Pierchon, Compère. Doucement, comme une progressive révélation, la pièce s’ouvre lentement, se construit, s’élève comme une arche gothique sur le pilier, le motif initial du « Requiem æternam », qui sert de teneur (tenu par le ténor, mot qui en tire son origine), laissant fleurir autour de ce cantus firmus intangible les cinq autres voix mobiles qui entrent tour à tour, délicates draperies funèbres qui, par leurs enjambements se voilent, se dévoilent, tels des fondus enchaînés dans un faste contrapuntique en hommage au maître, puis un déploiement, un arc-en-ciel harmonique, un envol planant avant de conjoindre, se posant doucement à l’unisson sur un émouvant « Requiescat in pace. Amen ».

Dans ces grands rhétoriqueurs musicaux, notre musique contemporaine, des compositeurs, ont aussi trouvé des antécédents, des ancêtres, et l’on sait, parmi eux, la faveur des audaces chromatique de Gesualdo. Ainsi, le compositeur franco-ukrainien Dimitri Tchesnokov (1982) avait offert aux Voix Animées ces Trois motets qui furent crées en 2013 en l’abbaye du Thoronet et figurent justement ici au programme.  Le premier, les deux versets du début du psaume XLI Sicut cervus, ‘Comme le cerf’, sur l’image poétique du cerf assoiffé cherchant Dieu dans la forêt qui court de la poésie mystique de Jean de la Croix jusqu’à la populaire Guantanamera cubaine sur le texte de José Martí. Ockeghem en avait fait un requiem, Palestrina l’avait déjà mis en musique selon les canons du Concile de Trente et, après eux, une longue file de musiciens de Charpentier à de Lalande, en passant par Bach, Mendelssohn, etc. Troisième pièce du concert, ce motet fut repris en final, morceau d’aujourd’hui scandé en fond d’un discret tictac métallique, passage inéluctable du temps, la mémoire,  fondue sur cette nappe de musique immémoriale. Du même Tchesnokov, Dicam Deo, ‘Je dis à Dieu…’, avec un tintement infime, suggestion de cloche qui recrée, d’emblée, sous ce ciel ouvert, un écho ecclésial venu d’infiniment loin.

On ne peut détailler toutes les fines beautés de ce concert sans concession, sans facilité. On retiendra le dramatique Absalom, fili mi, ‘Absalom, mon fils’, déjà musiqué par Josquin, ici dans la version de Pierre de la Rue. Musique méticuleusement savante sur un texte implicite pour un public savant en textes bibliques. Mais il convient, pour la goûter aujourd’hui, d’en éclairer le sens. Ces deux simples versets en latin sont les premiers de la déploration du roi David à l’annonce de la mort de son fils, Absalon, rebellé contre son père et roi, et mourant accroché par ses longs cheveux dont il était si fier aux branches d’un arbre sous lequel il passait impétueusement sur son char de bataille. Certes, si la polyphonie en ses décalages verbaux complique pour nous la compréhension d’un texte alors connu des auditeurs, il est faux de nier son expressivité émotionnelle à entendre, comme un écho lancinant, ce nom répété douloureusement par le père. En Espagne, ce thème donna lieu à un beau romance chanté qui joue sur la répétition du nom du fils mort, Absalon, et l’on en peut comprendre la résonance dramatique dans une cour où venait de mourir tragiquement le rebelle Infant Don Carlos, ambitionnant de s’emparer des Flandres, après avoir même tenté de tuer son père Philippe II[1]. Je le disais à Luc Coadou à la fin du concert, qui me présenta l’un des chanteurs, Eymeric Mosca, qui avait réalisé un travail sur ce thème d’Absalon à travers la musique, dont il nous apprit qu’il était repris encore de nos jours par un compositeur américain : Œdipe pas mort !

Un joyeux Laudate filium, ‘Louez le fils’ était comme le contrepied heureux à la déploration pour la mort du fils. La voix grave de Coadou, par son épaisse sonorité, même sans être la teneur, était comme un solide tronc paternel autour duquel, s’enroulaient le léger volume, les voûtes, les volutes linéaires des voix, crêtées d’aigus lumineux.
Sortie de ses lieux clos réverbérants, cette polyphonie, même en plein air, provoque une douce sensation de résonance intérieure, intime : chaque phrase, chaque mot, avec les entrées décalées, a un écho, une ombre, un sillage qui la prolonge, qui la suspend encore dans l’air quand d’autres s’évanouissent. Il y a un excès dans le procès de brouillage du sens que fit la Contre-Réforme à la polyphonie car il y a un subtil traitement, une délicate théâtralisation, une mise en scène justement du mot : loin d’être perdu dans le bouquet, la feuillée gothique flamboyante globale, les voix concordent souvent, se retrouvent à l’unisson sur le mot important, sacré, ainsi mis en valeur comme un joyau dans le reliquaire orfévré de l’ensemble.

         Fin de Moyen-Âge et Renaissance, fascination pour ce qu’on croyait, selon l’antique géographie et cosmographie de Ptolémée, les lignes réglant la terre et régissant les orbes parfaitement circulaires des astres produisant la musique des sphères selon Pythagore. Même si le cercle, idéal de perfection d’un cosmos à l’image de Dieu, à l’orée de l’ère baroque est démenti par Képler qui découvre l’ellipse des orbes célestes, la musique, dans la tradition antique, est toujours associée aux mathématiques, elle est nombre audible. Pareillement, la danse de la Renaissance se veut nombre visible, mouvement réglé, mesuré, géométrique, image terrestre du ballet mathématique des sphères. Chant et danse, polyphonie et chorégraphie, sont la participation, par la musica humana des hommes, à la musica mundana, à l’harmonie idéale de la musique divine de l’univers[2].

Miracle d’illusion et merveille de l’art où les sons et les sens, couleurs et images se répondent, on avait le sentiment, à écouter ces lacs, entrelacs, ce tressage, ce treillis de voix, que la lumineuse polyphonie dessinait, élevait dans la nuit, au-dessus du mur dénudé de la tour, le plafond absent d’une invisible mais audible croisée d’ogive dont la clé de voûte était, dans la voûte céleste, la plus brillante étoile. 

 Festival « Entre pierres et mer ».
« Nymphes des Bois »
Toulon, Tour royale, 23 août
Sofie Garcia, soprano
Cyrille Lerouge, contre-ténor
Jérôme Vavasseur, contre-ténor
Damien Roquetty, ténor
Eymeric Mosca, ténor,
Luc Coadou, directeur musical et baryton
Motets de Josquin, Pierchon, Brumel, Compère, Gombert, Ockeghem, Tchesnokov.

Autres concerts des Voix Animées :
Concert « Anges & Muses »
En partenariat avec le Centre des monuments nationaux
Cloître de la cathédrale, Fréjus (83) ​
Dimanche 22 septembre 2019 – 16h30
Concert dans le cadre des Journées Européennes du Patrimoine
Collégiale Notre-Dame, Villeneuve-lez-Avignon (30)​
Mardi 24 septembre 2019 – 20h
Concert « Francia cum Flandria »
Salle Gerlier, Lyon (69) ​[

Samedi 28 septembre 2019 – 20h
Concert « Francia cum Flandria »
Villa Tamaris, La Seyne-sur-Mer (83) ​
Dimanche 6 octobre 2019 – 19h
Concert « Francia cum Flandria »
Abbaye du Thoronet (83)
Tél. : 06 51 63 51 65 
Photos :
1. Tour royale (B. P.) :
2. Crépuscule (©Anke Doberauer);
3. Abbaye du Thoronet (©Voix Animées);
4. Vue du rempart (©Anke Doberauer);
5. Passage d'un voilier, scène opposée (©Alexandre Minard);
6. Mur gagné de nuit (©Anke Doberauer);
7. Disques des Voix Animées. 



[1] La mythique rivalité amoureuse du père et du fils à cause d’Isabelle de Valois épousée par le roi alors qu’elle avait été promise à l’infant dans son enfance est une invention de Saint-Réal reprise par Schiller, donnant lieu à l’opéra de Verdi Don Carlo(s).
[2] Je renvoie à mon livre Figurations de l’infini. L’âge baroque européen, le Seuil, 2000 ; Première Partie. Les Routes du monde, I. De l’espace illimité à la mesure infinie du monde, géographie, science musique. Musique et nombre : tables. p. 79-80

lundi, septembre 09, 2019

MUSIQUE AU CENTRE, MUSIQUE AU CŒUR


MUSIQUE AU CENTRE

FESTIVAL DE MUSIQUE DE CHAMBRE

24 août
         Voir naître un festival est un privilège, le voir grandir, un bonheur. Témoin, il y a trente-neuf ans de celui de la Roque d’Anthéron, quelques amis serrés sur une petite estrade un soir de mistral, qui en eût pu prédire la merveilleuse aventure ? C’est la même que l’on souhaite au festival Musique au Centre, voulu par l’obstination et le dévouement de deux enseignants, Gwénaelle Castex et Pierre Laïk.  De leur complice passion pour la musique de chambre est née leur association Musica Intima en 2016 et, de celle-ci, a éclos en 2018 ce petit festival, quatre concerts en trois jours, un quatre sur trois donnant ce sept mythique ou mystique hantant ou sous-tendant tant de légendes ou croyances : on lui en souhaite l’influx bénéfique de la croyance heureuse et non peureuse du chiffre sept.

         Des lieux patrimoniaux
         L’an dernier, du 24 au 26 août, le festival s’était niché en plein centre-ville, dans la sobre cour adoucie de platanes du lycée Montgrand, ancien hôtel Roux de Corse, géométrique architecture néo-classique du milieu du XVIIIe où, reçu fastueusement par le maître des lieux, le 22 juillet 1756, le maréchal duc de Richelieu, de retour des Baléares victorieux contre les Anglais par la prise de Minorque, se fit servir, pour accompagner le poisson, la mahonnaise ramenée de Port-Mahon, nationalisée mayonnaise (ne le rappelons pas trop haut, musica intima oblige, car les sourcilleux Catalans nationalistes reprochent déjà aux Marseillais de leur avoir volé la version forte de la mahonnaise, leur alloli, ‘aïl et huile’, bref, l’aïoli !). Loin de ces querelles culinaires, ce lycée fut, en 1891, le premier lycée de filles à Marseille.
         La première soirée de 2018 eut même le baptême, sinon du feu autre que celui des musiciens, celui du vent qui en parapha la naissance par une intempérie intempestive de mistral faisant voler tempétueusement les partitions, cachet d’authentique festival de la région.

         Temps béni pour ce crû, canicule tempérée, douceur aimable. Cette année, dans le creux musical entre la fin du Festival de la Roque d’Anthéron le 18 septembre et le début de la saison à Marseille —et avant la rentrée des classes pour ces deux professeurs ! — les organisateurs ont programmé leurs quatre concerts du 23 au 25 août dans la cour d’un autre établissement scolaire classé aussi au patrimoine marseillais, le lycée Périer, cher à ma lointaine Philo et mes Prix, premières classes mixtes en Terminale et fumoir autorisé. Sur un plat de la longue rue Paradis prenant son souffle après la raide montée, le lycée Périer étire sa longue façade blonde ponctuée de fenêtres carrées sur blanches colonnes et tour moderne sur pilotis ; une haute grille légère ornée d‘une spirale, telle une clé de sol ouverte à deux battants de papillon métallique, donne accès à un vaste hall d’entrée montant en escaliers vers un carré de lumière où veille un haut relief néo-classique imposant de la sereine et sage Athéna, due à Antonio Sartorio, décorateur de la façade de l’Opéra, de partie du Palais de Justice et de la prison des Baumettes —de l’extérieur !— et l’on découvre, plein ciel ouest, une colline échevelée d’une pinède griffonnée sur l’azur qui ouvre plus qu’elle ne clôt l’immense cour prolongeant, en hauteur de quelques marches, le généreux terrain de jeux.

 Bâti sur le château de Théophile Périer, l’ancien lycée, foyer de professeurs résistants qui sauvèrent des élèves juifs de la fureur nazie, bombardé, fut agrandi fin des années en style néo Art Déco provençal pierres à la blondeur tendre du beurre. Des platanes ombragent parallèlement cet espace aéré scandé de larges arcades au-dessus desquelles s’étagent, face à la colline, deux corps de bâtiment allégés d’une galerie au fines balustres métalliques aux motifs géométriques épurés.
Au fond, la petite scène se dresse, adossée à un mur dont l’appareil s’érige en cet immémorial opus incertum, petits moellons en pierre de dimension et de forme irrégulières, soudées d’un large trait de ciment, héritage antique local de la tradition romaine.
 Sous le ciel provençal, le romantisme allemand accordé.

Concert pleines cordes
Cordes cordiales, cordes sensibles, accordées plein cœur pour le premier concert du 24 août, à 18 heures, le Quintette à deux violoncelles (D956) en ut majeur de Schubert, servi amoureusement par Alexandre Amedro (violon 1), Benoît Salmon (violon 2), Magali Demesse (alto),Yannick Callier (violoncelle 1), Anne-Claire Choasson (violoncelle 2). Peut-on parler sans émotion de cet immense quintette composé par Schubert peu après sa dernière symphonie durant l'été 1828, deux mois avant sa mort ? Il ne l’entendit jamais exécuter : sachant qu’il ne fut créé qu’en 1850 au Musikverein de Vienne et publié seulement en 1853, on mesure le privilège de l’entendre ce soir.
Une aimable brise fait bruire doucement, délicatement, les feuilles des platanes et, fermant les yeux, on a la sensation que ce léger motif caressant du premier mouvement, fuyant sur les ailes du rêve, semble en émaner, un allegro joyeux mais que le ma non troppo teinte, modère de la mélancolie, suivie de courses, de présages d’orages et retour déchirant du motif.
Le second mouvement, c’est l’adagio, un lent, un impondérable rideau de soie s’ouvrant, émergeant du silence ou des songes, ponctué des pizzicati du second violoncelle comme des pas menus sur la pointe des pieds, une indécise brume flottante traitée, interprétée si respectueusement, à la limite infime parfois du perceptible que, n’était-ce la vue des musiciens, fermant les yeux, on croirait cette impalpable musique venue d’un ailleurs très lointain mais issu de nous et l’on retient sa respiration comme on retient un rêve évanescent qu’un souffle pourrait évanouir. Les grandes arcades profondes semblent toutes magiquement tendues vers cette délicatesse irréelle, comme de grandes oreilles attentives, pour ne rien perdre de cette délicatesse.
Le troisième mouvement, Scherzo presto, est comme un réveil joyeux où Schubert, souriant dans la détresse, semble vouloir effacer d’un revers de corde l’indéfinissable nostalgie, la mélancolie du précédent mouvement, dansant, bondissant, mais un brusque changement de tempo arrête l’ivresse de vie pour sombrer, replonger dans une sombre réflexion, avant le retour bondissant du premier thème joyeux : sourire traversé de larmes, traversée de la vie ?   Le dernier mouvement Allegretto, au rythme dirait-on de vive polonaise, avec babillage du violon sur fond attentif des cordes graves, a parfois les reflets argentés de la Truite, mais court, fébrilement, comme vers un abîme dans la frénésie de la strette.
Les musiciens donneront en bis un extrait de ce mouvement.
Les interprètes, tout au long, on les aura senti tout pénétrés de ce grave sentiment de l’œuvre exceptionnelle dont ils nous ont offert, sans aucun grossissement, aucun effet appuyé, une délicate et sensible version, toute intime, toute intérieure faisant de ce lieu ouvert sur l’espace, un espace clos, confidentiel, un salon, une chambre où les cinq musiciens pour un unique Schubert, ne semblent jouer que pour un seul, l’auditeur qui reçoit au singulier la grâce de cette musique de l’âme, miraculeusement partagée au pluriel du public.

Concert sous les étoiles
Pas encore exactement les étoiles dans ce long crépuscule d’été mais une agréable restauration légère sur place à déguster sur les tables et bancs de la cour ou qui parsèment la pinède. D’aimables lycéens jouent les guides souriants du festival, accueillant le public, distribuant programmes et renseignements, réalisant des sondages, des interviews audio-visuelles sur le concert qu’ils mettront sur le site à cet effet prévu.
     Un reste de lueur du crépuscule enfui baigne de vague rose les pierres blondes et nous regagnons nos places pour le second concert. Les solistes du premier, par ailleurs ayant une carrière de solistes, étaient tous des musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Marseille, sauf Benoît Salmon, rattaché à l’Orchestre de Toulon Provence Méditerranée. Les membres du Trio Goldberg, Liza Kerob (violon), Federico Hood (alto), Thierry Amadi (violoncelle) sont issus de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, quant à la pianiste Shani Diluka, qu’on ne présente plus, est Monégasque aussi. C’est dire qu’un arc méditerranéen unissait ces interprètes pour faire, de cette soirée marseillaise, provençale, dépassant toute fallacieuse frontière une rêveuse enclave du romantisme allemand.

Mais, autre vanité des frontières, des genres et styles, arbitrairement séparateurs, c’est le classicisme de Joseph Haydn qui ouvrait leur programme, présenté avec humour, amour aussi, par les interprètes, avec son Trio à cordes [opus 53 n°1], joué par les Goldberg : une soirée où les cordes à l’honneur, en auront plus d’une dans l’arc si riche des combinaisons musicales. Un solaire sol majeur semblait rappeler, par le son, le soleil doucement enfui, tandis que les grandes arcades, peu à peu illuminées de rouge de plaisir, étaient des paupières closes, ombrées de la dentelle sommeilleuse des arbres, dans le bercement de ce thème et variation, léger, avec un air souriant de danse galante, en toute allègre innocence. Sautillements, arrêts surprise, glissements, des voltes : le violon babille, l’alto pétille, le violoncelle est volubile. C’est léger, piquant, pimpant, joué avec une grâce sans gracieuseté, un froissement de soie dans les feuilles des arbres.

Des platanes, des pins qui, par la grâce de la musique de Schubert devenaient ce Lindenbaum, ce tilleul humide et scintillant qu’il a souvent chanté. Présenté avec l’émotion qui nous étreint encore en évoquant ce jeune homme de trente ans, malade, en fin de vie, lucide sur son sort, qui lègue et délègue ce chef-d’œuvre «  À ceux qui y prendront du plaisir » ; et le nôtre sera grand par cette respectueuse interprétation fervente et parce que nous savons qu’au moins, frustré tant de fois, par l’échec ou l’absence d’écho de ses œuvres, le compositeur aura eu le bonheur de voir exécuter cette pièce à Vienne le 26 décembre 1827 et, l’année même de sa mort en 1828, dans une fête amicale, une de ces Schubertiades, qui nous est pratiquement recrée ici ce soir par l'amitié liant les interprètes. En quatre mouvements, ce Trio pour cordes et piano n°2 [D929] en mi bémol majeur. Le premier, allegro, de forme sonate, commence par un thème à l’unisson amical des instruments, populaire, presque joyeux, coloré d’un peu de noir mineur du second, dans une hâte fébrile, piano perlé de notes qui peuvent toujours être des larmes. Et le deuxième mouvement, même tiré d’une chanson populaire, même popularisé par le film Barry Lindon de Stanley Kubrick, semble mouillé de ces pleurs, « Andante con moto », ‘allant avec mouvement’, mais allant vers où? marche inéluctable de la vie, vers la mort, ponctué par les pas implacables du piano, opposés aux vibrations cordiales du violoncelle ou funèbres frissons dans le frémissement de vie, le bouillonnement du clavier et la reprise lancinante, fatale, de la marche avant. Le silence émotionnel après ce mouvement, avant l’autre, semble même religieux. Le troisième est comme une brise chassant les sombres nuées, une promesse de vie, mais le dernier, malgré les ponctuations pianistiques et les pizzicati des cordes, comme des rires peut-être, avec les reprises du thème bouleversant du second, efface ce sourire qui cachait mal les larmes et nous renvoie aux essentielles interrogations de ce motif morbide et vital qui ne veut pas finir.

Après un entracte, la dernière partie est dévolue au Quatuor avec piano n°3 [opus 60] en ut mineur de Johannes Brahms, admirateur de Schubert mais plus heureux que lui puisqu’il fut lui-même au piano lors de sa création en 1876. Mais, d’entrée, le déchirement étiré du violoncelle, les pizzicati des cordes pincées disent plutôt le pincement au cœur d’un tourment fiévreux dans l’effusion éruptive de la montée passionnelle des instruments. On comprend que Brahms ait référé cette œuvre rageuse parfois, orageuse, désespérée, aux souffrances du romantique et suicidaire Werther de Goethe, image sonore pleine de sève, de vie mais sevrée d’espoir, nimbée de mort dans son amour possible et impossible pour Clara Schumann à laquelle, le troisième mouvement chaud, enveloppant, tendre, caressant, serait une ésotérique et presque ouverte déclaration.
Clara et Robert avaient aussi vécu une passion traversée, exprimée souvent cryptiquement dans leurs œuvres à l’autre secrètement dédiées le temps de leur longue séparation. Sans doute le jeune et brillant Johannes, dont ils distinguèrent et encouragèrent le génie vint-il illuminer un peu leur vie tourmentée lors de la maladie et folie de Schuman. On peut du moins, rétrospectivement le rêver pour la sacrifiée Clara, compositrice empêchée, déchirée entre sa nombreuse famille, sa carrière de pianiste, avec le poids d’un époux en partance dans la folie. Il ne pouvait manquer ici et un bis, le quatrième mouvement du Quatuor à cordes et piano op. 47, véritable lettre d’amour lumineuse de Robert à Clara.
Merveilleuse soirée pour un festival dont la réussite farde les efforts, tout le travail acharné des deux organisateurs, comme sut le dire avec brio, éloquence et sourire, Liza Kérob en leur offrant des remerciements que nous partageons de tout cœur.

Marseille, Lycée Périer
Musique au Centre,
SAMEDI 24 AOÛT
Concert à cordes pleines, 18 heures 
Schubert
Quintette à deux violoncelles (D956)
Alexandre Amedro - violon 1
Benoit Salmon - violon 2
Magali Demesse - alto
Yannick Callier - violoncelle 1
Anne-Claire Choasson - violoncelle 2


Concert sous les étoiles, 21 heures

Haydn, Schubert, Brahms
Les membres du Trio Goldberg :
     Liza Kerob - violon
     Federico Hood - alto
     Thierry Amadi - violoncelle
     Shani Diluka - piano

Photos : 
1 et 2  Lycée Périer .
Autres photos
©lautremag.news ; © Florent Gauthier 
3. Concert 18h; 4. Cour la nuit; 5. Pinède éclairée; 6. Trio Goldberg;  7. Liza Kérob, Thierry Amadi.Shanu-i di Luca,
Association Musica Intima
68, Rue François Mauriac
Résidence Prébois, Bât C1 les Aloès
13 010 Marseille

06 15 91 15 84





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