La Reine de Saba
(1862)
Opéra
en cinq actes de Charles Gounod,
Livret de Jules
Barbier et Michel Carré
Opéra de Marseille
27 octobre
Opéra sous
contrainte
Valéry parlait des
merveilleuses contraintes qu’il se donnait pour écrire. On n’y contredira pas,
les contraintes sont une discipline nécessaire. Quand on les choisit :
elles permettent de domestiquer l’imagination, l’expression excessive, de
contenir un flux qui peut devenir un flot et noyer le sujet. Même extérieures,
elles peuvent être un stimulant défi. Mais, Mais, sans dénoncer absolument les
contraintes, qui peuvent être productrices de sens, d’intensité, donc,
esthétiques, celles que subirent Gounod et ses librettistes, rappelées par Sébastien
Herbecq dans la plaquette
introductive du programme de l’Opéra relèvent plutôt des fourches caudines
imposées par le vainqueur au vaincu.
Les deux
dramaturges s’inspiraient du Voyage en
Orient de Gérard de Nerval, plus précisément d’un épisode, Histoire de la reine
du Matin et de Soliman, prince des Génies. Mais l’Opéra de Paris, « la
grande boutique » comme la surnommait Verdi, tant il y avait de personnel,
de sujets, donc de sujets de
mécontentement et de revendications contradictoires, était une institution
figée sur des normes, des exigences esthétiques précises : celles du grand
opéra « à la française », imposé par l’Allemand Meyerbeer, avec ses
canons, pacifiques, spécifiques, ses règles calquées sur le succès de son Robert
le diable (1831), vieux rêve académique, en tenant les règles de retenir,
répéter le succès.
D’abord, quel que fût le sujet de l’œuvre à
présenter, tous les corps de métiers de l’Opéra devaient mis en
valeur : l’orchestre, bien sûr et
ses divers pupitres solistes se jalousant les uns les autres ; le chœur,
les chanteurs fameux, le corps de ballet et ses étoiles ombrageuses, les
décorateurs, les costumiers. Après tout,
c’est une estimable contrainte d’entreprise paternalistes. Mais, estimant
flatter le goût du public, pour un opéra long nécessairement en cinq actes, on
demandait aux auteurs obligatoirement une grande scène de foule, de nombreux
changements de décors, de costumes. Et, toujours quel que soit le sujet, un
ballet en général au troisième acte pour que ces distingués messieurs du Jockey
Club aient eu le temps de dîner somptueusement avant de venir voir et applaudir
leur danseuse, leur maîtresse entretenue en ville, lever la jambe.
Si l’on n’oublie pas que les interprètes,
forcément des célébrités, avaient leurs demandes pressantes, exigeant des airs
convenant à leur voix, à leur registre d’expression, des airs d’entrée avec
chœur, de sortie sur le rideau pour les applaudissement ( on sait que Mozart
fit des chefs-d’œuvre d’air des
exigences jalouses des deux prima donnas
de son Don Giovanni) ; si
l’on ajoute la danseuse étoile qui veut absolument un solo avec une simple
flûte, convenons que c’était parfois la quadrature du cercle pour le
compositeur, soumis à tant de conditions :
bref, en liberté conditionnelle autant que les auteurs dont le drame,
les personnages se dissolvaient sous tant d’impératifs divers.
Opéra contraint,
sujet restreint
Pour le sujet, il s’agit de la mythique
Reine de Saba, Balkis, venue à
Jérusalem épouser le roi Salomon, nommé ici Soliman. Passant par le temple, la
reine tombe amoureuse de l’architecte Adoniram
avec lequel elle veut s’enfuir, endormant le roi par un narcotique, dans une
scène aux apartés vaudevillesques entre Balkis et Soliman. Mais celui-ci sera
assassiné par trois de ses ouvriers révoltés auxquels il refusait le titre,
« le code » de Maître. Balkis, la reine, découvre son amant mort mais
lui passe l’anneau de mariage qu’elle avait enlevé du doigt de Soliman/Salomon
endormi et les djinns, les génies enlèvent l’âme immortelle de l’artiste.
Bric à brac de bric et de broc
Passons sur tout
l’orientalisme de bazar à la mode dans une France colonialiste :
l’importation culturelle est l’alibi de l’exploitation économique des conquêtes.
Nerval, Hugo, Flaubert y ont sacrifié en poésie et littérature, Delacroix et
d’autres en peinture, Félicien David en musique. À orientalisme de bric et de
broc, bric à brac de brocante nordique wagnérienne brinquebalante avec ses
nains, ses géants, ses dragons, ses walkyries. Mais, grattée la fade féerie
enfantine, il reste au moins la mûre réalité humaine. Malheureusement, ici, on
frôle des sujets, les laissant de côté.
Revendication salariale et promotion
Ainsi, les trois
ouvriers, des apprentis, des compagnons, demandent une augmentation salariale,
une promotion, « un code » de reconnaissance à une maîtrise que
l’Architecte du Temple leur refuse sèchement, plus en grand patron intraitable
que Grand Maître, sans qu’on sache pourquoi. Hors l’allusion maçonnique,
puisque maçonnerie concrète il y a, on peut penser à la volonté sociale tout de
même aujourd’hui reconnue de Napoléon III d’organiser les ouvriers. Ce refus du
statut revendiqué entraînera la mort d’Adoniram. Mais c’est une pièce rapportée
qui entraîne le drame sans qu’on en connaisse l’incidence profonde. Par
ailleurs, même dans une version de concert, les scènes de grand
spectacle développées à grand envol d’orchestre, l’intervention puissante des
chœurs a une masse qui ne laisse guère de place à l’individu, la fusion
collective nuit à l’effusion lyrique soliste, le déploiement global à
l’éploiement personnel.
Puissance temporelle ou gloire immortelle :
duo, duel
Malgré tout, si l’on passe
sur le livret et son exotisme antiquisant fabuleux avec djinns, Baal, et autres
esprits bienfaisants ou malfaisants, si l’on passe sur les archétypes, les
méchants bien méchants, trois Dalton étagés en voix et stature, l’amoureuse
bien amoureuse, il reste, comme nœud, le conflit entre l’artisan, l’artiste et
le roi, l’architecte au service du monarque devant lequel il se courbe courtoisement
mais sans plier : le roi a la puissance temporelle, ici-bas, l’Artiste
revendique une gloire au-delà du temps, se mesurant audacieusement à la
divinité. Il oppose l’Art à l’argent et au pouvoir que lui propose même de
partager Soliman.
Au-delà
de la rivalité virile amoureuse convenue, cet affrontement a une grandiose
dimension qui pose des questions : trace artistique dans le monde ou place
dans l’Histoire, grandeur ou vanité de l’art, témoignage artistique temporel
face à l’intemporalité de Dieu, arrogance de la créature créatrice défiant son
Créateur ? Les allusions rapides à la tour de Babel aspirant au ciel,
prétendant à l’éternité, vanité face à l’Éternel. Cela se tisse au fil de
l’intrigue sans grand intérêt pour éclater dans le sublime duo entre Adoniram
et Soliman, les deux seuls caractères complexes de cette œuvre qui ne l’est
guère.
Interprétation
Gounod paie de nous avoir trop habitués à
sa veine mélodique, à sa grâce pour ne pas nous dérouter ici : puissante
masse orchestrale de l’ouverture qui emporte, transporte torrentiellement, mais
avec le paraphe, la signature délicate d’un solo de violon comme un clin d’œil
complice. La sollicitation des cuivres, des roulements de percussions sonnent
de façon wagnérienne dans des moments de fracas, de tumulte, de tempête
grandiose. À la tête d’un Orchestre
de l’Opéra de Marseille enflammé sous sa direction, le jeune
chef Victorien
Vanoosten attise le feu, déchaîne et dirige la tempête et l’apaise
pour des plages de calme comme ces chœurs de femmes, horizon lointain de Mireille. Les chœurs masculins,
homophones, non morcelés de polyphonie, ont une puissance digne du Temple et
l’on sent le bonheur à l’exprimer.
Cécile Galois (Sarahil)
existe en deux phrases, voix sombre capable d’aigu et un sourie
rayonnant ; quelques apparitions mais nécessaires à l’action d’Éric Martin-Bonnet. Traîtres en trio et
triade montante Jérome Boutillier (Méthousaël),
baryton, Régis Mengus (Phanor), baryton, Éric Huchet (Amrou)
ténor, se partagent sans méchanceté les phrases méchantes et criminelles,
concertant avec un Salomon digne de sa haute réputation, refusant de croire au
mal.
En smoking de travesti, Marie-Ange Todorovitch, de Bénoni, un
personnage inconsistant, fait une personne par la beauté de sa voix sombre,
allégée juvénilement, regards émerveillés du disciple au Maître, faisant sentir
l’admiration, la dévotion, sans nous rien faire ressentir de la difficulté de
sa partie, hérissée d’aigus d’entrée de jeu, avec une aisance et une fraîcheur
stupéfiantes.
Personnage de légende, la
Reine de Saba, c’est Karine Deshayes
qui règne littéralement sur cette partition étrange, qui nous fait attendre
longtemps un grand air, mais quel air ! Il est monumental et elle en maîtrise
les pièges en souveraine du chant avec force et délicatesse. La voix est souple,
sonore sur tout le registre, médium riche de mezzo et aigus colorés et pleins. Une
douceur déchirante dans son air d’adieu à Adoniram à mi-voix, comme pour elle,
mais envol d’émotion qui nous étreint tous.
On aime la franchise, la
vaillance de Jean-Pierre Furlan :
voix d’airain comme la matière noble qu’il travaille, métal et feu, il est
immédiatement dans le personnage orgueilleux, arrogant, patron de choc,
inflexible, n’éludant pas l’affrontement ni avec ses ouvriers disons en grève,
ni avec Salomon, et surtout pas avec un orchestre déchaîné a tutti : tous
contre un ! Il le brave, le surmonte dans une tessiture inhumaine, des
aigus délirants. S’il est assailli de doutes, c’est face à la divinité, à
l’orgueil humain qui se dresse palais et temples qu’il n’habitera que
brièvement le temps d’une existence humaine : un instant contre
l’éternité.
Tenaillé du même doute, Vanitas vanitatum, ‘Vanité des vanités’,
Salomon même baptisé ici Soliman, est le sage de la légende mais assez sage
pour n’être pas asservi à sa sagesse : amoureux lucide, il abdique sa
puissance « Sous les pieds d’une
femme », reconnaissant sa folie. Mais qui n’a pas un grain de folie
n’est pas aussi sage qu’il croit et le roi Salomon Sage des sages, l’exprime
admirablement dans un air d’introspection qui est un sommet psychologique de l’œuvre.
Même vaincu par une jalousie bien humaine en apprenant la trahison de Balkis, il
est clément comme un Auguste face aux conspirateurs : qui « a tout appris et veut tout oublier ».
Ayant tous les pouvoirs, il n’en invoque aucun pour se venger : pas de loi
du talion, pas d’œil pour œil ni dent pour dent. Au contraire il offre à
Adoniramn pour le retenir, le partage du pouvoir. Pourquoi pas de la femme ?
Nicolas Courjal, toujours juste dans
ses interprétions, avec la fatalité de la voix noire de basse qui le voue aux noirs
desseins, a toujours dans le timbre, l’expression, une lumière, une nuance, une
vibration humaine qui rédime le personnage le plus sombre qu’il incarne. C’est
une sensibilité sans sensiblerie qu’il sait distiller avec le contrôle absolu
de sa voix ductile et souple qui passe de la puissance à la confidence, du cri
au murmure. Et, à ce roi de marbre de la légende il donne une chaude humanité. Ses deux monologues de
Soliman/Salomon sont une profonde et poignante méditation qui mériteraient
amplement de figurer dans un récital tout autant que celui de Wotan.
On ne dira jamais assez la parfaite diction
de tous ces interprètes.
Cocu
devant l’Éternel
Bienséance et censure bourgeoises obligent,
on ne saura pas si la belle reine couche avec son plébéien architecte. Mais,
sous le sceau du mariage avec le gage de l’anneau matrimonial qu’elle a repris
au roi qu’elle n’a pas hésité à endormir avec un narcotique, elle a l’intention
de le faire. En sorte que Soliman, le grand Salomon auquel on prête le sensuel,
l’érotique Cantique des cantiques, le
roi aux mille femmes[1],
est potentiellement trompé par la reine de Saba et si, effectivement, il n’est
pas cocu devant les hommes, il est cocu devant Dieu.
Opéra de Marseille
La Reine de Saba de Charles Gounod,
Version concert
22 25, 27 et 30 octobre
Balkis KARINE DESHAYES
Bénoni MARIE-ANGE TODOROVICH
Sarahil CECILE GALOIS
Adoniram JEAN-PIERRE FURLAN
Soliman NICOLAS COURJAL
Amrou ERIC HUCHET
Phanor REGIS MENGUS
Méthousaël JERÔME BOUTILLIER
Sadoc ERIC MARTIN-BONNET
Orchestre et Chœur de
l’Opéra de Marseille
Direction musicale Victorien
Vanoosten
Chef de Chœur Emmanuel
Trenque
Photos Christian Dresse :
1. Todorovitch, Furlan ;
2. Trio de traîtres et patron ;
3. Courjal, Deshayes ;
4. Galois, Todorovitch, furlan, Deshayes ;
5. Deshayes ;
6.Bonnet, Courjal, Deshayes, Furlan.
[1] Il était
crédité, si l’on peut dire, de sept cents femmes et trois cents concubines (1 Rois 11,2-3).
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