Monsieur
de Pourceaugnac,
Comédie-Ballet de Molière et Lully.
Production du Théâtre de l’Éventail, en collaboration avec l’ensemble La Rêveuse
Opéra Grand Avignon
6 octobre
Force de frappe de la farce à
l’évidence, qui, sous les situations topiques, sous les masques, le
déguisement, révèle, laisse finalement percer à nu l’épure dramatique : la
violence parentale qui force les enfants à des mariages tyranniques ; mais
aussi, réplique des enfants révoltés, reprise de la Commedia dell’Arte, la
gérontophobie[1]générale, la haine des vieillards détenteurs du pouvoir, le triomphe cruel des
jeunes sur le barbon, bafoué, ridiculisé, où l’impitoyable futur opéra-bouffe trouvera
sa plus cynique inspiration qui choquait Rousseau. Et quand ce barbon est par
ailleurs un Limousin, perdu dans la capitale, dont le crime capital est d’être
un provincial, il faut ajouter la méprisante cruauté du suprématisme parisien
puisqu’il est décrété depuis Villon qu’« Il n’est bon bec que de Paris »,
future anticipation du jacobinisme centralisateur, étouffoir de la diversité de
provinces. Sans oublier que le malheureux a l’ambition outrecuidante de faire un mariage bourgeois, sinon
gentilhomme, c’est-à-dire, sortir de son rang pour gravir un échelon social. Et
additionnons encore, entre rires et larmes, amer sarcasme, la plaidoirie
burlesque des deux médecins, ou plutôt le funèbre réquisitoire personnel du
dramaturge malade, la violence d’une science médicale sans
conscience, ivre de son inutile savoir verbal, dont à deux années et trois
mois de son Malade imaginaire et de
sa mort (février 1673), Molière dramatise avec un humour ravageur, les ravages
qu’il subit sûrement dans son corps et son esprit.
Donc, sous le masque de la farce, la
frappante force, noire de la réalité. Alors, quand Boileau, après avoir assisté aux Fourberies de Scapin de 1671, pince ces
deux alexandrins méprisants :
« Dans le sac ridicule où
Scapin s’enveloppe,
Je ne reconnais pas l’auteur du Misanthrope »,
on les additionnera non au crédit mais au débit de son peu
poétique Art poétique pincé,
étroitement pensé. Car Molière, génie intemporel qui nous parle encore
aujourd’hui, était un généreux auteur tous publics, tous traitements théâtraux,
du théâtre de mœurs bourgeois au populaire théâtre de tréteaux, à
l’attrayante scène agrémentée de musique.
Comédie-Ballet
Pendant longtemps, on a oublié que
le théâtre du dit Grand Siècle était presque toujours assorti de musique, soit
dans les entractes, soit, comme ici dans le corps même de la pièce par des
intermèdes, appelés des « entrées ». Jean-Baptiste Poquelin, dit
Molière, eut pour collaborateurs de grands musiciens, le tumultueux Dassoucy qu’il
délaissa, au grand chagrin de ce dernier, pour Charpentier. Mais on connaît surtout
son association musicale première avec un autre Jean-Baptiste, le Florentin Lully :
ensemble, ils créèrent la comédie-ballet, une action théâtrale assortie de
chants et de danses intégrées, dont le premier succès fut les Fâcheux en 1661, suivi de sept autres
pièces, dont Le Bourgeois gentilhomme,
en 1670, fut l’aboutissement, et la fin.
En effet, en mars 1672, l’intrigant
et envahissant Lully obtient du roi le droit d’exclusivité des spectacles
chantés et celui, exorbitant aussi, d’interdire aux troupes théâtrales de faire
chanter une pièce entière sans sa permission. Molière protesta hautement, son
répertoire étant constitué en grande partie de comédies-ballets, sept autres
étant à son actif. Sensible à son
indignation, le roi lui concéda l’emploi d’un effectif de six chanteurs et douze
instrumentistes pour son théâtre. Le chorégraphe et musicien Pierre
Beauchamp continua à en régler les
danses.
Comme la musique bien réglée, l’harmonie
règne donc alors entre Lully et Molière qui écrivit sur place, au château de Chambord,
ce Monsieur de Pourceaugnac qui fut
donné devant Louis XIV et sa cour en 1669. Les deux artistes se partageant même
les planches pour certaines scènes, Molière jouant le héros limousin et Lully,
artiste tous terrains, l’un des médecins.
La pièce
L’intrigue est mince, même si le
sujet a toujours un fond cruel : le despotisme du père qui impose à ses
enfants, contre toute justice, pour des raisons d’intérêt, des choix
matrimoniaux contre leur cœur.
Éraste
Éraste (dont je m’étonne du nom qui, en Grèce, désignait l’adulte protecteur
très intime d’un éromène, adolescent,
dans une relation pédérastique, d’où péd/éraste)
et Julie sont amoureux, mais le père de la jeune fille, Oronte, a décidé d’un
mariage plus avantageux avec le héros titulaire, limousin, barbon,
provincial ridicule déjà par son nom, Monsieur de Pourceaugnac, qui a l’ambition
de frayer avec la bourgeoisie parisienne, pas encore gentilhomme. Les deux amants,
vont tout mettre en œuvre pour faire capoter ce mariage, grâce à l’entregent entremetteur
de Nérine et les machinations du Napolitain Sbrigani, étrange personnage
comique de valet débrouillard à la Figaro qui, tel un héritage de Machiavel passé à la Commedia dell’Arte
semble traverser le théâtre comique pour fixer l’Italien comme un intrigant professionnel
jusqu’au couple du Chevalier à la Rose de
Strauss. Ils rendront presque fou le barbon limousin poursuivi par des médecins
acharnés à sauver cet homme éclatant de bonne santé, lui démontrant qu’il est à
l’article de la mort, voulant l’opérer, l’amputer, le saigner, lui donner un
clystère, cette énorme pompe à lavement pour purger, ce qu’on croyait remède à
tous les maux. On anticipe Monsieur
Purgon, nom significatif que donne Molière à l’un des terribles médecins de
son Malade Imaginaire.
Dans Monsieur de Pourceaugnac devant
le roi, Lully jouait le médecin armé du redoutable engin à purger, le clystère,
et Molière, interprétait le malheureux Pourceaugnac poursuivi, qui fuyait,
protégeant son derrière en péril avec son chapeau. Il en verra de toutes les
couleurs, le Limousin ou Limougeaud limogé, accusé de dettes, accusé de
polygamie par deux femmes avec une nombreuse marmaille.
La musique
Monsieur de Pourceaugnac opère une véritable fusion des
genres entre musique et action : on passe très naturellement dans certaines
scènes du texte à la musique et de la musique au texte, du langage parlé au
chant. Molière et Lully parviennent à tirer des effets hilarants en utilisant
notamment la musique et la danse des scènes burlesques et ils atteignent, dans
cette pièce, un niveau efficace de comique musical, de comédie musicale. Il y a
de véritables morceaux de bravoure verbale comique, les deux tirades
intarissables des deux médecins et le dialogue hilarant entre deux
professionnels de la parole, l’avocat bègue et l’avocat babillard. Il y a de
l’italien, du gascon, du picard, du flamand, bref, un pittoresque linguistique
d’une France qui n’avait pas encore été formatée par le francien, le françois, imposé par le jacobinisme
normalisateur.
On peut imaginer que, choyé par le roi, Lully bénéficia d’un
effectif plus étoffé de musiciens, mais quelle belle étoffe raffinée que cet
ensemble chambriste de La Rêveuse !
Suave soie des deux cordes frottées aiguës sur le léger velours doré de la
viole de gambe, filigranés de l’argent perlé des cordes pincées du théorbe et
du clavecin assurant le continuo, avec les broderies des ornements, le léger
brocart des trilles : c’est une gracieuse épure, à l’échelle de la pièce,
des fastes pompeux des Trente violons du roi. Cela répondant au fond à la
modeste phalange habituelle de théâtre de Molière accordée par le roi à sa
troupe.
Trois chanteurs stylés en chant à la
française imposé définitivement par l’Italien Lully, le phrasé élégant, les
virtuoses tours de gosier, humanisent par leurs brunettes amoureuses au lyrisme
galant la cruauté sans amour de l’action : une belle soprano au beau
timbre fruité et un heureux couple sombre et clair, baryton et ténor, costume
noir et chapeau melon, associé au jeu comme spectateurs, double des amants vainqueurs,
mais triomphant modestement apparemment du mariage pour tous d’aujourd’hui. Un
cornet de cirque trompettera le nom comique du héros, plaisamment, La Vie en rose sera chantonnée comme
d’un balcon à l’adresse des musiciens, musique un moment ponctuée de la guitare
pour un amusant passage flamenco amené par la cape torera, chapeau cordouan du
musicien, dans une jolie allusion à ce genre de spectacle jouant souvent sur
les écoles nationales de chant, dans ce qui deviendra tradition d’Europe
galante et chantante, quand on sait l’internationalisme des familles régnantes :
Louis XIV, fils et époux d’une espagnole, éduqué par l’Italien Mazarin,
petit-fils d’un Henri IV descendant d’un ancien roi maure de Tolède…Frontières
aussi artificielles entre les monarques qu’entre les nations et les genres
artistiques : tout ici dit, à son échelle, accents nationaux et régionaux divers,
la nécessaire fusion et dénonce, paradoxalement, a contrario, l’exclusion qui frappe
le provincial.
Réalisation
À jardin, les instruments de musique accrochent, accroupis
sagement dans la pénombre, de furtifs éclats mielés de lumière avant d’éclater la
fanfare lumineuse d’une brève-longue ouverture à la française, iambique, dont
la brièveté ironique dément la majesté apprêtée pour ces tréteaux. Centrale,
une estrade prolongée de la pente de deux chemins de corde parallèles, fermée
d’un rideau orange soutenu par deux mâts et des haubans qui lui donnent
l’allure d’un bateau à voile, vogue la galère (« mais qu’allait-il y
faire, dans cette galère ? »), vague vélum de guingois de guignol
d’où surgiront, rêve et cauchemar, une ronde effrénée, personnes vraies,
personnages masqués à la Commedia dell’Arte, travestis, puis des marionnettes
gainées déchaînées et celle géante, finale, derrière et par-dessus, dans une
profusion, une prestesse des changements des acteurs en coulisses qui tient de
la prestidigitation, sans rupture de rythme, souvent au galop de mascarade
bacchanale, de cavalcade carnavalesque. C’est étourdissant de virtuosité dans
cette simplicité faussement affectée
avec élégance.
Pourceaugnac
Monsieur de
Pourceaugnac, au nom décliné et quantifié de porc, pourceau, avec une désinence
« gnac », du gascon gnaca, ‘mordre’ (et pourquoi pas, accordons-lui, la « gnaque » moderne, ‘l’envie de
gagner’, « avoir la gnaque », la pêche) est en fait la pauvre poire
vouée à perdre, le loser, prédestiné,
au ridicule par son nom. Pourtant, au sens même de l’époque, il a bonne mine, une
mise tout à fait « propre » à l’air du temps sinon celui de la mode
parisienne, manteau à rayures orange et vert « jusques en bas » sur
pourpoint rayé et chausses outrées, chaussures au galant ruban, tête posée sur
une fraise orangée, généreusement emperruquée « à la chien »,
crêtée non d’un plumet mais d’une fringante plumette à son non chapeau panache
mais petit couvre-chef n’en couvrant qu’une portion. Sans être maniéré, il a
des manières et les affiche ostensiblement en signe d’élégance courtoise :
« Un deux, trois, quatre, cinq », les temps bien comptés à haute voix
d’une révérence de cour bien apprise.
Les autres
intervenants mêlent un semblant de réalisme d’époque, un Capitan bravache
jouant de l’épée, un hallebardier, deux exempts de la maréchaussée, des
costumes stylisés, fraises et rabats hyperboliques, mêlés de chapeau melon de
cirque, haut de forme, demi-masque laissant la bouche à découvert, masque
entier, masque sur masque, comme des pelures d’oignons d’un déguisement à
l’infini des fausses apparences, trappe et attrapes ne peuvant manquer dans
cette farce délirante. C’est d’une fantaisie pleine de charme et d’harmonie
dans ces tons orangés qui baignent l’ensemble.
Les médecins, coiffés à la fou de l'entonnoir à l'envers, ont la part belle avec
leur ample vêtement de deuil anticipé des patients, le masque à la fois de la
Commedia avec le nez crochu stylisé du mythe prophylactique des herbes
salutifères garnissant l’appendice nasal artificiel pour s’épargner les miasmes
de la contagion, et ces lunettes savantes sur le trou, déjà cadavérique des
yeux leur donnant un effroyable aspect.
On admire le
travail sur les voix, les accents cocasses, sur les corps courant, boitant,
boitillant de vieillard chenu ou sautillant et dansant de santé mauvaise dans
la ronde des médecins fous autour du pauvre Pourceaugnac. On admire les deux acteurs
masqués, grand moment de pur et
grandiose théâtre, débitant sans anicroche leurs deux interminables tirades, terriblement
documentées de toute la science de leur temps appuyée sur les autorités, Esculape
et Galien, le premier exposant son diagnostic :
« notre
malade ici présent, est malheureusement attaqué, affecté, possédé, travaillé de
cette sorte de folie que nous nommons fort bien, mélancolie hypocondriaque,
espèce de folie très fâcheuse »
Le second approuve le diagnostic, ou
plutôt verdict :
« le raisonnement que vous en avez
fait est si docte et si beau, qu’il est impossible qu’il ne soit pas fou, et
mélancolique hypocondriaque ; et quand il ne le serait pas, il faudrait
qu’il le devînt, pour la beauté des choses que vous avez dites, et la justesse
du raisonnement que vous avez fait. »
Le raisonnement bannissant la
raison, les deux médecins veulent convaincre le patient héros, sinon réel patient,
d’une maladie inexistante à laquelle il est sommé d’adhérer pour ne faire pas
mentir la beauté du diagnostic savant. C’est la préfiguration inverse d’Argan,
le Malade imaginaire, le futur hypocondriaque. C’est un sommet de dérision d’un
Molière malade, qui avait sans doute entendu de telles choses. Et sans doute l’a-t-on
entendu et attendu à son propre jeu puisque, l’année suivante, une pièce
anonyme avec son nom en anagramme le satirise en malade imaginaire,
hypocondriaque : Élomire hypocondre.
Malheureusement, sa maladie n’était
pas imaginaire et on l’imagine jouant son Malade
et disant sa fameuse réplique :
« N'y a-t-il point quelque danger à contrefaire le mort ? »
On ne peut s’empêcher
de replacer dans ce contexte humain vécu cette pièce dont il joua aussi le
héros : la déshumanisation farcesque des persécuteurs de Pourceaugnac n’en
rendent que plus humaine sa figure, même caricaturale, de victime désignée.
La troupe de L'Éventail, l’ensemble
la Rêveuse, s’en donnent à cœur joie : pour la nôtre. Un cruel régal royal.
Monsieur
de Pourceaugnac
Comédie-Ballet
de Molière et Lully
Opéra Grand Avignon
6 octobre
Mise en scène et scénographie : Raphaël de Angelis
Direction musicale : Benjamin Perrot et Florence Bolton
Assistant à la mise en scène : Christian Dupont
Chorégraphe : Namkyung Kim
Scénographie : Brice Cousin.
Mise en lumière et régie : Jean Broda, Etienne Morel
Costumes : Lucile Charvet, Jessica Geraci, L'Atelier 360
Décor : Luc Rousseau
Masques : Alaric Chagnard, Den, Candice Moïse.
Marionnettes à gaine : Irene Vecchia et Selvaggia Filippini.
Marionnette géante : Yves Coumans et la compagnie Les Passeurs de Rêves.
Théâtre de L'Éventail
Comédiens
Kim Biscaïno, Brice Cousin, Paula Dartigues,
Raphaël de Angelis, Cécile Messineo et Nicolas Orlando
Ensemble La Rêveuse
Sophie Landy : soprano
Raphaël Brémard : ténor
Lucas Bacro : basse
Benjamin Perrot : théorbe
Jean-Miguel Aristizabal : clavecin.
Photos
fournies par l’Opéra Grand Avignon
1. Ensemble la Rêveuse ;
2. Sbrigani ;
3. Le Capitan et un masque ;
4. Pourceaugnac et médecins ;
5. Infirmiers ;
6. Les mères abandonnées sur Pourceaugnac.
1. Ensemble la Rêveuse ;
2. Sbrigani ;
3. Le Capitan et un masque ;
4. Pourceaugnac et médecins ;
5. Infirmiers ;
6. Les mères abandonnées sur Pourceaugnac.
[1] Je renvoie à mon livre D’Un Temps d’incertitude, Deuxième
Partie, « Incertitude du temps », éd. Sulliver, 2008.
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