SEXE ASSEXUÉ
Reflet dans un œil d’homme
Dans le cadre de la
BIAC
(Biennale des Arts
du Cirque)
Théâtre de la
Criée,
6 janvier
Reflets, réflexions
Le titre de ce spectacle qui est
autant danse qu’acrobatie, est repris de celui de l’essai de Nancy Huston, lui-même
reflet aussi, me semble-t-il, du Reflet dans un œil d’or (1941) de Carson
McCuller, dont John Huston tira un film avec
Marlon Brando et Elisabeth Taylor : reflet et réflexion du désir, du
regard, du miroir : un homme ne semble plus voir sa femme, regardée nue,
la nuit, par un homme invisible regardé lui-même, nu, par le mari, transfert et
transgression du regard dévié ou dévoyé de la femme, de la femelle, au mâle par
le mari impuissant. Qui, dans un rigide et rigoriste monde militaire, tue son
inavouable désir, pour le voyeur de sa femme, en le tuant. Un trio fantasmatique, fondamental donc, lié par le
regard : de désir, devenu amour/haine.
S’écartant du
postulat imposé par Beauvoir, devenu credo féministe, fondé sur l’idée que
l’identité sexuelle est construite moins par la nature que l’éducation, Nancy
Huston estime que le sexe naturel conditionne certains comportements qu’il est
vain de nier. Ainsi, elle s’attarde avec finesse à la rudesse même de certaines
expressions masculines parlantes qu’une femme « nous a tapé dans
l’œil. » Taper, attraper : mais qui attrape qui, dirai-je ? Le jeu du
regard, de la séduction (qui l’a commencée ?) implique forcément l’autre.
Et je soulignerai encore l’évidente (qui se voit)
dimension « scopique » de la pulsion érotique de l’homme, voir,
regarder la femme, strip-tease, peintures de nus, photos, vidéos, cinémas le
prouvent : la femme « objet », objet de désir, est aussi sujet
qui le suscite, qu’on le veuille ou nie hypocritement. Notre culture, qu’on
s’en réjouisse ou le condamne, je le souligne encore, a placé la femme au
centre comme parangon de la beauté, que certaines cultures, la redoutant,
voilent, occultent, effacent. Longtemps, comme chez les Grecs, dans son idéale
nudité, l’homme fut érigé en modèle de la beauté, celle de la femme y étant
tardive. Aujourd’hui, les hommes, sans doute aussi « cœur de cible »
du marché, juste ou ironique retour, vivent la tyrannie comparative, dépressive,
de la beauté parfaite d’athlètes dénudés argument de ventes de sous-vêtements ou autre.
La femme, du
sol au ciel
Dans le noir, la vague luminescence murale de trois
grands miroirs ovales : miroir que les trois protagonistes iront souvent
consulter, pour se mirer, s’admirer. Au sol, en jeans, blouson de plumes et
bottines rouges, bonnet cagoule couvrant la tête, une flaque forme inerte, oiseau
ou femme abattus. Mannequin, puisqu’on voit entrer gracieuse silhouette, short
et T-shirt rouge, cheveux courts, allurée, délurée, sourire aguicheur, la
Femme, suivie des deux hommes, pantalons, veste, barbouillés de barbe.
L’un saisit le simulacre, le reflet de femme
éteint ; l’autre étreint, élève l’être de chair sur ses épaules. Il semble que
ce double mouvement, femme au sol, femme au ciel, décliné dans un vertige apparemment
infini de formes, informe implicitement tout ce spectacle. L’un par le pied, l’autre
par le bras, on ne peut traîner que la traînée : mais pied, pieds, bras, poings,
mains sont aussi comme des articulations, des socles répétés, inépuisables de l’élévation
de la femme toujours en pointe, toujours au sommet, défiant la pesanteur, entre
ciel et terre. Au sens littéral, la femme est toujours exaltée, toujours posée ou projetée en haut : exhaussée. Mais
exaucée ?
Entre chorégraphie et
acrobatie, dans une continuité musicale, soutenue par la musique ou retenue par
le silence et la suspension de notre souffle ému, c’est un enchaînement presque ininterrompu,
un maillage vertigineux qui semble pouvoir aller à l’infini de figures
acrobatiques dont la femme est pratiquement toujours la pointe extrême d’un obélisque
masculin ; on lit toute une syntaxe gymnique dont nous déplorons de ne pas
posséder le lexique pour en dire la richesse et la complexité, la beauté, sa
vélocité et variété défiant la description, et même la captation en notes
forcément succinctes sur un calepin dans le noir de la salle : femme
jetée, projetée en sauts périlleux, juchée sur des épaules, une tête, sur un
pied, sur une main, articulée aux hommes par la poigne, le poignet, géométrie de corps verticaux, de membres parallèles,
tendus vers le ciel ou étendus au sol.
Femme, du ciel au sol
Si la tentation du
ciel est évidente aspiration, pulsion de vie mais en instable équilibre conquis par
la savante virtuosité des corps,
l’étalement au sol, pulsion de mort, semble parfois létal : sur les accords de cordes déchirants et
funèbres de La jeune fille et la mort
de Schubert, en vive symétrie avec le mannequin mort, s’engage toute une
agitation morbide autour de la femme et son leurre. Peut-être en souvenir de la
Poupée de Bellmer et ses
avatars, s’instaurent des jeux sadomasochistes où le sujet devient objet et vice(si
vice il y a)versa : à la femme manipulée, au sens physique littéral d’en
jouer avec les mains, répond la main de la femme sur l’homme, la gifle,
doublée, triplée, multipliée à la volée sur la joue de l’un des hommes qui la
reçoit, symétriquement subie par l’autre qui la ressent. Il y aura aussi la
révolte de la bastonnade infligée par la femme à l’un, comme la gifle, reçue en
coupable symétrie par l’autre.
Dans une troublante confusion entre femme et mannequin,
le duo d’hommes traînera ces corps flaccides sur le sol, les emportera sur l’épaule
comme trophées glorieux ou dépouilles macabres d’une guerre des sexes. Certes,
il y aura eu, narration plus simple, la paix vitale de l’amour, de l’érotisme
de l’un face au miroir à deux et trois. Toutes les combinaisons du jeu
sexuel en trio, et même au carré du mannequin, sont furtivement figurées :
face à face ou l’on agrée, mais pour agresser sexuellement, femme en sandwich, étreinte,
baiser entre les deux hommes, l’un couché sur le dos de l’autre ; elle, jouant
avec le simulacre de femme. Amoncellement
de corps enlacés sans lascivité.
Miroirs
Une vivifiante chanson
de Barbara moquant avec tendresse les hommes et d’autres rythmes dansants
toniques sont, dans la tonalité sombre des éclairages, des halos lumineux, des
respirations moins oppressantes. Comme des regards, ces trois miroirs
du fond de scène sont égalitaires : à chacun son image, ils s’y dénueront et
rhabilleront plusieurs fois, avec une célérité qui laisse pantois, tenant
ostensiblement culotte ou slips du bout du bras. Le miroir est le regard de l’autre
réduit à soi.
Nudité partielle, entière, totale à d’indiscrètes mains
près cachant justement avec prestesse les bijoux indiscrets des sexes. C’est fascinant sans être jamais
dérangeant. Le trouble, c’est cet équilibre acrobatique chaque fois défié et
vaincu mais jamais troublant sexuellement. D’ailleurs, comme un cache-sexe, il
y a l’humour : se faire récurer le nez, sans doute pour laver du soupçon d’esthétisme
ou de pornographie chasse, par des éternuements, toute nébulosité libidinale :
le physiologique vient détourner du strictement physique. On le sait : il suffit d’à peine un rire pour casser
l’ambiance collective la plus érotique.
Un vaste miroir rond
tendu vers nous sert de bouclier, tel celui de Persée envoyant son reflet à la
Méduse qui en est terrassée, vaste feuille de vigne, à ces deux Adam et cette Ève
dans le Paradis innocent de leur nudité. Dans une lumière caravagesque, clair-obscur, superbe fresque, frise plastique mouvante mais jamais
émouvante sensuellement ; sa beauté même en neutralise l’impact
charnel : l’esthétique sublime, sublime, épure l’érotique.
Les gymnastes, s’en cachant le corps nu,
nous tendent ainsi, malicieusement, le grand miroir de nos fantasmes, qui
ferait mieux de réfléchir avant de renvoyer les images confuses de vagues désirs
frustrés. Si désir il y a. Comme pour conjurer sans doute la charge érotique
qu’ils prêtent à leurs corps à la plastique parfaite en regard des canons
généraux du tout-venant, eux-mêmes en font la critique ouvertement, à haute
voix, devant ce même miroir. Mais pieuse précaution inutile selon nous :
en effet, la stupéfiante virtuosité vertigineuse de leurs acrobaties capte
toute notre attention, cristallise notre angoisse ; on craint tellement,
sinon un accident, du moins un incident, qu’il n’y a plus d’incidence
d’indécente volupté, et toute cette sexualité affichée dans sa somptueuse
beauté plastique est tout, sauf sensuelle.
La CriÉe, Marseille
Du 2 AU 6 janvier
Dans le cadre de la
BIAC
Reflet dans un œil d’homme
Compagnie
Le diable au corps
DISTRIBUTION
Michaël Pallandre : Direction
artistique/Mise en scène et Interprète
Caroline Le Roy : Interprète
Adria Cordoncillo : Interprète
Samuel Matton : Régie son et lumière
Vincent Millet : Création Lumière
Judith Dubois : Accessoiriste / Création des mannequins
Anne Jonathan : Création costumes
Mélinda Salasar :Graphisme
Jean-Philippe Nicole : Outils Vidéo
Caroline Le Roy : Interprète
Adria Cordoncillo : Interprète
Samuel Matton : Régie son et lumière
Vincent Millet : Création Lumière
Judith Dubois : Accessoiriste / Création des mannequins
Anne Jonathan : Création costumes
Mélinda Salasar :Graphisme
Jean-Philippe Nicole : Outils Vidéo
Coproduction Circa, Pôle
National Cirque - Auch Gers Occitanie / Le Verrerie d’Ales, Pôle National
Cirque – Occitanie
Photos :
1, 7 , 8 ©Christophe Payot;
les autres : ©lan Grandjean
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