LEWIS VERSUS ALICE
Spectacle musical
de Macha Makeïeff
Marseille, la Criée,
29 novembre
Le problème avec Macha Makeïeff,
c’est qu’on vient toujours trop tard d’un article trop vieux tant son
spectacle, créé au Festival d'Avignon en 2019 a triomphalement tourné avant d’aborder sur
nos rives marseillaises. Le nombre d’articles qui l’ont sacré, à lui consacrés,
décourage de voler inutilement encore au secours de sa victoire, si éclatante
que, par un esprit un peu iconoclaste, on aurait presque envie de lui voler,
sinon dans les plumes, du moins de lui en enlever quelques unes —en avouant la
mauvaise foi. Car, ma foi, à part les plumes du flamant rose empaillé et autres
volatiles « naturalisés » (est-ce « nature » leur
mort ?) qui blessent mon amour pour les vivants, je me suis enfantinement laissé
envoûter par la beauté esthétique du spectacle, sinon le trouble éthique du
personnage, avec lequel je partage au moins l’amour —très avouable— des enfants, des animaux et
de toute vie qu’il convient de protéger de nos forces adultes, en frissonnant d’un
respectueux effroi pour ses mathématiques.
Il est certain qu’on garde mal une
distance critique avec cette charmante et douce dame si
touchante en ses aveux personnels et professionnels d’intime confidence plus que conférence de
presse qui éclairent, plus sensiblement qu’intellectuellement, son propos, sa
proposition scénique pour un spectacle où, plasticienne, décoratrice,
costumière, auteure et metteure en scène, elle est immergée « von Kopf bis
Fuss », comme chantait Marlène, de ‘la tête aux pieds’, acceptant même, de
son propre aveu, de se laisser submerger dans cet onirique et ironique univers
du nonsense où le contre/sens serait
de lui en imposer un.
C’est, abandonnant toute froideur rationnelle,
abdiquant le sens, abandonné aux sons, aux sensations, que je me suis doucement
laissé bercer rêveusement par ce spectacle séduisant. L’enchantement des
variantes lumières versicolores de Jean
Bellorini, le charme incantatoire de la voix de Rosemary Standley, variant volumes et couleurs, du filet pénétrant de douceur dorée de sa
berceuse à la possible clameur lyrique ou rauque rock pop, les sortilèges
distillés d’un piano arrangé, volubile
et virtuose, l’auréole diffuse ou scintillante des musiques originales de Clément
Griffault et Sébastien Trouvé (avec quelques pétales de notes de Lakmé),
un décor gothique stylisé, des accessoires délicats, des costumes fantaisie et
des masques facétieux, tout un disparate, insolite, hétéroclite, fondu en harmonieux
ensemble fascinant, d’une fragile et miraculeuse beauté, impose sans poser ni
peser, le surnaturel comme naturel dans ce monde de songe : un mort qui
parle à son double vivant, des Alice dédoublées en dehors et au-delà des aquatiques
miroirs vagues et vaporeux, troublés de nébuleux reflets et réflexions, un pianiste (Clément Griffault)
justement couronné, redoublé, une
poupée abandonnée, de chaleureux animaux pelucheux, ours, ou, à l’échelle humaine,
lapin aux longues oreilles, chat, faisan, hibou, plus le flamant faisant le pied de grue,
l’oiseau aux ailes déployées.
Un poétique bric à brac bricolé de bric et de broc : la logique discontinue, cahotique, des rêves contre le chaos uniforme du réel devient l’irréelle réalité de la scène avec ses profondeurs, ses lointains estompés de lumineuse brume dorée ou d’un noir éclatant. Chaque élément, (comme cette fenêtre ou vitrine au loin telle, dans un tableau, une veduta incluse l’ouvrant à l’extérieur, les chandeliers sur la table, le reflet partiel du clavier), chaque détail, personnalisé par sa lumière, sa magie, a une grâce singulière mais tout concourt sans hiatus à la beauté une et plurielle de l’ensemble. C’est d’une élégance retenue : à l’image de cette épure, le kiosque au galbe gothique surmonté d’un attique ou loggia à fenêtre ogivale ourlée d’une ébauche de dentelures trilobées qui sera cadre, style troubadour XIXe, à la photo ancienne du petit garçon, un Charles d’autrefois ou un petit frère perdu, tout est léger, aérien : meubles réduits d’enfant presque pour maison de poupée, lit cage chantourné, meubles de jardin ou trônes métalliques aux efflorescences lianescentes volubiles Art déjà Nouveau ou Liberty XIXe.
Un poétique bric à brac bricolé de bric et de broc : la logique discontinue, cahotique, des rêves contre le chaos uniforme du réel devient l’irréelle réalité de la scène avec ses profondeurs, ses lointains estompés de lumineuse brume dorée ou d’un noir éclatant. Chaque élément, (comme cette fenêtre ou vitrine au loin telle, dans un tableau, une veduta incluse l’ouvrant à l’extérieur, les chandeliers sur la table, le reflet partiel du clavier), chaque détail, personnalisé par sa lumière, sa magie, a une grâce singulière mais tout concourt sans hiatus à la beauté une et plurielle de l’ensemble. C’est d’une élégance retenue : à l’image de cette épure, le kiosque au galbe gothique surmonté d’un attique ou loggia à fenêtre ogivale ourlée d’une ébauche de dentelures trilobées qui sera cadre, style troubadour XIXe, à la photo ancienne du petit garçon, un Charles d’autrefois ou un petit frère perdu, tout est léger, aérien : meubles réduits d’enfant presque pour maison de poupée, lit cage chantourné, meubles de jardin ou trônes métalliques aux efflorescences lianescentes volubiles Art déjà Nouveau ou Liberty XIXe.
On ne cherchera pas midi à quatorze
heures dans l’horloge du lapin pour avouer qu’on aime ces deux symétriques
Alice, Lolitas poussées en graine, en socquettes blanches et souliers vernis, gros
rubans papillonnant sur les cheveux, craquantes à croquer, espiègles, avec ce
qu’il faut d’impertinence et d’innocence pour introduire allusivement du récit
dans l’action : « dit Alice ».
L’ailleurs du chant
La féerie des lumières, la musique, la danse
et le chant sont les immatériels vecteurs, facteurs, acteurs de la magie du
spectacle. Le chant, c’est l’art le plus primitif et le plus sophistiqué :
émise par lui, évadée de lui, la voix chantée n’est plus corps, c’est moi et ce
n’est plus moi, et ce mystère fait qu’il préside de tout temps les cérémonies
primordiales : le chant est sacral. Un acteur prête son corps à un
personnage, mais entonnant, même modestement un air, cette voix venant de lui
pour aller ailleurs, au-delà du texte rationnel, ajoute à la sacralité de la
célébration théâtrale. Et l’on aime, chez Makeïeff, ces comédiens qui grattant
une petite guitare, jouent, dansent et chantent à l’unisson, à l’effusion, une
fusion , une heureuse contagion qui déborde le plateau et nous gagne. Avec toute cette complexité en jeu,
déplacements, décor, musiques et lumières, cette mise en scène est réglée avec
la minutie d’une partition.
Malgré l’agilité très Fantomas de « l’Homme
à la cloche », quelque chose semble clocher dans les tranches découpées de
La Chasse au Snark, mais il y a un très drôle de cheveu dans la
soupe à la grimace du repas et les citations et autres passages en anglais si
musical feraient même passer la cuisine anglaise.
Culture
Il y a un bonheur de culture sensuel dans les évanescentes
évocations des peintres préraphaélites, dans le dandysme de la mise pittoresque
de Lewis, dont l’excentricité est l’inévitable révolte, au moins vestimentaire,
contre la morne rigueur étriquée, corsetée, de la redingote victorienne de
Charles, le prêcheur anglican. Théâtre dans le théâtre, la scène de Shakespeare
entre les deux Henry, le roi et son fils usurpant la couronne le croyant mort,
métaphorise l’éternel conflit œdipien entre père et fils, que Charles subit
contre son inflexible géniteur. Malgré le surtitre « Charles contre
Charles », elle peut paraître comme une pièce rapportée dans la pièce si
cette rivalité, l’impossible
passage de relais pacifique du pouvoir, du trône ou de la chaire entre père et
fils, évoquée trop
allusivement ou rapidement, a échappé au spectateur sollicité sur trop de
fronts scéniques dans cette biographie éclatée de Charles Lutwidge Dodgson
devenu Lewis Carrol, tel qu’en ce nom l’éternité le change.
Moins biographiquement documentaire sous le
déguisement théâtral, le conflit entre soi et soi, le clivage du moi, la double
personnalité ou la double et trouble vie de l’écrivain, matérialisé ici par
deux comédiens, le fringant et frétillant jeune Lewis face au sénescent et
chenu Charles le pied sorti de la tombe, est une trouvaille dramatique qui,
tout en condensant en deux personnages la dualité de l’écrivain, pose une
universelle interrogation sur le passage du temps, la perte : demeure-t-on
ce que l’on fut ? Oui, sans aucun doute si l’enfant vit toujours en nous et il
est vrai que l’art, sans infantilisme, est une enfance, plus que perdue et
retrouvée avec le temps, une enfance continuée. Et c’est bien ce que ne cesse
de répéter Macha Makeïeff en nous invitant à visiter en douceur « le bazar
douloureux de l’enfance ».[1]
Alice interroge Lewis, la créature
son créateur, mais ce spectacle, à tant de niveaux d‘implication, c’est finalement
et fatalement Macha versus Alice et vice versa.
LEWIS VERSUS ALICE
D’après Lewis Carroll
Marseille, la Criée,
Du 27 novembre au 7 décembre
Adaptation Macha Makeïeff et
Gaëlle Hermant
Mise en scène Macha Makeïeff
Avec Geoffrey Carey, Caroline Espargilière, Vanessa
Fonte, Clément Griffault, Jan Peters,Geoffroy Rondeau et Rosemary
Standley.
À l'image Michka Wallon.
À l'image Michka Wallon.
Mise en scène, costumes et décor : Macha Makeïeff.
Lumières : Jean Bellorini. Musique originale : Clément
Griffault et Sébastien Trouvé. Son Sébastien Trouvé.
Coiffures & maquillage : Cécile Kretschmar. Magie : Raphaël Navarro assisté de Arthur
Chavaudret et Antoine Terrieux. Chorégraphie : Guillaume Siard.
Assistante à la mise en scène : Gaëlle
Hermant : Assistante
à la mise en scène en tournée : Marianne Barrouillet. Assistante à
la scénographie : Clémence Bezat. Assistante aux costumes : Claudine Crauland.
Iconographie : Clément Vial. Régie Générale : André Neri .
Conseillère à la langue anglaise :
Production La Criée Création Festival
d’Avignon 2019
Coproduction Festival d’Avignon, Théâtre Gérard Philipe, Centre dramatique national de
Saint-Denis, Maison de la Culture d’Amiens - Pôle européen de création et
de production.
En partenariat avec le Pavillon Bosio - École supérieure d’arts plastiques de la Ville de Monaco
En partenariat avec le Pavillon Bosio - École supérieure d’arts plastiques de la Ville de Monaco
La Chasse au Snark de Lewis Carroll, traduction de
Jacques Roubaud, publiée aux éditions Gallimard
Photos ©P-Victor
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