Nymphes
des Bois
Tour royale de
Toulon,
23 août 2019
Le chant d’Orphée
attendrissait les bêtes, faisait pleurer les rocs. Les Voix animées animent les pierres de la Tour Royale, les font
chanter.
Cadre
Fort Balaguer, Tour Royale : les deux
forteresses face à face sont comme le fermoir qui enserre, sans fermer
complètement, le collier illuminé de l’immense rade de Toulon. Au bout des onduleuses
phrases des plages de sable, le point final du Fort : une pointe rocheuse
surmontée de la Tour, royale par son origine, démocratique et universelle
désormais par la musique, immémoriale par ce chant ancien venu du Moyen-Âge, de
la Renaissance, qui s’anime et renaît pour nous par la magie des Voix Animées. Quelle
conversion, reconversion sur son bord de mer, par la grâce de la musique pour,
je l‘ai écrit, cet apparent château de sable à l’échelle des titans, concrétisé
pierre à pierre au fil des siècles, décliné en pacifiques notes aujourd’hui !
Cette Tour royale de Toulon, au bout d’une
presqu’île, domine désormais paisiblement la rade, sans canons, tambours ni
trompettes autres que ceux des orchestres, en géant débonnaire, dépositaire
d’un passé guerrier aujourd’hui heureusement révolu : elle accueille
désormais dans son creux, dans sa cour, la paix de la musique. Plantée,
ponctuée en relief amical, musical, sur la sérénité du vert tapis du parc à ses
pieds : les enfants sortant à peine de la baignade quand on arrive et
s’arrime à sa rampe pour contempler, au couchant mouvant, émouvant, comment la
mer reflète en soie rose le rougeoiement velouté intense du soleil avant qu’il
ne sombre avec faste et s’éteigne, semblant éclairer la mer par en dessous,
relais lumineux de l’astre enfui : la polychromie de ciel et mer
crépusculaires notent d’avance, en couleurs, la polyphonie colorées des voix.
On retrouve comme une
amie la petite scène adossée au mur, les pupitres pour tenir les tablettes
numériques des partitions pour éviter autant en emporte les rages et ravages du
vent, très sage ce soir exceptionnel de douceur, de beauté sereine, des rangées
de siège de front et, de dos, au-delà des créneaux, la mer : « Entre
pierres et mer », tel était le programme, entre terre et ciel,
ajouterai-je. Ces Nymphes des Bois de Josquin
des Prés, cœur du programme autour de lui dressé et tressé, pouvaient aussi
bien être des nymphes des ondes, de la mer, des Néréides.
Dix ans déjà : autour de Luc Coadou, leur directeur musical, Les Voix Animées, ensemble a cappella, comme un rêve, naviguent leur cycle de
concerts de la nef ou du cloître cistercien alvéolé de l’abbaye romane du
Thoronet à cet ancien fort attendri de musique, d’un espace clos ou dentelé au
ciel ouvert de la Tour. Avec un effectif variable de quatre à huit chanteurs,
ce sont les trésors de la grande polyphonie du Moyen-Âge à la Renaissance qui
sont restitués avec une rigueur musicologique et musicale exemplaires mais
aussi un tel sens, même dans l’obligatoire immobilité des chanteurs, du texte
en latin ou ancien français, que cette abstraction géométrique, cette
architecture sonore, prend corps, devient sensible et parle, sonne et résonne
dans l’oreille et l’âme.
Contexte
historique
Cette efflorescence arachnéenne de lignes
de voix de plus en plus nombreuses, de plus en plus complexes, de plus en plus
virtuoses, qui se croisent, s’entrecroisent, est à la musique ce que les
nervures de la croisée d’ogives sont à l’architecture, d’abord simples jusqu’à
la multiplication du faisceau vertigineux de courbes et contrecourbes du
gothique flamboyant : l’œil et
l’ouïe se répondent. Cette acrobatique jonglerie stylistique est parallèle, contemporaine
de l’art artificieusement raffiné des « Grands rhétoriqueurs » qui,
par leurs jeux verbaux, l’expérimentation phonique, explosent la rigidité de la
langue et en explorent en virtuoses les virtualités vertigineuses, les
potentialités limites, dans une poésie sottement décriée par le classicisme et
le positivisme. Ambiguës et serties de jeux de mots, les productions verbales de
cette poésie sont heureusement réhabilitées à notre époque —déjà attentive à l’inconscient
signifiant du langage avec la psychanalyse— par les médiévistes, par des écoles
littéraires contemporaines formalistes, attentives au signifiant comme l’Oulipo dont les recherches et les
exercices de style y trouvent une anticipation. Architecture, musique muette ;
musique, architecture sonore, et poésie rhétorique exacerbée jouant entre son
et sens dans ce que j’ai appelé dans mes travaux architexture du texte, dans cette période charnière des Grandes
Découvertes, me semblent témoigner d’un égal optimisme, de l’enthousiasme d’une
avancée technique, scientifique en somme, d’une époque ivre de découvertes,
d’explorations, ciel et terre aux limites reculées, d’un monde enfin
décloisonné : la Renaissance en somme.
Cependant, cette pure virtuosité de la
polyphonie n’avait pas manqué d’être critiquée bien avant son apogée de la
Renaissance. Une bulle du pape Jean XXII la condamne en 1322 :
« Certains disciples
d’une nouvelle école, mettant toute leur attention à mesurer les temps, s’appliquent par des notes nouvelles à exprimer
des airs qui ne sont qu’à eux. Ils coupent les mélodies, les efféminent par le
déchant, les fourrent quelquefois de triples et de motets vulgaires, en sorte
qu’ils vont souvent jusqu’à dédaigner les principes fondamentaux de
l’Antiphonaire et du Graduel, ignorant le fonds même sur lequel ils bâtissent,
ne discernant pas les tons, les confondant même, faute de les connaître. Ils
courent et ne font jamais de repos, enivrent les oreilles, et ne guérissent
point les âmes. »
Cette délectation sonore
fera l’objet, avec la Réforme, des vives critiques des luthériens qui dénoncent
cette débauche sensuelle de sons qui font perdre le sens religieux. Voulu par
Charles Quint qui n’en verra pas le terme, le Concile de Trente (1545-1563),
qui lance la contre-offensive contre le protestantisme à la fin du XVIe,
la Contre-Réforme, réagit et impose un retour à une musique plus simple, qui
donne le primat au texte religieux intelligible, au dogme.
Textes
musicaux
Choisi avec soin dans son
programme, le concert débutait avec Intemerata
mater, ‘Mère immaculée’, une pièce contrapuntique de Johannes Ockeghem, le maître de cette école foisonnante
franco-flamande. S’élevant dans un délicat étagement, la végétation
impondérable des voix semblait doucement faire lumineuse ascension de
l’ombreuse muraille gagnée par une nuit inverse.
Suivait logiquement, fervent hommage à sa
mémoire, le fameux lamento Nymphes des
Bois de Josquin des Prés, sur le
poème du grand rhétoriqueur Jean Molinet.
Dans une parfaite symétrie, la pièce, introduite à l’unisson par le « Requiem
æternam », ‘donne le repos
éternel’, de la Missa defunctorum, ‘la
Messe des morts’, est close par le rituel « Requiescat in pace »,
‘Repose en paix’. Dans cet éloge éploré d’Ockeghem,
mort cette même année de 1497, Josquin évoque
le maître vénéré, « bon père » musical, et convoque à deuil ses enfants,
ses disciples qui le continuent, Brumel,
Pierchon, Compère. Doucement, comme une progressive révélation, la pièce
s’ouvre lentement, se construit, s’élève comme une arche gothique sur le
pilier, le motif initial du « Requiem æternam », qui sert de teneur
(tenu par le ténor, mot qui en tire son origine), laissant fleurir autour de ce
cantus firmus intangible les cinq
autres voix mobiles qui entrent tour à tour, délicates draperies funèbres qui,
par leurs enjambements se voilent, se dévoilent, tels des fondus enchaînés dans
un faste contrapuntique en hommage au maître, puis un déploiement, un
arc-en-ciel harmonique, un envol planant avant de conjoindre, se posant doucement
à l’unisson sur un émouvant « Requiescat in pace. Amen ».
Dans ces grands rhétoriqueurs musicaux, notre
musique contemporaine, des compositeurs, ont aussi trouvé des antécédents, des
ancêtres, et l’on sait, parmi eux, la faveur des audaces chromatique de Gesualdo.
Ainsi, le compositeur franco-ukrainien Dimitri
Tchesnokov (1982) avait offert aux Voix Animées ces Trois motets qui furent crées en 2013 en l’abbaye du Thoronet et
figurent justement ici au programme. Le
premier, les deux versets du début du psaume XLI Sicut cervus, ‘Comme le cerf’, sur l’image poétique du cerf
assoiffé cherchant Dieu dans la forêt qui court de la poésie mystique de Jean
de la Croix jusqu’à la populaire Guantanamera
cubaine sur le texte de José Martí. Ockeghem
en avait fait un requiem, Palestrina l’avait déjà mis en musique selon les
canons du Concile de Trente et, après eux, une longue file de musiciens de Charpentier
à de Lalande, en passant par Bach, Mendelssohn, etc. Troisième pièce du
concert, ce motet fut repris en final, morceau d’aujourd’hui scandé en fond
d’un discret tictac métallique, passage inéluctable du temps, la mémoire, fondue sur cette nappe de musique immémoriale.
Du même Tchesnokov, Dicam Deo, ‘Je dis à Dieu…’, avec un tintement infime, suggestion de cloche
qui recrée, d’emblée, sous ce ciel ouvert, un écho ecclésial venu d’infiniment
loin.
On ne peut détailler toutes les fines
beautés de ce concert sans concession, sans facilité. On retiendra le
dramatique Absalom, fili mi, ‘Absalom,
mon fils’, déjà musiqué par Josquin, ici dans la version de Pierre de la Rue. Musique
méticuleusement savante sur un texte implicite pour un public savant en textes
bibliques. Mais il convient, pour la goûter aujourd’hui, d’en éclairer le sens.
Ces deux simples versets en latin sont les premiers de la déploration du roi
David à l’annonce de la mort de son fils, Absalon, rebellé contre son père et
roi, et mourant accroché par ses longs cheveux dont il était si fier aux branches
d’un arbre sous lequel il passait impétueusement sur son char de bataille.
Certes, si la polyphonie en ses décalages verbaux complique pour nous la
compréhension d’un texte alors connu des auditeurs, il est faux de nier son
expressivité émotionnelle à entendre, comme un écho lancinant, ce nom répété
douloureusement par le père. En Espagne, ce thème donna lieu à un beau romance
chanté qui joue sur la répétition du nom du fils mort, Absalon, et l’on en peut
comprendre la résonance dramatique dans une cour où venait de mourir
tragiquement le rebelle Infant Don Carlos, ambitionnant de s’emparer des
Flandres, après avoir même tenté de tuer son père Philippe II[1].
Je le disais à Luc Coadou à la fin du concert, qui me présenta l’un des
chanteurs, Eymeric Mosca, qui avait réalisé
un travail sur ce thème d’Absalon à travers la musique, dont il nous apprit qu’il
était repris encore de nos jours par un compositeur américain : Œdipe pas
mort !
Un joyeux Laudate filium, ‘Louez le fils’ était comme le contrepied heureux à
la déploration pour la mort du fils. La voix grave de Coadou, par
son épaisse sonorité, même sans être la teneur, était comme un solide tronc
paternel autour duquel, s’enroulaient le léger volume, les voûtes, les volutes
linéaires des voix, crêtées d’aigus lumineux.
Sortie de
ses lieux clos réverbérants, cette polyphonie, même en plein air, provoque une douce
sensation de résonance intérieure, intime : chaque phrase, chaque mot,
avec les entrées décalées, a un écho, une ombre, un sillage qui la prolonge,
qui la suspend encore dans l’air quand d’autres s’évanouissent. Il y a un excès
dans le procès de brouillage du sens que fit la Contre-Réforme à la polyphonie
car il y a un subtil traitement, une délicate théâtralisation, une mise en
scène justement du mot : loin d’être perdu dans le bouquet, la feuillée
gothique flamboyante globale, les voix concordent souvent, se retrouvent à
l’unisson sur le mot important, sacré, ainsi mis en valeur comme un joyau dans
le reliquaire orfévré de l’ensemble.
Fin de Moyen-Âge et
Renaissance, fascination pour ce qu’on croyait, selon l’antique géographie et
cosmographie de Ptolémée, les lignes réglant la terre et régissant les orbes
parfaitement circulaires des astres produisant la musique des sphères selon
Pythagore. Même si le cercle, idéal de perfection d’un cosmos à l’image de Dieu,
à l’orée de l’ère baroque est démenti par Képler qui découvre l’ellipse des orbes
célestes, la musique, dans la tradition antique, est toujours associée aux
mathématiques, elle est nombre audible.
Pareillement, la danse de la Renaissance se veut nombre visible, mouvement réglé, mesuré, géométrique, image terrestre du ballet mathématique des sphères.
Chant et danse, polyphonie et chorégraphie, sont la participation, par la musica humana des hommes, à la musica mundana, à l’harmonie idéale de
la musique divine de l’univers[2].
Miracle d’illusion et merveille de l’art où
les sons et les sens, couleurs et images se répondent, on avait le sentiment, à
écouter ces lacs, entrelacs, ce tressage, ce treillis de voix, que la lumineuse
polyphonie dessinait, élevait dans la nuit, au-dessus du mur dénudé de la tour,
le plafond absent d’une invisible mais audible croisée d’ogive dont la clé de
voûte était, dans la voûte céleste, la plus brillante étoile.
Festival « Entre pierres et mer ».
« Nymphes des
Bois »
Toulon, Tour
royale, 23 août
Sofie
Garcia, soprano
Cyrille
Lerouge, contre-ténor
Jérôme Vavasseur, contre-ténor
Damien Roquetty, ténor
Eymeric Mosca, ténor,
Luc Coadou, directeur musical et baryton
Motets de Josquin, Pierchon, Brumel,
Compère, Gombert, Ockeghem, Tchesnokov.
Autres concerts des Voix Animées :
Concert « Anges & Muses »
En partenariat avec le Centre des monuments nationaux
Cloître de la cathédrale, Fréjus (83)
Dimanche 22 septembre 2019 – 16h30
Concert dans le cadre des Journées Européennes du Patrimoine
Collégiale Notre-Dame, Villeneuve-lez-Avignon (30)
Mardi 24 septembre 2019 – 20h
Concert « Francia cum Flandria »
Salle Gerlier, Lyon (69) [
Samedi 28 septembre 2019 – 20h
Concert « Francia cum Flandria »
Villa Tamaris, La Seyne-sur-Mer (83)
Dimanche 6 octobre 2019 – 19h
Concert « Francia cum Flandria »
Abbaye du Thoronet (83)
Tél. : 06 51 63 51 65
Photos :
1. Tour royale (B. P.) :
2. Crépuscule (©Anke Doberauer);
3. Abbaye du Thoronet (©Voix Animées);
4. Vue du rempart (©Anke Doberauer);
5. Passage d'un voilier, scène opposée (©Alexandre Minard);
6. Mur gagné de nuit (©Anke Doberauer);
7. Disques des Voix Animées.
[1] La
mythique rivalité amoureuse du père et du fils à cause d’Isabelle de Valois
épousée par le roi alors qu’elle avait été promise à l’infant dans son enfance
est une invention de Saint-Réal reprise par Schiller, donnant lieu à l’opéra de
Verdi Don Carlo(s).
[2] Je
renvoie à mon livre Figurations de l’infini.
L’âge baroque européen, le Seuil, 2000 ; Première Partie. Les Routes du
monde, I. De l’espace illimité à la mesure infinie du monde, géographie, science
musique. Musique et nombre : tables.
p. 79-80
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