MUSIQUE AU CENTRE
24 août
Voir naître un festival
est un privilège, le voir grandir, un bonheur. Témoin, il y a trente-neuf ans
de celui de la Roque d’Anthéron, quelques amis serrés sur une petite estrade un
soir de mistral, qui en eût pu prédire la merveilleuse aventure ? C’est la
même que l’on souhaite au festival Musique
au Centre, voulu par l’obstination et le dévouement de deux enseignants, Gwénaelle Castex et Pierre Laïk. De leur complice passion pour la musique de
chambre est née leur association Musica
Intima en 2016 et, de celle-ci, a éclos en 2018 ce petit festival, quatre
concerts en trois jours, un quatre sur trois donnant ce sept mythique ou
mystique hantant ou sous-tendant tant de légendes ou croyances : on lui en
souhaite l’influx bénéfique de la croyance heureuse et non peureuse du chiffre
sept.
Des lieux patrimoniaux
L’an dernier, du 24 au 26
août, le festival s’était niché en plein centre-ville, dans la sobre cour
adoucie de platanes du lycée Montgrand, ancien hôtel Roux de Corse, géométrique architecture néo-classique du milieu du XVIIIe où, reçu
fastueusement par le maître des lieux, le 22 juillet 1756, le maréchal duc de
Richelieu, de retour des Baléares victorieux contre les Anglais par la prise de
Minorque, se fit servir, pour accompagner le poisson, la mahonnaise ramenée de Port-Mahon,
nationalisée mayonnaise (ne le rappelons pas trop haut, musica intima oblige, car les sourcilleux Catalans nationalistes
reprochent déjà aux Marseillais de leur avoir volé la version forte de la
mahonnaise, leur alloli, ‘aïl et
huile’, bref, l’aïoli !). Loin de ces querelles culinaires, ce lycée fut,
en 1891, le premier lycée de filles à Marseille.
La première soirée de 2018
eut même le baptême, sinon du feu autre que celui des musiciens, celui du vent
qui en parapha la naissance par une intempérie intempestive de mistral faisant
voler tempétueusement les partitions, cachet d’authentique festival de la
région.
Temps béni pour ce crû, canicule tempérée, douceur aimable. Cette
année, dans le creux musical entre la fin du Festival de la Roque d’Anthéron le
18 septembre et le début de la saison à Marseille —et avant la rentrée des
classes pour ces deux professeurs ! — les organisateurs ont programmé
leurs quatre concerts du 23 au 25 août dans la cour d’un autre établissement
scolaire classé aussi au patrimoine marseillais, le lycée Périer, cher à ma
lointaine Philo et mes Prix, premières classes mixtes en Terminale et fumoir
autorisé. Sur un plat de la longue rue Paradis prenant son souffle après la
raide montée, le lycée Périer étire sa longue façade blonde ponctuée de
fenêtres carrées sur blanches colonnes et tour moderne sur pilotis ; une haute
grille légère ornée d‘une spirale, telle une clé de sol ouverte à deux battants
de papillon métallique, donne accès à un vaste hall d’entrée montant en
escaliers vers un carré de lumière où veille un haut relief néo-classique
imposant de la sereine et sage Athéna, due à Antonio Sartorio, décorateur de la
façade de l’Opéra, de partie du Palais de Justice et de la prison des Baumettes
—de l’extérieur !— et l’on découvre, plein ciel ouest, une colline
échevelée d’une pinède griffonnée sur l’azur qui ouvre plus qu’elle ne clôt l’immense
cour prolongeant, en hauteur de quelques marches, le généreux terrain de jeux.
Bâti
sur le château de Théophile Périer, l’ancien lycée, foyer de professeurs
résistants qui sauvèrent des élèves juifs de la fureur nazie, bombardé, fut agrandi
fin des années en style néo Art Déco provençal pierres à la blondeur tendre du
beurre. Des platanes ombragent parallèlement cet espace aéré scandé de larges
arcades au-dessus desquelles s’étagent, face à la colline, deux corps de
bâtiment allégés d’une galerie au fines balustres métalliques aux motifs
géométriques épurés.
Au fond, la petite scène se dresse, adossée
à un mur dont l’appareil s’érige en cet immémorial opus incertum, petits moellons en pierre de dimension et de forme
irrégulières, soudées d’un large trait de ciment, héritage antique local de la
tradition romaine.
Sous
le ciel provençal, le romantisme allemand accordé.
Concert
pleines cordes
Cordes cordiales, cordes sensibles,
accordées plein cœur pour le premier concert du 24 août, à 18 heures, le Quintette à deux violoncelles (D956) en
ut majeur de Schubert, servi amoureusement par Alexandre Amedro (violon 1), Benoît Salmon (violon 2), Magali Demesse (alto),Yannick Callier (violoncelle 1), Anne-Claire Choasson (violoncelle 2).
Peut-on parler sans émotion de cet immense quintette composé par Schubert peu
après sa dernière symphonie durant l'été 1828, deux mois avant sa mort ? Il
ne l’entendit jamais exécuter : sachant qu’il ne fut créé qu’en 1850 au
Musikverein de Vienne et publié seulement en 1853, on mesure le privilège de
l’entendre ce soir.
Une aimable brise fait bruire doucement,
délicatement, les feuilles des platanes et, fermant les yeux, on a la sensation
que ce léger motif caressant du premier mouvement, fuyant sur les ailes du
rêve, semble en émaner, un allegro joyeux
mais que le ma non troppo teinte,
modère de la mélancolie, suivie de courses, de présages d’orages et retour
déchirant du motif.
Le second mouvement, c’est l’adagio, un lent, un impondérable rideau
de soie s’ouvrant, émergeant du silence ou des songes, ponctué des pizzicati du
second violoncelle comme des pas menus sur la pointe des pieds, une indécise
brume flottante traitée, interprétée si respectueusement, à la limite infime
parfois du perceptible que, n’était-ce la vue des musiciens, fermant les yeux,
on croirait cette impalpable musique venue d’un ailleurs très lointain mais issu
de nous et l’on retient sa respiration comme on retient un rêve évanescent
qu’un souffle pourrait évanouir. Les grandes arcades profondes semblent toutes
magiquement tendues vers cette délicatesse irréelle, comme de grandes oreilles
attentives, pour ne rien perdre de cette délicatesse.
Le troisième mouvement, Scherzo presto, est comme un réveil
joyeux où Schubert, souriant dans la détresse, semble vouloir effacer d’un
revers de corde l’indéfinissable nostalgie, la mélancolie du précédent
mouvement, dansant, bondissant, mais un brusque changement de tempo arrête
l’ivresse de vie pour sombrer, replonger dans une sombre réflexion, avant le
retour bondissant du premier thème joyeux : sourire traversé de
larmes, traversée de la vie ? Le
dernier mouvement Allegretto, au
rythme dirait-on de vive polonaise, avec babillage du violon sur fond attentif
des cordes graves, a parfois les reflets argentés de la Truite, mais court, fébrilement, comme vers un abîme dans la frénésie
de la strette.
Les musiciens donneront en bis un extrait
de ce mouvement.
Les interprètes, tout au long, on les aura senti
tout pénétrés de ce grave sentiment de l’œuvre exceptionnelle dont ils nous ont
offert, sans aucun grossissement, aucun effet appuyé, une délicate et sensible
version, toute intime, toute intérieure faisant de ce lieu ouvert sur l’espace,
un espace clos, confidentiel, un salon, une chambre où les cinq musiciens pour
un unique Schubert, ne semblent jouer que pour un seul, l’auditeur qui reçoit
au singulier la grâce de cette musique de l’âme, miraculeusement partagée au
pluriel du public.
Concert
sous les étoiles
Pas encore exactement les étoiles dans ce
long crépuscule d’été mais une agréable restauration légère sur place à
déguster sur les tables et bancs de la cour ou qui parsèment la pinède.
D’aimables lycéens jouent les guides souriants du festival, accueillant le
public, distribuant programmes et renseignements, réalisant des sondages, des
interviews audio-visuelles sur le concert qu’ils mettront sur le site à cet
effet prévu.
Un reste de lueur du
crépuscule enfui baigne de vague rose les pierres blondes et nous regagnons nos
places pour le second concert. Les solistes du premier, par ailleurs ayant une
carrière de solistes, étaient tous des musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Marseille, sauf Benoît Salmon,
rattaché à l’Orchestre de Toulon Provence Méditerranée. Les membres du Trio Goldberg, Liza Kerob (violon),
Federico Hood (alto), Thierry Amadi (violoncelle) sont issus de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo,
quant à la pianiste Shani Diluka, qu’on ne présente plus, est Monégasque
aussi. C’est dire qu’un arc méditerranéen unissait ces interprètes pour faire,
de cette soirée marseillaise, provençale, dépassant toute fallacieuse frontière
une rêveuse enclave du romantisme allemand.
Mais, autre vanité des frontières, des genres
et styles, arbitrairement séparateurs, c’est le classicisme de Joseph Haydn
qui ouvrait leur programme, présenté avec humour, amour aussi, par les
interprètes, avec son Trio à cordes
[opus 53 n°1], joué par les Goldberg :
une soirée où les cordes à l’honneur, en auront plus d’une dans l’arc si riche
des combinaisons musicales. Un solaire sol majeur semblait rappeler, par le
son, le soleil doucement enfui, tandis que les grandes arcades, peu à peu illuminées
de rouge de plaisir, étaient des paupières closes, ombrées de la dentelle
sommeilleuse des arbres, dans le bercement de ce thème et variation, léger,
avec un air souriant de danse galante, en toute allègre innocence. Sautillements,
arrêts surprise, glissements, des voltes : le violon babille, l’alto pétille,
le violoncelle est volubile. C’est léger, piquant, pimpant, joué avec une grâce
sans gracieuseté, un froissement de soie dans les feuilles des arbres.
Des platanes,
des pins qui, par la grâce de la musique de Schubert devenaient ce Lindenbaum, ce tilleul humide et
scintillant qu’il a souvent chanté. Présenté avec l’émotion qui nous étreint
encore en évoquant ce jeune homme de trente ans, malade, en fin de vie, lucide
sur son sort, qui lègue et délègue ce chef-d’œuvre « À ceux qui y prendront
du plaisir » ; et le nôtre sera grand par cette respectueuse
interprétation fervente et parce que nous savons qu’au moins, frustré tant de
fois, par l’échec ou l’absence d’écho de ses œuvres, le compositeur aura eu le
bonheur de voir exécuter cette pièce à Vienne le 26 décembre 1827 et, l’année même
de sa mort en 1828, dans une fête amicale, une de ces Schubertiades, qui nous est pratiquement recrée ici ce soir par l'amitié liant les interprètes. En
quatre mouvements, ce Trio pour cordes et
piano n°2 [D929] en mi bémol majeur. Le premier, allegro, de forme sonate,
commence par un thème à l’unisson amical des instruments, populaire, presque
joyeux, coloré d’un peu de noir mineur du second, dans une hâte fébrile, piano
perlé de notes qui peuvent toujours être des larmes. Et le deuxième mouvement, même
tiré d’une chanson populaire, même popularisé par le film Barry Lindon de Stanley Kubrick, semble mouillé de ces pleurs, « Andante
con moto », ‘allant avec mouvement’, mais allant vers où? marche
inéluctable de la vie, vers la mort, ponctué par les pas implacables du piano, opposés
aux vibrations cordiales du violoncelle ou funèbres frissons dans le
frémissement de vie, le bouillonnement du clavier et la reprise lancinante,
fatale, de la marche avant. Le silence émotionnel après ce mouvement, avant l’autre,
semble même religieux. Le troisième est comme une brise chassant les sombres
nuées, une promesse de vie, mais le dernier, malgré les ponctuations
pianistiques et les pizzicati des cordes, comme des rires peut-être, avec les
reprises du thème bouleversant du second, efface ce sourire qui cachait mal les
larmes et nous renvoie aux essentielles interrogations de ce motif morbide et
vital qui ne veut pas finir.
Après
un entracte, la dernière partie est dévolue au Quatuor avec piano n°3 [opus 60] en ut mineur de Johannes Brahms, admirateur de Schubert mais plus heureux
que lui puisqu’il fut lui-même au piano lors de sa création en 1876. Mais, d’entrée,
le déchirement étiré du violoncelle, les pizzicati des cordes pincées disent
plutôt le pincement au cœur d’un tourment fiévreux dans l’effusion éruptive de
la montée passionnelle des instruments. On comprend que Brahms ait référé cette
œuvre rageuse parfois, orageuse, désespérée, aux souffrances du romantique et
suicidaire Werther de Goethe, image sonore
pleine de sève, de vie mais sevrée d’espoir, nimbée de mort dans son amour possible
et impossible pour Clara Schumann à laquelle, le troisième mouvement chaud,
enveloppant, tendre, caressant, serait une ésotérique et presque ouverte déclaration.
Clara
et Robert avaient aussi vécu une passion traversée, exprimée souvent
cryptiquement dans leurs œuvres à l’autre secrètement dédiées le temps de leur longue
séparation. Sans doute le jeune et brillant Johannes, dont ils distinguèrent et
encouragèrent le génie vint-il illuminer un peu leur vie tourmentée lors de la
maladie et folie de Schuman. On peut du moins, rétrospectivement le rêver pour
la sacrifiée Clara, compositrice empêchée, déchirée entre sa nombreuse famille,
sa carrière de pianiste, avec le poids d’un époux en partance dans la folie. Il
ne pouvait manquer ici et un bis, le quatrième mouvement du Quatuor à cordes et piano op. 47, véritable lettre d’amour lumineuse de
Robert à Clara.
Merveilleuse soirée pour un festival dont la réussite farde les efforts, tout le travail acharné des deux organisateurs, comme sut le dire avec brio, éloquence et sourire, Liza Kérob en leur offrant des remerciements que nous partageons de tout cœur.
Marseille, Lycée
Périer
Musique au Centre,
SAMEDI 24
AOÛT
Concert à cordes pleines, 18 heures
Concert à cordes pleines, 18 heures
Schubert
Quintette à deux violoncelles (D956)
Alexandre Amedro - violon 1
Benoit Salmon - violon 2
Magali Demesse - alto
Yannick Callier - violoncelle 1
Anne-Claire Choasson - violoncelle 2
Concert sous les étoiles, 21 heures
Haydn, Schubert, Brahms
Les membres du Trio Goldberg :
Liza Kerob - violon
Federico Hood - alto
Thierry Amadi - violoncelle
Shani Diluka - piano
Quintette à deux violoncelles (D956)
Alexandre Amedro - violon 1
Benoit Salmon - violon 2
Magali Demesse - alto
Yannick Callier - violoncelle 1
Anne-Claire Choasson - violoncelle 2
Concert sous les étoiles, 21 heures
Haydn, Schubert, Brahms
Les membres du Trio Goldberg :
Liza Kerob - violon
Federico Hood - alto
Thierry Amadi - violoncelle
Shani Diluka - piano
Photos :
1 et 2 Lycée Périer .
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©lautremag.news ; © Florent Gauthier
3. Concert 18h; 4. Cour la nuit; 5. Pinède éclairée; 6. Trio Goldberg; 7. Liza Kérob, Thierry Amadi.Shanu-i di Luca,
Association Musica Intima68, Rue François Mauriac
Résidence Prébois, Bât C1 les Aloès
13 010 Marseille
06 15 91 15 84
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