SOIS UN HOMME, MON FILS
de et avec Bouchta,
direction Richard
Martin
Festival OFF
Avignon 2019
THÉÂTRE DU CHIEN
QUI FUME
23 juillet 2019
Singularités
Singulier par la
singularité de l’auteur et acteur, pour la première fois sur scène, qui se
définit : « Je suis un homme au passé-composé féminin. » De ce
« troisième genre », marginalisé familialement, socialement et
politiquement, localement, nationalement, internationalement. Que dire alors
dans une HLM, qui plus est, la sulfureuse Cayolle, des Quartiers nord de
Marseille ? Je ne dirais pas singularité par l’évidence de la réussite de
ce spectacle de cet enfant d’immigrés d’une fratrie de douze qui, surmontant
tant de handicaps, après une jeunesse de galères, vole —il faut bien l’appeler—
de succès en succès : Beau-frère dans ce film d’Hassène Belaïd, directeur de casting et dialoguiste pour la
série Aïcha de Yamina Benguigui, « référent » un temps de Radio
Nova à Marseille où il a croqué, nous dit-on, des scènes vivantes de son
quartier Nord dans la matinale d’Edouard
Baer ; je ne dis pas non plus singularité parce qu’il a publié un
livre, Je voulais devenir un homme, Éditions l’Harmattan, 2017, dont il tire ce spectacle conseillé, dirigé
comme une partition de musique par Richard
Martin dans la Compagnie duquel il
devient « artiste résident » au théâtre Toursky. Dans ce parcours
déjà exceptionnel voir simplement de la singularité supposerait que c’est un
chemin refusé ou impossible à la pluralité d’autres gens, à cette population, pauvre
mais riche de potentialités, ses frères, sœurs, et compagnons de misère qu’il
réussit admirablement à mettre en scène, à faire vivre par son écriture, sa
parole, son jeu.
Son jeu. Car, quels que soient les enjeux
extrinsèques, sociaux, politiques, moraux d’un spectacle, il ne se juge, aux
yeux du critique, que par ses qualités « spectaculaires »
intrinsèques qui seules peuvent permettre de parler d’œuvre d’art, délivrées
des idéologies, même les mieux intentionnées, qui brouillent le message
artistique par les brumes de l’émotion, même la plus légitime. Certes, fleuron
du théâtre Toursky qui peut être fier de voir ainsi fleurir et justifier son
action sociale dans un quartier déshérité, preuve de réussite de son
charismatique directeur Richard Martin. Oublions toute idée de
« discrimination positive », ambiguë qui discrimine souvent ce
qu’elle voudrait « positiver » en soulignant implicitement la
position supérieure, condescendante, charitable, de qui la consent.
Pluralités
Simone de Beauvoir, dans son célèbre Deuxième sexe, lançait sa fameuse
sentence révolutionnaire : « On ne naît pas femme : on le devient. » Il n’y a pas de
destin biologique, psychique, de naissance : c’est par un long
apprentissage et tissage par la famille, l’éducation qu’on rentre, de gré ou de
force, dans le moule générique donné par l’État Civil. C’est, du point de vue
masculin, qu’on croyait réglé par l’Histoire phallocratique, le message que
nous livre, nous délivre Bouchta sans revendication outrancière, sans
militantisme, sans dolorisme, dans une constante bonne humeur qui farde bien
des larmes. Là est tout son art.
Comme une épigraphe programmatique hors
texte, une musique, une voix : de Gianni
Schicchi de Puccini, l’air de Lauretta qui menace son père de se suicider s’il
lui impose un mari contre son gré. La menace d’un mariage imposé pèse, on le
découvre presque à la fin, sur les épaules fragiles du héros, mais non par le
père, mais par la mère. Renversement de nos croyances : cette société
musulmane immigrée qu’il nous peint par petites touches, où les hommes ont le beau
rôle en apparence, n’est pas un patriarcat où règnerait un despote de père mais
un matriarcat où s’impose, impériale, impérieuse, la Mère.
Icône, figure indéfinissable entre deux sexes,
on l’identifiera mère, la déchiffrera, déchiffonnée de ses oripeaux, parka
rouge sur robe grise, turban et foulard, assise sur le dérisoire mais solide trône
d’un coffre bleu de chantier, singulier aussi mais à plurielle utilisations
scéniques : massif personnage premier, personnalité tyrannique, dictant
ses ordres à un fils asservi. Elle parle de la lignée mâle de la famille, qu’elle
érige en modèle érectile de la masculinité : la fabrique du mâle, on le
sait, est une construction maternelle à l’adresse, au dressage du fils. Son
destin est tracé.
Dépouillé de ces attributs vestimentaires
du pouvoir de la matriarche, Bouchta reste en légère tunique sombre, unisexe, souple
comme lui, à motifs de hiéroglyphes égyptiens. De mère devenu fils, de la scène
unique il va faire un lieu pluriel : miracle de l’incarnation multiple, par
la magie du verbe, de sa verve, toujours lui-même et différent par le ton, la
gestuelle, les expressions, il peuple le plateau d’une foule, d’un quartier, d’un
monde, école maternelle, autres classes, classe réserviste du Service militaire
après les trois jours à TarasCON, dont le nom sonne comme une injure.
On sourit, on rit à la fausse naïveté de
sigles, d’acronymes interprétés : l’ENA, ‘École Nationale Algérienne’ ou à
leur malice : la CAF, ‘Caisse de Financement Arabe’, démontré par le
maigre salaire du père renforcé par les allocations familiales de familles plus
que nombreuses et l’exigence de certificat scolaire, important plus que la
scolarité, des enfants pour les justifier. On rit jaune à l’évocation du jour de
la circoncision obligatoire, pratiquée, disons à l’emporte- pièce, par le
voisin juif, même sur le petit gitan blond espagnol, dans une HLM où,
finalement règne la bonne entente entre les communautés, où les flics sont compréhensifs,
laissant passer les adolescents avec les cinq barrettes de shit lors du
touchant enterrement du joli gitan homo suicidé, où le gardien du cimetière
laisse les tristes jeunes gays, écartés de la cérémonie, honorer leur pauvre
ami disparu avec des anges aux ailes cassés, rebuts, avec les fleurs fanées, du
cimetière.
Avec pudeur, dignité, c’est finalement
moins l’ostracisme brutal envers le troisième genre qui semble ici évoqué dans
l’humour protecteur, mais les petites discriminations, le racisme insidieux au
quotidien quand on cherche un boulot où le faciès fait défaut, faute, souvent
délit.
Mais, finalement, pire que tout, dans une
suite d’hilarantes scènes enchaînées sur le retour « au bled » d’apparentes
vacances, avec la surprise de se croire revenu, erreur du « chauffeur »
du bateau, à Marseille et sa Vierge de la Garde, mais non, c’est Notre-Dame de
Santa Cruz d’Oran ! donc, c’est pareil ici, là-bas, « mais non, il y a
moins d’Arabes ici… » Et c’est l’horreur du mariage arrangé imposé sans connaître
la mariée, voilée (dévoilée, tête de divorce), la nuit de noces que les invités
vampires veulent de sang, celui de la défloration de l’épouse vierge.
On se souvient du magnifique et noble poème
de Rudyard Kipling, If…, ‘Si…’ ,
qui conditionne les qualités humaines et morales qu’il faut remplir pour mériter
d’être appelé un homme : « Tu seras un homme, mon fils… » est la
noble conclusion qui clôt la litanie de devoirs qui font mériter ce titre. Dans
ce contexte de mariage arrangé, « être un homme », c’est donc déflorer
une femme et la femme, pauvre Bouchta, entre aussi dans ce jeu de réduction des
rôles : « Sois un homme ! », lance-t-elle au mari, la
lancinante injonction de la mère au fils. Finalement le rêve de mariage exaucé de Bouchta : la robe, le voile de mariée qu'il ose arborer sur sa tête, mais comme entrant dans le cercueil de ce coffre qui aura eu aussi toutes les fonctions.
Et,
sans revendication, sans manifeste politique, Bouchta pose, entre autres, le
problème crucial de ce genre de mariage si opposé au mariage chrétien, défini
par le droit canon, qui exige la libre volonté, le consentement égal de l’homme
et de la femme. Sans doute autre non-dit qui surgit de ce texte souriant mais
grave, jamais graveleux : si les femmes, les filles avant le mariage sont
interdites aux garçons, comment font-ils leur éducation sexuelle ? En
restant entre eux ? Et ce serait un crime ?
Singulier
pluriel
Singularité enfin, parce que, Bouchta, seul
en scène, montre que singulier ne s’oppose pas à pluriel : à lui seul il
est un et multiple. Par un visage d’une mobilité extrême, des regards, des
mimiques, des grimaces, une palette de nuances d’expressions physiques, de gestes,
de voix, d’accents divers, art, artifice, d’un naturel confondant, il réussit
le prodige, mime, imitateur, acteur toujours mouvant, émouvant, d’assumer, de subsumer
au sens précis de passer du général au particulier, pour revenir de la
généralité au particulier, du pluriel au singulier, la singularité de sa
particularité : genre masculin ; sexe, troisième ?
Par la grâce de son jeu, de sa seule
présence, Bouchta remplit paradoxalement, largement, l’exigence classiciste étroite
de Boileau :
« Qu’en un jour, qu’en un lieu, un
seul fait accompli
Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli. »
Scène et théâtre remplis, mission accomplie
par un seul et grand acteur : A star is born : un acteur
est né. Nous le rêvons en étoile.
Photos Candice Nguyen
THÉÂTRE DU CHIEN
QUI FUME
du 5 au 28 juillet
à 20h50
75 rue des Teinturiers • 84000 Avignon
RÉSERVATIONS
: 04 84 51 07 48 •
CHIENQUIFUME.COM ET SUR
TICKET’OFF > AVIGNON OFF 2019
UNE PRODUCTION DU THÉÂTRE TOURSKY INTERNATIONAL
Bouchta
Saïdoun, Je voulais devenir un homme,
Éditions l’Harmattan, 2017
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