LA NUIT ESPAGNOLE
Chorégies d’Orange
Samedi 6 juillet 2019
… Même le samedi. Dans la nuit
provençale, la rigueur caniculaire apaisée, pour fêter son cent-cinquantième
anniversaire de plus ancien festival de France né en 1869, apogée de la
zarzuela, les Chorégies d’Orange, pour leur flamboyante ouverture, se paraient
du rouge et or —non sang et or à réprouver— d’une Espagne à approuver dont les
Espagnols, éprouvés par l’exil d’une Histoire récente sombre, pouvaient se
sentir fiers, son bel étendard lyrique défendu mondialement par des étoiles de
première grandeur, les Kraus, los
Ángeles, Berganza, Caballé, Carreras,
María Bayo et, bien sûr, comme je le lui disais, Plácido Domingo qui en a fait un
passage obligé de son concours de chant international Operalia, depuis 1993, la
rétablissant dans ses belles lettres de noblesse : populaire.
La zarzuela a bercé mon enfance, apaisé
des nostalgies de la distance natale. Dès que je l’ai pu, à côté de mes cours
magistraux sur l’éthique et l’esthétique du Baroque, de philosophie, de
rhétorique, j’ai pu imposer à l’Université, dès les années 70, des cours plus
légers sur la musique espagnole, sur la zarzuela, dont se sont nourris aussi de
mes étudiants, certains devenus chanteurs, et même chercheurs en la matière.
Matière chère à mon cœur, qui fera pardonner, je l’espère, ces aveux
personnels, sur laquelle j’ai aussi multiplié des écrits, des conférences, des
émissions de radio.
D’où la joie de partager collectivement,
avec ce public si nombreux, cette émotion si intime, si personnelle, si nichée
au fond de moi. Un critique peut, ou doit, être aussi sentimental dès lors que
la raison n’est pas la dupe du cœur : un public si heureux, si
enthousiaste, fut comme l’aval rationnel, objectif, de ce bonheur subjectif.
ZARZUELA
Ce terme, il
ne faut pas s’y tromper, désigne aussi un plat qui mêle poissons et fruits de
mer liés par une sauce. Ce mot dérive de zarza (qui signifie ronce),
donc, zarzuela est un lieu envahi par les ronces, une ronceraie. Ce nom
fut donné au Palais de la Zarzuela, résidence champêtre d’abord princière puis
royale (c’est la résidence actuelle du roi Philipe VI et de sa famille), aux
environs de Madrid.
Au XVIIe siècle
Le roi
Philippe IV, qui avait fui l’Escorial austère de son aïeul Philippe II, et
habitait un palais à Madrid, venait s’y délasser avec sa cour, chasser et,
disons-le, faire la fête, donner des fêtes somptueuses, des pièces de théâtre
agrémentées de plus en plus de musique, qu’on appellera « Fiestas de la
zarzuela », puis, tout simplement « zarzuela ». C’est
pratiquement, d’abord, un opéra baroque à machines, d’inspiration italienne
mais entièrement chanté en espagnol ou, plus tard, avec des passages parlés à la
place des récitatifs.
En France, il
faudra attendre 1671 pour le premier opéra français, la Pomone, de
Robert Cambert, livret de l’abbé Pierre Perrin. En Espagne, environ cinquante
ans plus tôt, en 1627, une de ces fêtes musicales de la zarzuela est, en fait,
un véritable opéra à l’italienne. Bien sûr, on ne l’appelle pas
« opéra » puisque ce mot tardif, italien, signifie simplement
‘œuvre’, les ouvrages lyriques de cette époque n’étant appelés que dramma
per musica, ‘drame en musique’, Monteverdi n’appelant son Orfeo que
‘favola in musica’, fable en musique. En Espagne, on l’appellera donc zarzuela.
C’est La selva sin amor, ‘La
forêt sans amour’, avec pour librettiste rien de moins que le fameux Lope de Vega, pour lors le plus grand
dramaturge espagnol, qui serait auteur de près d’un millier de pièces de théâtre. La musique de Filippo Piccinini, italien établi à la
cour d’Espagne, est malheureusement perdue. La mise en scène, fastueuse,
extraordinaire, du grand ingénieur et peintre florentin Cosimo Lotti frappa les
esprits et on en a des descriptions émerveillées. La
zarzuela est donc, d’abord, le nom de l’opéra baroque espagnol aristocratique,
fastueux.
Au XVIIIe siècle
On appelle toujours zarzuela une
œuvre lyrique baroque à l’italienne, parlée et chantée, parallèlement au
nouveau terme « opéra » qui s’impose pour le genre entièrement
chanté, qui mêle cependant, à différence de l’opera seria italien, le
comique et le tragique. Cependant, l’évolution du goût fait qu’il y a une
lassitude pour les sujets mythologiques ou tirés de l’histoire antique qui
faisaient le fonds de l’opéra baroque.
L’Espagne
avait une tradition ancienne d’intermèdes comiques, deux saynètes musicales
insérées entre les trois actes d’une pièce de théâtre, la comedia (dont
la réunion des deux en un seul sujet donnera dans la Naples espagnole l’opera
buffa). Au XVIIIe, ces intermèdes deviendront de brèves tonadillas
populaires qui alternent danses et chants typiques ; étoffées, elles
s’appelleront plus tard encore zarzuelas, avec des sujets de plus en
plus populaires, puis nettement inspirées des coutumes et de la culture du
peuple.
XIX e siècle
Du XIXe au XXe
siècle, ce nom de zarzuela désigne définitivement une œuvre lyrique et parlée
qui, donc, peut aller de l’opéra à l’opérette, dramatique ou comique. Les
compositeurs tels que Francisco Barbieri, ou encore Tomás Bretón
en ont illustré un versant pittoresque bouffon, typiquement espagnol. C’est
souvent, pour la zarzuela grande, un véritable opéra (Manuel de Falla
appellera d’abord « zarzuela » son opéra La Vida breve (1913).
Mais la plupart mêlent toujours, par tradition, le parlé et le chanté.
L’opéra-comique, c’est un opéra qui est « comique », non parce qu’il
fait rire, mais, comme le dit le dictionnaire de Littré au premier sens
du mot, « Qui appartient à la comédie », bref au théâtre. Donc, un
opéra-comique est un opéra qui admet des passages parlés, comme la zarzuela qui
l’a précédé de beaucoup. À Paris, le théâtre de
l’Opéra-Comique était le lieu consacré, au XIXe siècle, à ce
genre d’ouvrage. Il faut le rappeler, Carmen
n’est pas un opéra pur mais un opéra-comique puisqu’il y a des passages parlés.
Ce genre de l’opéra-comique, en France, naît dans le milieu du XVIIIe
siècle. Mais en Espagne, il apparaît un siècle et demi auparavant. C’est
justement ce qu’on nomme zarzuela, même si les sujets en sont très
différents.
Le XIXe
siècle sera l’âge d’or de la zarzuela. Mais qui subit la concurrence de l’opéra
italien qui règne en Europe avec Rossini, Bellini, Donizetti et bientôt Verdi.
Vers le milieu du siècle, un groupe d’écrivains et de compositeurs rassemblés
autour de Francisco Asenjo Barbieri (1823-1894), grand compositeur et
maître à penser musical de l’école nationale renoue et rénove le genre, lui
redonne des lettres de noblesse dans l’intention d’affranchir la musique
espagnole de l’invasion de l’opéra italien, la zarzuela grande prétendant au titre d’opéra national :
bataille perdue, la bourgeoise préférant l’italianisme lyrique international.
L’éventail des sujets est très grand, du drame historique à la légère comédie
de mœurs. Cependant, dans la zarzuela qui perdure, toute l’Espagne et ses
provinces est présente dans sa variété musicale de rythmes vocaux et de danses.
Madrid devient le centre privilégié de la zarzuela
urbaine brève en un acte, avec ses madrilènes du menu peuple, son accent, ses
fêtes, ses disputes de voisinage.
Zarzuela et nationalisme
C’était l’une
des conséquences des guerres napoléoniennes qui ont ravagé l’Europe, de
l’Espagne à la Russie, le nationalisme commence à faire des ravages : le
passage des troupes françaises a éveillé une conscience nationale, pour le
meilleur quand il s’agit d’art, et, plus tard, pour le pire comme on l’a,
hélas, vu et voit encore. Pour le moment, il ne s’agit que de musique dont on
dit qu’elle adoucit les mœurs. Partout, d’autant que les gens ne comprennent
pas forcément l’italien, langue lyrique obligatoire, il y a des tentatives
d’opéra national en langue autochtone, même si les opéras italiens se donnent en
traduction.
Des
expériences naissent un peu partout, en Allemagne avec Weber et son Freischütz
(1821), premier opéra romantique, en langue allemande (avec des passages parlés
comme dans les singpiele de Mozart, L’Enlèvement au sérail, La
Flûte enchantée), suivi de Wagner qui en signe les chefs-d’œuvre
germaniques. La France a sa propre production lyrique. Mais jugeons de la vanité des nationalismes : l’opéra à la
française a été créé pour Louis XIV (fils d’une Espagnole, petit-fils d’Henri
IV le Navarrais, qui descend d’un roi maure espagnol) par le Florentin Lully.
C’est Gluck, Autrichien, maître de musique de Marie-Antoinette, qui recrée la
tragédie lyrique à la française dans cette tradition ; c’est Meyerbeer,
Allemand, qui donne le modèle du grand opéra historique à la française ;
ce sera Offenbach, juif allemand, qui portera au sommet l’opérette française,
et l’opéra le plus joué dans le monde, dû à Bizet, c’est Carmen, sur un
sujet et des thèmes espagnols. Fort heureusement, l’art, la musique ne
connaissent pas de frontière et se nourrit d’un bien où on le trouve comme
dirait Molière.
L’Espagne
Dans ce
contexte européen, l’Espagne est plus mal lotie. Elle est plongée dans le
marasme de la décolonisation, résultat des guerres napoléoniennes et de la
Révolution française, car les colonies refusent de reconnaître pour roi Joseph
Bonaparte imposé en Espagne. Il en sera chassé après une terrible Guerre
d’Indépendance qui sonne le glas de l’Empire de Napoléon : rappelons non
pas les heureuses peintures de Goya des temps de la tonadilla, mais ses
sombres tableaux sur la guerre, ses massacres, ses gravures sur les malheurs de
la guerre. En dix ans, entre 1810 et 1820, l’Espagne perd le Mexique,
l’Amérique centrale et l’Amérique du sud dont elle tirait d’énormes richesses.
Elle ne garde que Cuba, Porto-Rico et les Philippines, qui, à leur tour,
s’émanciperont en 1898, année qui marque la fin d’un Empire espagnol de plus de
trois siècle.
Et
paradoxalement, ces années 1890 sont l’apogée de la zarzuela, avec le género
chico (‘le petit genre’), en un acte, qui connaît un essor sans précédent.
Indifférente aux aléas de l’Histoire contemporaine, la
zarzuela chante les valeurs traditionnelles d’une Espagne qui continue à se
croire éternelle avec ses valeurs, courage, héroïsme, honneur, amour, religion,
patrie, etc, tous les clichés d’un nationalisme d’autant plus ombrageux qu’il
n’a plus l’ombre d’une réalité solide dans un pays paupérisé par la perte des
colonies et les guerres civiles, les guerres carlistes qui se succèdent, trois
en un siècle, entre libéraux et absolutistes, la terrible Guerre de 1936, en
étant qu’une suite en plein XXe siècle.
La zarzuela
devient une sorte d’hymne d’exaltation patriotique, de nationalisme
auto-satisfait où l’espagnolisme frise parfois l’espagnolade. Cela explique que
le franquisme, isolé culturellement du monde, tourné vers le passé, cultiva
avec dévotion la zarzuela, la favorisa de même qu’un type de chanson
« aflamencada », inspirée du flamenco, comme une sorte de retour aux
valeurs traditionnelles d’une Espagne le dos tourné à la modernité.
Après un rejet de la zarzuela, et du
flamenco, récupérés et identifiés à l’identité franquiste, il y a un retour
populaire apaisé vers ces genres typiques, d’autant qu’ils avaient toujours été
défendus et cultivés, sur les scènes mondiales par tous les plus grands
interprètes lyriques espagnols déjà nommés. Domingo par ailleurs, né de parents
chanteurs de zarzuelas, a imposé la zarzuela comme genre lyrique dans le fameux
concours qui porte son nom et des chanteuses aujourd’hui célèbres comme Inva Mula, albanaise,
ou Elina Garanca, lettone,
s’y sont illustrées, entre autres. Sans oublier Rolando Villazón.
Musique espagnole : du typique au topique
La musique espagnole traditionnelle,
typique, a une identité si précise en rythme, tonalités particulières,
mélismes, qu’elle s’est imposée comme un genre en soi, si bien que
rythmiquement, certaines de ses danses picaresques, même condamnées par
l’Inquisition comme licencieuses, la chacone, la sarabande, la passacaille,
le canari, la folie d’Espagne, le bureo (devenu sans doute bourrée), se
sont imposées et dignifiées dans la suite baroque. Quant à ses modalités et
tonalités, elles ont fasciné les grands compositeurs, de Scarlatti à
Boccherini, par ailleurs bien intégrés à l’Espagne, de Liszt à Glinka et Rimski-Korsakof,
de Verdi à Massenet, de Chabrier à Lalo, Debussy, Ravel, en passant par la Carmen
de Bizet qui emprunte son habanera à Sebastián Iradier et s’inspire du polo
de Manuel García, père de la Malibran et de Pauline Viardot, etc, pour le
meilleur d’une « vraie » et digne musique espagnole
« typique », écrite hors de ses frontières.
Mais le typique trop défini finit en
topique, en cliché avec l’espagnolade, qui a ses degrés, pas tous
dégradants, et qui tiennent plus à une surinterprétation, à un excès coloriste
de la couleur locale dans la musique, mais, surtout, à des textes, pour la
majorité de musiques chantées, qui surjouent un folklore hispanique où règne le
cliché pas toujours de bon aloi, une Espagne plurielle réduite abusivement à
une Andalousie de pacotille, qui agace et humilie les Espagnols, caricaturée au
soleil, au faux flamenco, aux castagnettes et à l’abomination de la corrida.
NUIT DES ESPAGNES AUX CHORÉGIES
C’est
l’Espagne, en fait, dans son unité et variété, fortement une par sa puissante tradition
musicale et sa pluralité de chants et de danses de ses diverses régions
évoquées, du nord au sud : Andalousie, Aragon, Castille, Estrémadure, Pays
basque, etc.
La
Boda de Luis Alonso symbolique ?
Bel
exemple, symptomatique, symbolique ici, l’ouverture du spectacle, l’intermède
célèbre de La Boda de Luis Alonso (1897) de l’enfant prodige puis
compositeur prodigue Gerónimo Giménez qui a composé plus d’une centaine
de zarzuelas en un acte dont un ‘Barbier de Séville’ El barbero de Sevilla (1901). Il dépasse le cadre du genre avec La tempranica (1900), véritable
opéra-comique, très lyrique, dont
s’inspire Manuel de Falla pour
sa Vida breve, puis Turina, Torroba en fera un opéra en mettant en
musique les parties parlées. Un des airs de La tempranica, le zapateado
de la tarentule, mis en faveur par Teresa
Berganza, est désormais un tube pour nombre de cantatrices, dont Patricia Petibon, qui le chante avec
espièglerie et parfait accent andalou. Le succès de sa précédente zarzuela,
El baile de Luis Alonso (1896) lui avait suggéré non une suite mais un
épisode antécédent de la vie de son héros, Luis Alonso, maître à danser à
Cadix, son mariage avec une jeunesse, perturbé par l’ex jaloux de la mariée qui,
par une ruse brutale et bestiale, un lâcher de taureaux, rendra compliquée —ou
impossible— la nuit de noces du quinquagénaire maître à danser —sur un mauvais
pied.
Ballet
Antonio Gadès
La
musique est brillante, joyeuse, élégante et condense des rythmes et des motifs
musicaux autant andalous que du reste de l’Espagne, dont un thème populaire
aragonais que Glinka avait utilisé
dans sa Jota et Liszt dans sa Rhapsodie espagnole. Un maître à danser et une musique si
dansante, rien de mieux pour mettre en valeur le Ballet Antonio Gadès, six hommes en noir, huit femmes en jupes
blanches, corolles inversées de lis aux pétales des volants de dessous en
rouge, vert, bleu… Le ballet, dans l’élégance de ses figures, déploie le
meilleur de l’École bolera, le
ballet classique national espagnol, épuré au XVIIIe siècle au
contact de la danse française et italienne de cour, mais nourri, comme toute
musique en Espagne, de rythmes, de danses populaires. La rencontre, au XIXe
siècle avec le flamenco balbutiant sera fructueuse : celui-ci s’affine à
son contact et l’École bolera,
en raffine des traits, en adopte et adapte des figures, castagnettes et
zapateado virtuoses, grâce et dignité des figures, allures, postures. En noir
et blanc, avec ces envolées des volants de jupons discrètement colorés, c’était
toute l’élégance sans arrogance qui présidait la soirée, menée de main de
maître, à la tête du bel Orchestre Philharmonique de
Monte-Carlo, par Oliver Díaz (qui corrigera, en seconde partie, un niveau sonore
excessif, notamment des cuivres, dans ce vaste espace qui n’en a pas besoin).
Autre
interlude, celui des Goyescas
(1916), opéra d’Enrique Granados inspiré plastiquement des tableaux de Goya et,
musicalement, de sa suite pour piano (1911) dont le succès à Paris lui avait
valu cette commande. La création, à cause de la Guerre mondiale, se fera à
New-York en présence du compositeur malheureusement : après le triomphe, il
rentrait à Barcelone sur le Sussex qui fut torpillé pas un sous-marin
allemand ; Granados, voulant secourir sa femme, se noya avec elle.
L’interlude, majestueux, s’ouvre lentement, très lentement comme un rideau de
scène dont le chef Óliver Díaz, qui s’était déployé en joyeuse frénésie
rythmique avec Luis Alonso, semble étirer et retarder à l’infini du
rêve l’ouverture, faisant planer d’irréelle façon le motif vaporeux si
nostalgique, si caractéristique du néoromantisme mélancolique Granados. La
chorégraphe Mayte Chico a
l’intelligence, la pudeur de ne pas parasiter cette parenthèse méditative, si
chargée de deuil par l’Histoire, par des danses : une femme seule, en
noir, erre rêveusement sur le plateau, interrogeant sans doute, pour nous,
l’ironie cruelle de la vie, succès et mort.
Un autre intermède donnera lieu à
des danses de toute beauté, ensembles, quadrilles, pas de deux, celui, fameux
aussi, de La leyenda del beso (1924)
de Sotullo y Vert, avec pour thème
central une zambra gitane d’une fière
noblesse. En seconde partie, extrait du ballet de Manuel de Falla, El sombrero
de tres picos, ‘Le tricorne’, la farruca,
la danse virile du meunier, est dansée par un soliste dont le nom méritait
d’être cité, avec l’aristocratique hiératisme fougueux du vrai flamenco, loin
des vulgarités scéniques racoleuses qui, aujourd’hui, se prodiguent trop. Enfin,
dernière parenthèse de danse pure qui scande le spectacle, c’est le prélude du Niño
judío (‘L’enfant juif’),
1918, de Pablo Luna qui, arrachant la zarzuela à ses frontières nationales, fait
voyager de Madrid en Syrie puis aux Indes sans rien perdre de son espagnolisme
puisque on y trouve l’air célèbre « De España vengo » (‘Je viens
d’Espagne’), fleuron lyrique fleuri de mélismes et roulades typiques du
flamenco crépitant de castagnettes, qui est, en fait, orchestral, l’ouverture,
où la voix est celle de clarinettes et flûtes. Couleurs d’orchestre et couleurs virevoltantes des figures
chorégraphiques sont d’un dynamisme communicatif, roboratif.
Chant espagnol
Accueilli
par une longue ovation dès son entrée en scène, sa grande silhouette chenue, un
peu courbée, saisi d’une visible émotion, vedette de la soirée, Plácido Domingo ne tire pas pour autant
la couverture à soi dans ce concert bien équilibré : quatre airs et une
chanson en bis pour lui ; trois airs pour le ténor Ismael Jordi plus trois duos corsés avec Ana María Martínez,
qui avec ses trois duos avec Domingo et quatre airs solistes, est bien la
soprano disputée entre le baryton et le ténor de la tradition lyrique.
Ismael Jordi
On
retrouve avec plaisir, nouveau à Orange mais déjà invité à Avignon, cet élégant
et athlétique ténor à la voix ample, égale sur toute sa tessiture, au timbre
d’argent raffiné, capable de subtiles nuances d’expression, à l’impeccable
ligne et phrasé. Son premier air est tiré de El trust de los tenorios, ‘Le Syndicat des Don Juan’ (1910) de José Serrano, une leste zarzuela où un séducteur en panne, mis en
demeure par ses congénères, sous peine d’amende, de séduire la première femme
qui passe, dinDon/Juan de la farce, réussira non à l’emporter mais à faire
emporter par un troisième larron l’épouse du Président du club. Il chante la
jota "Te quiero morena", avec toute la franchise vocale et la saine puissance
que demande cet air aragonais large, direct et gaillard, mais sans rudesse
aucune. En deuxième partie, il chante l’air généreux du jeune Javier de Luisa
Fernanda (1932) de Federico
Moreno Torroba, «De este apacible rincón de Madrid», évoquant avec une belle envolée son départ et
retour en ce coin de Madrid, poussé par l’ambition de la gloire militaire
claironnée en final par une fanfare brillante de cuivres. En bis (les bis ne
seront jamais annoncés) c’est avec une rêverie nostalgique pleine de nuances
délicates qu’il donne la romanza (dénomination
de l’air dans la zarzuela) « Sueño de amor », ’Rêve d’amour’, bien
nommé de la zarzuela El último romántico
(1928) des duettistes compositeurs Soutullo
y Vert, qui évoque avec précision des coutumes du peuple et de
l’aristocratie du Madrid du dernier tiers du XIXe siècle agité par
des remous révolutionnaires.
Mais, dans un duo d’une grande
violence avec Ana María Martínez,
il sera d’abord un l’effrayant gitan amoureux de La leyenda del beso qui, à défaut de la séduire en prétendant « Amor,
mi raza sabe conquistar », ‘ma race sait conquérir l’amour’, il en vient à la menace ouverte de l’amour à
la haine et de la haine à la vengeance. Sans forcer son accent andalou, ce
natif de Jérez à nom catalan d’une Espagne sans frontières, est tout aussi
crédible dans le duo comique avec la soprano de l’opéra en trois actes et non
zarzuela El gato montés (1917) de Manuel
Penella, entonnant le pasodoble fameux, musique pleine de vie devenue
malheureusement appel de torture et de mort dans les corridas.
Ana María Martínez, la
portoricaine, de cette hispanité ressoudée, qui se moule sans peine dans tous
les accents hispaniques des zarzuelas régionales, du madrilène à l’andalou, a
affaire, et beaucoup à faire, avec les deux péninsulaires Espagnols dans des
duos qui sont aussi des duels ! Ces mâles dominants ont du mal à séduire
ou conquérir des femmes, aussi rebelles que Carmen, guère enclines, les coquines,
à se laisser dicter un choix.
Mâles en échec
Vaines
menaces du gitan, inutiles séductions, d’un Domingo redevenu ténor aragonais
dans El dúo de La Africana (1893),
‘Le duo de l’Africaine’ de Fernández
Caballero qui veut convaincre la prima donna sévillane d’une pauvre troupe d’opéra,
répétant l’Africaine de Meyerbeer,
d’abandonner son pingre de mari impresario pour la suivre en Aragon pour y
chanter la jota avec lui : « No
cantes más la Africana »,’Ne chante plus l’Africaine’, intime-t-il
vainement, avec véhémence, l’air ayant une strette en contrepoint véloce
très rossinien sur le rythme de la jota : « No me da la gana » ,
‘Je n’en ai pas envie’. Le même Plácido, puissant propriétaire d’Estrémadure,
se faisant fort d’obtenir ce qu’il veut, se voit opposer un ferme
« ¡Adiós, Vidal ! » par Luisa
Fernanda.
En effet, voix ferme et agile, aux séduisantes
couleurs, égale sur toute la tessiture, soprano passant sans peine au mezzo, avec
les aigus déchirants du pur lyrique nostalgique des illusions fanées de la romanza
« No corté más que una rosa », ‘Je n’ai cueilli qu’une rose’ de La
del manojo de rosas (1934) de Pablo Sorozábal, ‘Le bouquet de roses’, boutique où travaille
une noble demoiselle ruinée après la chute de la monarchie à l’avènement
de la Seconde République, zarzuela avec des traits sociaux réalistes, pressentant la guerre. Composée presque à la fin de la
Guerre Civile,
en trois actes et en prose, La marchenera (1938), est d’une élégance
typique andalouse, dont les pétillantes peteneras
flamencas, «Tres horas antes del día ». de Federico Moreno
Torroba qui en composa quelque cinquante, genre qu’il défendit jusqu’en
1960. Ami du père de Domingo, en1980, il composa un opéra, El poeta, ‘Le poète’, avec Plácido, mais sans succès.
En bis, toujours sans annonce, avec
encore une grâce andalouse des plus piquantes, Ana María Martínez, animée
d’une vélocité à couper le souffle sauf le sien, se lance dans «Al pensar en el dueño de mis amores »,
les virtuoses et vertigineuses carceleras de Las hijas del Zebedeo (1889), ‘Les filles du Zebedeo’, air
plein d’humour brodé de roulades dont elle enchaîne les cadences flamencas sans coupure, œuvre du grand
compositeur d’opéras et de zarzuelas Ruperto Chapí, qui a laissé un chef-d’œuvre absolu comique
du genre bref, La revoltosa (1897).
En fin de première partie,
elle avait partagé le pasodoble en
duo , « Hace tiempo que vengo al taller»,
tiré de la zarzuela réaliste de Sorozábal,
La del manojo de rosas, avec un Domingo, faux ouvrier mais vrai
amoureux, seul rôle de la soirée où Plácido sera heureux héros en amour.
Plácido Domingo, héros en
échec amoureux
En effet,
notre Domingo, la voix d’or devenue de bronze bruni, sans tricher sur son
âge, a-t-il malicieusement placé toute cette nuit espagnole sous le signe du
barbon joué comme le héros de La Boda
de Luis Alonso qui ouvrait le programme ? En tous les cas, ici, le
ténor devenu ou redevenu le baryton qu’il fut à ses débuts, loin de se la jouer
en vieux jeune homme, laisse élégamment la place de vainqueur amoureux,
explicitement ou implicitement par le choix des œuvres, au jeune premier Ismael Jordi. Certes, c’est la
tradition lyrique que de faire du baryton l’empêcheur de tourner rond les
amours de la soprano et du ténor. Mais, même reprenant la tessiture de ténor
dans El
dúo de La Africana, c’est un refus qu’il reçoit de la diva andalouse
rétive. Son premier air soliste d’entrée
de La del soto del Parral (Sotullo y Vert, 1929), « Quiero desterrar de mi pecho el temor», évoque dramatiquement « les heures
heureuses perdues », « la désillusion, » l’amertume du temps qui
passe. Son second air,
« ¡Mi aldea ! », ‘Mon village !’ de Los gavilanes (1923),
‘Les éperviers’, de Jacinto Guerrero, exprime la joie, le bonheur
éclatant du retour triomphant sur la terre natale de l’indiano, l’émigré économique revenu riche des
Amériques, au sommet de sa puissante maturité. Mais la suite, malgré sa
lucidité : « Je n’espère plus être aimé » et son cynisme
misant l’amour sur le « sublime talisman de la richesse », lui
prouvera que l’argent ne peut pas tout et le prédateur, aspirant à épouser la
fille de la femme vieillie autrefois aimée, devra renoncer à sa proie. Vidal,
le puissant propriétaire terrien sûr de lui et de ses désirs, même au moment du
mariage, renoncera à la jeune Luisa Fernanda mieux assortie en âge et sentiment
à Javier.
En
fin de première partie, tiré de la réaliste La tabernera del puerto (1936) de Sorozábal, ‘La
tavernière du port’, sur fond de trafic de cocaïne, son
air « No puede ser », ‘C’est impossible’, dont son charisme a fait un
passage obligé dans les récitals de ténors, chante de façon intense,
déchirante, véhémente et intimiste à la fois, toutes les interrogations d’un
homme aimant passionnément une femme mal perçue de l’opinion publique. Mais,
quand on connaît l’ouvrage, on sait que son amour sera enfin couronné de
succès.
Succès, échec ? Son bis, toujours pas annoncé, est la
superbe surprise de la soirée : une chanson célèbre sur la forcément
éphémère nuit d’amour d’une prostituée et de son client.
Ojos verdes (1935). Ces ‘Yeux verts’ ont pour auteur du texte un aristocrate, Rafael de León, comte et deux fois marquis, poète de ladite fameuse Génération de 27, dont faisait partie
Federico García Lorca, dont il fut ami. Préférant aux salons de la noblesse les
cafés chantants, en trio avec l’auteur dramatique Antonio Quintero et le musicien Manuel
Quiroga, il deviendra célèbre et ils enregistreront plus de cinq milles
chansons populaires dont certaines sont devenues des classiques du patrimoine
espagnol. Narrée à la première personne,
Ojos verdes traite du troc banal entre une prostituée et
un beau client mais la poétise par l’élégance indirecte de l’échange :
« Appuyée contre la porte du
bordel,
Je regardais s’allumer la nuit de mai.
Les hommes passaient et je souriais
Les hommes passaient et je souriais
Et tu t’arrêtas à cheval devant moi. »
Le cavalier demande, non le prix mais, avec courtoisie :
« Ma belle, me donnerais-tu du feu ?
— Mon beau, viens le prendre sur mes lèvres,
Je te donnerai du feu. »
S’ensuit, pour la femme une inoubliable nuit illuminée par les
yeux de son amant de passage,
« Yeux verts comme le basilic, verts comme le vert
citron, avec des reflets de poignard à jamais cloué dans mon cœur. »
À l’aube de la séparation, encore l’élégance courtoise du
client qui ne laisse pas le « petit cadeau » gênant, le prix de ce
qui est plus qu’une passe, mais dit :
« Ma
belle, je veux t’offrir de quoi t’acheter une robe ».
À quoi, la prostituée, arrêtant son geste, répond avec la
même dignité :
« Nous sommes quittes, tu n’as rien à me donner. »
La bêtise de la censure postérieure franquiste, époque de
prostitution hypocrite à grande échelle, interdisait, sous peine d’amende, de prononcer
le mot mancebía, ‘bordel’, choquant
ses chastes oreilles et imposait de dire à la place un día , ‘un jour’, ce qui donnait :
« Appuyée contre ma porte un
jour
Je regardais s’allumer la nuit de mai.
Les hommes passaient et je souriais… »
Les hommes passaient et je souriais… »
Bref, transformant la pute, dont c’est
le métier, en quotidienne ménagère racolant devant sa porte. La créatrice
du rôle, Concha Piquer, républicaine, préféra toujours payer les amendes plutôt
que de changer la parole.
Domingo, comme d’autres interprètes
masculins épris de cette musique, de ce texte superbe, s'est emparé de la
chanson, la mettant à la troisième personne, au prix de quelque absurdité :
ces yeux verts (de la femme dans cette version), cloués à jamais au cœur, inoubliables,
il est toujours loisible à l’homme, au client, de les retrouver, pas à elle. La
musique auréole les paroles, les mots importants brodés, bredouillés, fredonnés,
frissonnés, même du bord des lèvres, de délicats mélismes andalous, impossibles
certes à exécuter dans l’immensité du plein air et dans la pleine puissance de
cette voix mythique, mâle et tendre : mais, une danseuse flamenca, jouant avec
son immense châle de Manille, semble jouer, dessiner physiquement pour nous ce
que le texte dit et orne avec une souveraine élégance physique : avec ce sublime
parao, cet arrêt, brusque et graphique,
châle déployé comme une aile immense, ce digne refus du prix, le foulard frangé
symbolisant à la fois la robe proposée et la dignité de la femme, qui
transcende la vénalité par la noblesse du geste gratuit.
Des projections murales d’images de
l’Espagne, quelques tables de taverne, des chaises sur scène stylisent lieux et
ambiances d’une nuit d’Espagne.
On ne peut que remercier les Chorégies
d’Orange d’avoir offert à Plácido Domingo et ses amis, cette carte blanche, qui
a pris les couleurs d’un rêve espagnol par la grâce, la magie de ce grand
artiste qui, traversant et transcendant tous les genres musicaux, fait vivre la
Musique pour tous.
Chorégies d’Orange
Théâtre Antique
Samedi 6 juillet à 21h30
Direction musicale, Óliver Díaz
Ana María Martínez, soprano
Ismael Jordi, ténor
Plácido Domingo, baryton
Ismael Jordi, ténor
Plácido Domingo, baryton
Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo
Les ballets d'Antonio Gades
Les ballets d'Antonio Gades
François Thoron, lumières,
Mayte Chico, chorégraphies
Mayte Chico, chorégraphies
Photos
1. Photo programme:
Photos Philippe Gromelle :
1 et 2 : Ballet Antonio Gadès ;
3. Gitan jaloux : Ismael, Martínez ;
4. Le viril Jordi affublé du féminin "costume de lumières";
5. Martínez ;
6. Domingo, Martínez :
7. Domingo : "No puede ser";
8 et 9 : "Ojos verdes".
Diffusion sur France 5
samedi 27 juillet, 22h30
On trouve quelques
zarzuelas intégrales et de très nombreux extraits sur Youtube par les plus grands
interprètes espagnols. Brefs exemples :
Ataulfo Argenta - Intermedio (La Boda de Luis Alonso)
La leyenda del beso, Intermedio :
El niño judío. Compañía Sevillana de Zarzuela. Direction
d’orchestre : Elena Martínez:
https://www.youtube.com/watch?v=7wZy3Dwfqi8
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