VOL ROCAMBOLESQUE À CUBA
NUAGES POÉTIQUES ET POLITIQUE 1973
Pour Jeanne
Premier voyage à Cuba, 1973
Pas de vol d’Europe pour Cuba hors Prague, Moscou ou du Madrid de Franco, paradoxe de l’Histoire politique : l’île révolutionnaire, enclose dans ses rives, rivée dans son insularité et un marxisme forcé par l’embargo des USA, accepté par les démocraties et refusé par la dictature franquiste.
Escale estivale vers Cuba : aéroport de Madrid. On arrive par la Caravelle 12 d’Air France, dont le nom Santa Maria, rappelant celle de Colomb, me semble de bon augure pour voguer, voler vers les Antilles même si son terminus est cette étape madrilène, afin d’y repartir par Aeroflot dont le mythique Iliouchine 18 soviétique, annoncé pour La Havane, m’a fait rêver. Mais seuls les bagages, avalés d’un côté de son ventre par les monte-charges —et presque aussitôt symétriquement dégurgités de l’autre— en connaîtront quelque chose, la brève traversée de la soute : bagages sitôt embarqués, aussitôt débarqués sous nos yeux incrédules de témoins paralysés devant le spectacle, au pied de l’échelle, interdits de bord.
Ailes grandement déployées, désolées, l'oiseau géant des airs est en panne, cloué au sol, levant vers le ciel l’exaspération inutile des bras de ses hélices, ou ironique V de la victoire inverse. Collé tenacement au sol madrilène, comme si lui aussi demandait l’asile politique, le flambant Iliouchine, graciles lignes de libellule, ne repartira pas, du moins avec nous. Ni avec les Cubains arrivés avec lui d’URSS, techniciens qui s’y sont formés, étudiants en fin d’études socialistes dans les universités soviétiques ou de retour à la famille le temps des vacances.
Parmi eux, étonnante et détonante, une farouche soldate, képi galonné en tête, épaulettes d’officier, métisse pétrie de mutique importance, poitrine plantureuse plantée de décorations scintillantes, cliquetant discrètement selon les majestueux mouvements d’accordéon de ses seins. On nous prie à voix basse de respecter le paradoxal anonymat de la voyante personne, tout en murmurant qu’elle a héroïquement gagné ces médailles dans l’encore clandestine guérilla d’Angola où les soldats cubains, supplétifs à peine dissimulés des russes, allaient affronter des troupes presque ouvertement américaines, dans cette hypocrite Guerre froide par grandes nations évitant l’affrontement direct en interposant entre elles, comme par délégation, des troupes de tiers états, dont les soldats tombaient, et non par procuration. Avec tant de blessés, de mutilés rapatriés, la chirurgie réparatrice cubaine y gagnerait une indubitable expertise en pointe, aujourd’hui vouée, avec l’ouverture du pays au tourisme de masse, à la chirurgie esthétique, à prix imbattable, incluse dans le prix du voyage par les agences du monde entier.
Débarqués de Moscou et rentrant au pays, dans la folle euphorie de fouler le sol de la Mère-Patrie même politiquement limité au territoire contraint d’un hôtel d’aéroport, aux boutiques de luxe inaccessibles sans doute à leur bourse, comme un cadeau tombé d’un ciel aériennement problématique, les Cubains, partageaient avec nous ce parcage luxueux, consolante compensation pour voyageurs en transit ou naufragés de l’air (conventions aériennes internationales), dédommagement transitoire princier aux frais de la princesse même pour les sobres intellectuels, invités solidaires d’une austère Révolution prolétarienne.
Avec leur sens inné de la fête et de l’improvisation musicale dansante, transformant le fastueux mais sage hôtel castillan en exubérant cabaret tropical, les Cubains jouissaient joyeusement de l’aubaine de cocktails gratuits illimités au bord d’une piscine espagnole débordant à grande eau des vagues éclaboussantes de leurs exploits nautiques. Sous le regard noir de la maîtresse femme noire anonyme qui promène en majesté sa généreuse poitrine lourde ou lardée des fascinantes décorations sous son képi d’officier sur uniforme kaki, fustigeant, en ordres brefs et brutaux de sergent, mais sans succès, l’image légère que ses compañeros compatriotes donnaient au monde bourgeois capitaliste de la glorieuse et grave Révolution cubaine.
Pour les autres voyageurs en rade, rude patience, attente plus que détente, tension en proportion montante du retard de plusieurs jours et du rétrécissement consécutif du congé cubain, dans la perspective de plus en plus lointaine du secours annoncé d’un avion à partir de notre lieu espéré d’arrivée, La Havane.
Enfin au bout de cinq jours, l’oiseau salvateur arrive de Cuba, gros insecte balourd, canard pataud, Canadair canadien devenu caquetant coucou cubain, légendaire vétuste aéronef, déchaînant les rires des toujours facétieux îliens, pas forcément pressés de rentrer chez eux à tant goûter les conforts capitalistes et les douceurs du luxe bourgeois de l’hôtel, à grand renfort de cocktails péninsulaires gratuits pour les abandonnés de l’Iliouchine, mais saluant avec leur insulaire humour et une affection patriotique et révolutionnaire retrouvée, leur bien connu « vieux tas de ferraille national » envoyé à notre rescousse par la Révolution, qu’ils nous présentent fièrement :
« Lo llamamos el ataúd volante ! », ‘Nous l’appelons le cercueil volant !’
Des voyageurs vaguement hispanophones ou ayant potassé leur espagnol, à ces mots alarmants, moins avertis que les hispaniques dressés par des siècles de culture de l’héroïsme à ne pas manifester un lâche sentiment de peur, s’inquiètent, s’enquièrent, mais les malicieux Cubains, testant et moquant gentiment leur faible stoïcisme européen bourgeois, les rassurent :
« Es su último vuelo ! »
« C’est son dernier vol ! pas de crainte à avoir, l’avion est une casserole mais les pilotes sont très bons ».
Je ne sais si, flatté par mon polyglottisme vaniteusement étalé qu’on a salué, j’ai bien fait de m’en faire l’interprète —imprudent selon ma compagne.
Décollage nocturne de Madrid applaudi par les braillards et débraillés Cubains. Moi, comme toujours, le nez collé contre la vitre et crayon à la main : au-dessous, déjà la nuit et, en proportion de l’altitude, elle se tasse tandis qu’au-dessus, on retrouve un horizon de soleil et, au loin, son ponant telle une barrière de corail dans l’océan du ciel. Sous un nuage étale en toile de fond, le couchant s’imprègne de toutes les iridescences de la nacre comme s’il voulait déployer tout l’arc du spectre de la lumière avant d’en refermer lentement l’éventail, ne laissant qu’un reste de lueur de crépuscule enfui, un sfumato enfin effacé par la nuit.
Nous voguons maintenant sur la neige des nuées puis, débarrassée du soleil, la lune, encore ensommeillée, se lève paresseusement, se dégageant voluptueusement des draps vaporeux des nuages, avant d’épanouir sa nudité sur une floraison d’étoiles, avant de se dissoudre enfin dans une indécise nue, faisant douter de son apparition magique dont il ne reste que le vague mystère d’une lueur diffuse, une infusion de lune dans un confus brouillard, un brouillon, un vague bouillon de lait.
Prémonition d’un voyage ponctué de petits déjeuners.
La tête blonde de mon amie roule son doux sommeil sur le creux accueillant de mon épaule, je scrute la nuit.
Açores nocturnes
L’archipel prend son nom du petit rapace qui y abonde, açor en portugais, l’autour des palombes, qui y pullule. Une escale obligée vers l’ouest, loi du carburant pour le moyen porteur, et contrat politique impérieux.
Perles de la mer ou émeraudes arrachées à la terre, les îles des archipels, Canaries, Madère, Açores, sont des cailloux pour traverser, à pied sec de géant dirait-on de l’Atlas au préalable consulté, la mare de l’océan Atlantique, escales autrefois obligées aux navires à voiles. Mais les jets d’aujourd’hui dédaignent cette inutile étape à leur capacité de vol. Sauf la Cubana de aviación qui s’accroche à maintenir ce fragile droit, vital pour vaincre l’isolement de Cuba, que lui accorde encore, de mauvais gré, le Portugal de Salazar lié par des accords anciens, malgré l’ostracisme politique et l’embargo américain qui frappent l’île marxiste marginalisée mais internationaliste remuante, dont la puissance coloniale portugaise sur sa fin éprouve la contagion militante et subit l’interventionnisme militaire, encore dans l’ombre mais déjà triomphant en Angola, proche de son indépendance de1974.
Dictateurs
Espagne, Franco ; Portugal, Salazar : dictateurs anciens ancrés sur la chair de leur peuple et, jeté dans les bras des Soviétiques par l’erreur politique des USA, Castro à Cuba. Mais sa pente dictatoriale accusée n’avait pas encore éteint l’élan créatif, la joyeuse explosion littéraire, poétique, la flamme intellectuelle enthousiaste que sa prise de pouvoir avait suscitée. Avec nos savoirs modernes d’universitaires à la pointe de la recherche, nous entendions chercher à la ranimer, pour éviter qu’elle ne s’éteigne sous l’étouffoir injuste d’un embargo qui, pour contrer et faire taire un homme intarissable, bâillonnait tout un peuple qui, éveillant notre empathie, émerveillant le monde, avait découvert dans la convulsion de l’Histoire et l’accélération fulgurante des révolutions, les bienfaits de l’alphabétisation de masse, l’accès de tous à la culture, notre credo.
La soviétisation à marches forcées d’un peuple tropical allègrement brouillon et ingénieux, imposant le plomb de sa minutie bureaucratique paperassière inquisitoriale, semblait aux informels Cubains —je devais le constater avec effarement sur place— comme
le nec plus ultra de la modernité, alors qu’on commençait à la dénoncer et à la combattre chez nous. L’importation atroce de l’autocritique révélée au monde en 1971 par l’Affaire Padilla, le poète forcé publiquement à désavouer un recueil critique, pourtant primé officiellement sur place, semblait même trop énorme pour être totalement vraie et ne pouvait éteindre l’utopie sociale et culturelle éclose dans cette île, phare indubitable pour les peuples opprimés d’Amérique latine et du monde.
Singularité de Cuba (décharge des intellectuels aveuglés ?) dans cet horrible faux procès, vrai procédé inique et procédure stalinienne, à l’inverse de l’URSS, ce n'était pas une sommité nationale politique, un opposant internationalement connu qu’on forçait à l'autocritique à la face du monde : c'était un simple poète et son recueil publié à Cuba, comme tant d'autres, qui avait pu y écrire ce qu'il voulait, comme Lezama Lima, « le Proust des Caraïbes », dont l’énorme roman Paradiso (1966) de renommée mondiale, malgré ses scènes érotiques et son apologie de l’homosexualité, édité par la Révolution, était le premier de ses livres qu’il n’ait pas publié à compte d’auteur, tout comme la superbe édition de sa poésie complète offerte pour ses soixante ans en 1970. Soljénitsine n'avait pas eu un tel procès en URSS malgré un premier livre dénonciateur des camps en 1962 : c'est de l'étranger, où il publia prudemment, qu'il devient célèbre dissident et Prix Nobel en 1970. Cuba, d’une controverse qui n’aurait pu être qu’une polémique interne du petit milieu littéraire, aux jalousies aigries et rancunes tenaces, faisait une affaire mondiale, rendant célèbre un poète qui ne l’aurait sûrement pas été sans cela et son petit volume qui ne méritait ni cet excès d’honneur ni cette indignité.
M’accrochant à l’optimisme de la volonté, je constatais que cette brutale inquisition faisait finalement d’un livre poétique un débat politique mondial. Au fond, la répression magnifiait la poésie, la mettait au centre, en soulignait la force de combat : il faudrait combattre, et j’y étais prêt, assumant la mission de défendre, par des traductions, des travaux, ces poètes et écrivains dignes d’un meilleur sort, dont j’allais devenir l’ami. Mais, sombrant dans le pessimisme de la raison, je me rappelais les fulminantes accélérations et les foudroyantes dérives des révolutions : la lumineuse et généreuse Déclaration des Droits de l’homme de 89 avait dégénéré et sombré dans la Terreur de 93…
Sans jamais renoncer à aimer ce peuple et sa culture solaire, toujours soutenus par García Márquez, Prix Nobel, indéfectible ami de Fidel grâce aux livres qu’il tenait pour des armes, comme d’autres naguère enthousiastes intellectuels, j’entrais pourtant dans le nocturne deuil des illusions sur le régime cubain. Le coup d’état fasciste de Pinochet au Chili, durant même notre séjour cubain, suivi de quelques jours de la mort de Pablo Neruda, fidèle jusqu’au bout à cette Révolution, ne faisait que révéler l’opposition radicale du monde en deux blocs et conforter une certaine idée de Cuba qui méritait d’être sauvée malgré tout.
Aéroport éveillé
Le lourd Canadair, habileté avérée des pilotes, se pose insensiblement avec une délicatesse de ballerine digne du fameux Ballet Nacional de Cuba qui courait le monde, vitrine vertueuse et virtuose du régime. L’aéroport de Ponta Delgada, inutile —qui plus est de nuit— aux rares lignes qui au mieux le survolent, s’éveille, se réveille, s’éclaire pour nous, rares visiteurs perturbateurs, indésirables au râleur personnel salazariste arraché au sommeil pour nous accueillir et nous offrir, à quatre heures du matin, conventions aériennes internationales obligent, un abrégé de petit déjeuner.
Ce rituel sommaire expédié, le temps du plein de carburant, rembarrés par les employés de l’aéroport pressés de retrouver leur sommeil dérangé par notre importun passage, nous pressant de sortir, s’empressant d’éteindre l’une après l’autre les lumières derrière nous avant même notre sortie, nous voilà rembarquant dans la moiteur matricielle de la nuit océane, bâtiments déjà éteints sauf le i de la tour de contrôle qui garde son point éclairé.
Le lourd hanneton ahanant, haletant, souffle, souffre, aux inutiles moulinets de ses hélices, tourne, tourne, fait tour de piste sur tour de piste, s’immobilise enfin en position de départ, part, roule droit, accélère, fonce, se lance, mais ne décolle pas, et fait piteusement demi-tour après cette démonstration d’ébauche terrestre de décollage aérien. Il reprend sa place d’appareillage, s’élance d’un coup à toute allure, prend de la vitesse (et notre cœur aussi), et soudain, se cabrant un peu, prenant un poussif élan à la va comme je te pousse, tente un lourd envol d’insecte surchargé aux cris de joie des Cubains qui applaudissent, survole en le rasant un hangar, mais pique vite du nez et revient se poser, avec la même délicatesse de soie pour un tel gabarit, à son point de départ.
Les bâtiments à peine désertés, comme des yeux écarquillés d’étonnement, s’éclairent de nouveau, les uns après les autres. On débarque et je remarque que, restée déjà dans l’avion la première fois, l’anonyme imposante Militaire n'est pas descendue avec nous, pour ne pas imposer sans doute aux Portugais vaincus sa triomphante poitrine cliquante et clinquante de médailles gagnées sur leurs claquantes défaites en Angola, dont témoigne peut-être son impressionnant pistolet à la ceinture. On devine, on entend leur colère muette, puis l’on affronte le sombre front froncé et les mines accusatrices des mêmes employés encore perturbés, encore forcés de nous accueillir s’efforçant de nous servir (convention internationale oblige) sur les mêmes tables à peine desservies, d’une mauvaise grâce accrue, encore un sommaire et ensommeillé petit déjeuner, l’aéroport semblant en avoir fait une spécialité.
Agglutinés contre les vitres du restaurant, dédaignant le bis du premier petit-déjeuner guère applaudi, l’estomac noué, quelques voyageurs contemplent ébahis, éberlués, le ballet surréaliste des mécaniciens de l’avion, marteau en main, tapant, en rythme semblant réglé par l’occulte Guerrillera qui les a rejoints, à grand renfort d’étincelles, sur la pale sans doute réticente d’une des hélices, pâlie sous le reflet de la salle illuminée. Préférant nous priver du spectacle aussi détonant qu’angoissant, ou mus peut-être par un sentiment de charité chrétienne envers les marxistes athées, les Portugais en tirent autoritairement, les rideaux et nous enjoignent de nous remettre à table.
Un temps indéfini et l’on nous rappelle à bord. Certains voyageurs hésitent, s’attardent à table, collés à leur siège, palabrent sans parler portugais, cherchant à faire comprendre ce que l’on comprend à l’épreuve de l’avion russe relayé par le cubain, espérant peut-être un asile culinaire, une câline hospitalité qu’on n’imagine guère ici à la hauteur de l’hôtel espagnol. Mais, sourds aux réclamations désespérées intraduisibles, que je me garde prudemment de leur interpréter, les Lusitaniens, nous poussent, nous pressent de partir, aux rudes exhortations de l’officieuse Guerrillera assumant, dicté par les circonstances, un rôle militaire officiel pour prêter main forte contre les réticents, prête sans doute à dégainer l’argument auquel on ne résiste guère, comme on dit dans Carmen, de son guerrier pistolet, angolais ou pas. Pressés, comptés comme des moutons, ceinturés après vérification dans l’avion une autre fois.
Et une autre fois, le Canadair vibre, vrombit, ronronne, râle, roule, roule, roule longtemps sur la piste, un temps indéterminé. Des passagers, réactivés d’inquiétude, interrogent les imperturbablement souriants Cubains jamais avares de réponses déclenchant un rire général, sauf de ceux qui rient jaune de pétoche :
« Vamos a Cuba por la carretera ! », ‘Nous allons à Cuba par la route !’
Le Canadair tente plusieurs envols
mais replonge, et les amis Cubains, exposent sereinement des explications rassurantes
que, pris au piège de mon polylinguisme flatteusement sollicité, malgré les conseils
chuchotés de ma compagne, je ne peux plus ne pas traduire :
‘C’est normal. Nous sommes trop chargés.’ « Todo está en despegar… » ‘Il suffit juste de décoller, une fois en l’air, tout ira bien…’
De mon hublot, au bout de l’aile et par-delà le turboréacteur où les moulinets irréguliers de l’hélice ne me semblent pas trop tourner rond, à faire tourner de l’œil un voisin voyageur, je remarque que, peut-être par fatalisme de fado portugais, l’aéroport est resté éclairé.
Juste prémonition. Assommés de sommeil, nous sommes sommés de descendre, air de déjà vu, mais sinon avec armes, avec bagages cette fois, (certains flambants neufs achetés sans doute par les Cubains en dollars de contrebande à l’hôtel ou je ne sais trop en échange de quel service) dans un ordre titubant de somnambules réglé cette fois-ci par la Cheftaine décorée, avec l’autoritarisme indiscutable d’un implacable et impeccable agent de la circulation armé.
Honteux, avec un sentiment de culpabilité envers les travailleurs Portugais surexploités par des défenseurs du peuple, je me sentais mollement prêt à leur susurrer un fado d’excuse que j’adore mais sans doute cela eût-il augmenté leur saudade, ou de la patrie lointaine ou de leur lit proche mais distant à cause de nous. Troisième petit déjeuner rituel, dont je ne pris que leur café, excellent, pour tâcher de ne pas mourir, même debout, de sommeil.
Atlantique nord
Nous décollâmes enfin, je ne sais au bout de combien de ce temps aboli par la nuit, le manque de sommeil et de repères dont celui de la montre en décalage horaire de je ne savais combien. Innocent, je demandai à un officier à quelle heure nous arriverions à la Havane droit au sud-ouest. Il me répondit qu’il ne savait pas : nous allions cap nord-ouest vers Terre-Neuve.
Trop fatigué du décalage, des tentatives de décollage, de trop d’atterrissages pour être atterré, je me dis philosophiquement que notre Canadair allait sans doute puiser des forces ou des pièces de rechange dans son pays d’origine qui, refusant l’embargo, n’excluait pas les Cubains, à preuve, cet avion et les fameuses glaces Copelia cubaines qui y avaient gagné un prix qui prouvait que, même frappée d’interdit nord-américain, l’île pouvait y créer une production laitière autonome grâce aux ruminants importés du Canada, croisés avec des vaches zébu indiennes.
Abdiquant le dogme euclidien que la ligne droite était le plus court chemin d’un point à un autre, je trouvai dans la brume de ma tête la force d’obtenir des résultats de chiffres rassurants : distance Madrid-Açores : 1941 km parcourus en 8 heures ou plus. Açores-Terre Neuve : 2843 km pour 10 à 12 heures supposées de trajet (chiffres à la vitesse d’avions d'aujourd’hui).
Avec la stoïque apathie de la fatigue, je m’aplatis contre le hublot, sans même m’étonner de voir de temps en temps les pales des hélices vibrer alors qu’on n’en voit plus la rotation individuelle dès lors que le rotor tourne régulièrement. Plus alarmant, je voyais le feu crachoter ou vomir par moments, du turboréacteur, des gerbes dans la nuit, qu’heureusement endormie, mon amie ne pouvait voir.
Me faisant regretter de n’avoir pas bu de lait la troisième fois, sur l’horizon, des nuages onctueux, montés en neige semblaient couronner la nuit d’une lune ébréchée en débris ténébreux. Un soleil joufflu, Éole, vent bouffi de portulan ancien, soufflait les dernières étoiles comme les bougies sur le crémeux gâteau d’anniversaire (c’était le mien) de nuages mousseux, vite évaporés, avalés par l’espace. Je n’aurais pas dû dédaigner l’ultime dernier petit déjeuner.
Carnet et crayon à la main, je commençai à tenter de croquer en phrases ces « Merveilleux nuages » de Baudelaire que j’aime, de Sagan que j’aime bien, et de Debussy que j’adore.
Quand je m’éveillai, je remarquai que, sous un ciel d’un bleu à éteindre la mer, l’avion, dont je pouvais suivre l’ombre sur l’eau rasait les flots.
« C’est pour économiser du carburant », me rassura un camarade cubain souriant.
Cela ne me souriait guère : nous étions serrés comme des sardines : si l’avion plongeait, les requins aiment-ils les boîtes de conserve ?
Entre lecture et écriture, veille et sommeil, la tête sur l’épaule de mon amie, je m’assoupis à la gomme d’un nuage gris effaçant une part de ciel bleu, puis, dans un temps indéterminé, je m’éveillai contre la vitre embuée d’un ciel barbouillé de nuages nauséeux : Terre-Neuve.
On nous achemina, titubant comme des zombies, vers le restaurant où, conventions internationales obligent, on nous offrit un petit déjeuner, café détestable.
Peut-être revigoré par ce passage chez lui, notre Canadair, repu en carburant et repos, décolla sans problème : il ne lui restait que 3900 kilomètres.
Entre Saint-Jean de Terre-Neuve et La Havane, durée indéterminée en survol nord-sud au large de l’Atlantique seulement, sans contrôle aérien, le territoire des États-Unis étant interdit aux avions cubains.
Brume de la terre et de l’air puis nuit totale de l’océan et du ciel, avec, étrange image bouleversant la réalité de la perspective, à l’horizon ouest et non au-dessus de nous, des constellations terrestres lointaines : les villes interdites de survol et non de vision, auréolées de nébuleuse lumière irréelle, d’une flottante poussière d’étoiles.
Il n’y eut à traverser que l’euphémisme d’un « cicloncito », litote à l’échelle des amis cubains, cataclysmique hyperbole à la nôtre, cyclone, tempête, ouragan, apocalypses estivales coutumières en ces latitudes. Puis, approchant des tropiques, nuages déchirés évanouis, l'azur ébréché du ciel souda ses fêlures en un bleu uni.
Mon amie révisait les cours de linguistique structurale qu’elle allait dispenser à l’université pour permettre aux Cubains, isolés par l’embargo abusif, de mettre à jour leurs connaissances dispersées, ce que je ferais, non sans rencontrer des réticences marxistes, avec les approches psychanalytiques lacaniennes de littérature fondées sur des exemples tirés notamment du mythique José Lezama Lima néo-baroque que je devais rencontrer, devenant ensuite son exégète et traducteur. Son inclassable poésie, à l’aune de la production poétique événementielle de la Révolution, précieux témoignage des faits, me ferait distinguer entre sa véritable révolution poétique et la simple poésie révolutionnaire[1].
Je déployais la carte, pour jauger du ciel le fourmillement d’îles, leur constellation terrestre comme un infini débris témoignant d’un vaste continent perdu, « la perle des Antilles » au milieu.
Émeraude tombée du ciel qui, depuis le centre intense de son vert propagerait à l’infini ses molles ondes concentriques jusqu’aux plus subtils dégradés de la teinte verte finissant par se diluer, se fondre et confondre dans le bleu de l’eau, telle une broderie, un brocart végétal, Cuba est couronnée, plutôt auréolée, par la dentelle négligente des îles Bahamas, nonchalamment posés, avec des grâces de papillons éthérés, sur la mer caraïbe. Eau, terre, nuages ? il est impossible, du haut de l’avion, de déterminer où finit la terre bleue et où commence l’onde verte, ce qui est nuage et ce qui est matière. Îles immatérielles, vapeur d’îles, évanescence d’îles sitôt vues qu’estompées, fins pétales nacrés qu’un souffle doux eût effeuillé mollement du cœur de la corolle cubaine pour lui faire une couronne ou un collier de rêve.
Je rêvais de récits de pirates, nichés dans ces îles aux propices recoins, îles au Trésor rutilant à pleines mains de pierreries dans des coffres enterrés dans le sable, redoutables héros imagés et perpétués par le cinéma, Barbe Noire, Anne Bonny, Rackham, fondant même à Nassau, une république corsaire…
L’avion lourdaud se pose en irréelle légèreté, toujours avec des grâces de légère colombe entre ciel et terre presque insensible, aux applaudissements nourris des Cubains.
Hébétés de décalage horaire, on nous débarque sur le tarmac, on nous aligne le long de l’avion où avec une vigoureuse autorité, la Militaire, officiel officier désormais de l’armée cubaine, parade, semble nous passer en revue tels de bons petits soldats, imposant le silence aux bavards étonnés. Puis, comme meneuse de revue, elle désigne d’une altière poigne l’équipage qui descend lentement les escaliers du cockpit et, de l’autre, paume à l’air, elle appelle nos applaudissements, puis d’un doigt vigoureux, pointant le pilote en chef, dans cette cérémonie improvisée, déclame avec emphase, se frappant la poitrine métalliquement médaillée :
« Estas medallas, me las gané guerreando en la tierra de Angola. Pero más se las merece él luchando en los aires ! »
Et, joignant le geste grandiose à la parole héroïque, s’arrachant du poitrail ses médailles avouées gagnées en Angola, elle les lança théâtralement au pilote qui les avait mieux méritées dans les airs comme elle avait dit, qui n’eut pas assez de ses deux mains pour les rattraper, au vol bien sûr.
La Havane
Sommeilleuses vapeurs du décalage horaire ? La moiteur d’un orage tropical qui s’évapore nimbe la ville d’un brumeux halo de rêve, estompant les arêtes de la rationalité. La densité de la chaleur semble éparpillée par le vent qui se lève et, lavé par la pluie, le ciel humide sèche son bleu au soleil. Puis un soleil criard assourdira la vue, très vite estompé par l’éponge d’un nuage.
La Havane est une ville intime et monumentale. Témoin de menaces corsaires et de puissances maritimes rivales, son système de fortification est le plus vaste et le plus ancien des Amériques : les citadelles presque symétriques du Morro et de la Punta sont les sentinelles gardant l’entrée de l’étroit canal d’accès au port : la forteresse la Cabaña sur la rive est et le château de la Real Fuerza sur la rive ouest complètent un dispositif de verrouillage serré du port, sorte de lac intérieur, essentiel autrefois à l’empire colonial espagnol, chantier naval vital, relai obligé entre les territoires de Terre ferme du Mexique et de l’Amérique du sud.
À l’intérieur des fortifications, la vieille ville étale ses quartiers découpés en rues perpendiculaires des cités coloniales espagnoles sur le plan romain, s’ouvre de cinq places ornées de monuments historiques, dont celle de la cathédrale. Sa façade légèrement concave est flanquée de deux clochers symétriques mais inégaux en largeur qui, tel un livre d’enfant pliable déroulé à partir de ces sortes de rouleaux de manuscrit, offre une façade articulée en deux niveaux rythmés de colonnes engagées dont le relief joue en ombre et lumière selon l’heure du jour, pure scénographie des bâtiments baroques.
À deux pas, faute de vin de messe, mal vue alors, la fameuse taverne, chère à Hemingway, la Bodeguita del Medio au célèbre mojito, daïquiri réservé au Floridita.
D’autres monuments, églises, palais de ce style —qui aura un grand essor dans l’Amérique espagnole mais avec des modalités locales originales— paraîtraient presque austères de simplicité, n’était-ce, sur le fronton pur de leurs nobles façades blasonnées, le solfège diffus des folles vignes vierges et, aux portes, des grilles arachnéennes qui roulent, enroulent et déroulent leurs entrelacs délicats d’harmonieuse végétation métallique, et le jet d’eau végétal de palmiers dépassant d’ombreuses cours intérieures.
Les vieux quartiers du port étagent leurs ruelles rectilignes qui semblent monter, doucement, vers le ciel. N’était-ce une blancheur dégradée d’humidité (aujourd’hui fardée de teintes de bonbons acidulés de villes italiennes), on se croirait dans quelque village andalou avec la perspective montante vers l’azur, de balcons en bois tourné, en encorbellement, fermés de mystérieuses galeries, et des oiseaux inscrits en notes de musique sur la portée des fils électriques rayant l’horizon.
Les clôtures d’entrée des patios profonds seraient aussi à l’andalouse n’était-ce, au-delà du creux secret de la cour du jardin, la porte d’accès à la demeure surmontée de la poésie vitrée d’un abanico, un éventail ouvert, une imposte multicolore telle une aile de papillon, un arc-en-ciel de verre laissant filtrer le spectre versicolore d’une lumière douce à l’ombre fraîche de la demeure. Une Andalousie moins rigide, moins austère, qui aurait reçu, comme dans l’accent espagnol local, l’inflexion alanguie du créole, la charmeuse nostalgie du mulâtre, la verdâtre patine enfin d’un air voluptueux ivre d’humidité. Le moindre mur gris semble se végétaliser par la grâce d’une atmosphère qui fait mêler parfois aux rides des pavés, le rire d’une fleur.
On déambule à l’ombre rêveuse d’arcades comme des paupières pudiquement baissées sous l’éclatant soleil des façades réfléchissantes, ourlant de leurs festons les rues rectilignes scandées d’une forêt de colonnes. Leur rigueur verticale et l’éternité de pierre opaque est adoucie —bars, boutiques nichés dans le creux de leur ombre, sous l’aile d’une arcade— par de soudaines fragiles vitrines, des vitraux Art Nouveau qui semblent bercer, onduler la luxuriance de leurs lignes féminines alanguies aux langoureuses cadences des voluptueuses habaneras d’avant 1898, année de la perte de Cuba par l’Espagne, sa dernière colonie. La profusion plus tardive de l’Art Déco ou Liberty, avec ses formes épurées, en pleine néo-colonisation américaine déguisée, m’apparaît une linéaire stylisation aiguisée, gominée, bien peignée, de la géométrie du tango ou une empreinte graphique de la musique syncopée du jazz, du fox-trot, du charleston.
La perspective offre à l’ouest, en horizon lointain vertical, les silhouettes des gratte-ciels et bâtiments modernes du Nuevo Vedado, vaste quartier résidentiel et commercial et, à l’horizontale, la masse de l’hôtel Nacional.
Hôtel Nacional
Perché sur une colline, dominant à l’ouest ville et mer, deux immenses croix grecques collées pour structure, de style éclectique, espagnol, classique, Art Déco, monument emblématique de La Havane, l’hôtel Nacional est le témoin debout des fastes des années 30 à la Révolution.
Forteresse au-dehors rythmant ses façades d’imperturbables lignes de fenêtres sur huit étages, palais, disons palace somptueux à l’intérieur, il alignait salons, salles de bal, de fêtes, de jeux, un monde tapageur doublé de chambres discrètes pour d’autres jeux : lucre, luxe, luxure et luxuriance d’une végétation tropicale domptée dans son parc face à la mer où le ciel s’abreuve dans le miroir d’une piscine.
L’austère Révolution inflige à notre aspiration de sobriété de travailleurs bénévoles pour une bonne cause l’accablante générosité du plus luxueux hôtel de la Havane, monument historique classé par l’UNESCO, où se sont succédé des monarques européens, des politiques mondiaux comme Winston Churchill, des mondains oisifs, le duc et la duchesse de Windsor, des écrivains tels Hemingway et les latino-américains et la crème des stars hollywoodiennes de Rita Hayworth à Fred Astaire, d’Ava Gardner à Marlon Brando en passant par Frank Sinatra. Ce dernier semble-t-il passeur de valises d’argent sale de la mafia italo-américaine qui en faisait aussi son quartier général à une prudente distance des États-Unis.
Elle y tint même ouvertement, à partir du 20 décembre 1946, l’officielle et fameuse Conférence de la Havane, sulfureux sommet mafieux présidé par Lucky Luciano, y convoquant en monarque les familles mafieuses de New York, du New Jersey, de Buffalo, de Chicago, de la Nouvelle-Orléans et de Floride pour organiser la gestion des casinos de Las Vegas, Bahamas et Cuba, des bordels attenants, et se partager les fiefs du crime organisé. Sinatra animait les soirées de gala.
La Révolution, avide de pureté avant de devenir puritaine, décida l’éradication des casinos et des bordels et le seul l’héritage aujourd’hui de cette mafia dans le Nacional est une absence de numéro 17, chiffre porte-malheur de la superstition italienne. Mais, sans nulle superstition, impossibilité de passage d’un étage à l’autre par les escaliers, fermés de grilles, nécessité pour s’y mouvoir de ne prendre que l’ascenseur avec un liftier officiel —et officier surveillant les allées et venues des hôtes : sombre préfiguration de la bascule autoritaire du régime clos sur lui-même et peut-être des plaisirs secrets, publiquement inavouables au puritanisme officiel de la Révolution.
Chez un peuple hédoniste, sensuel, l’amour libre, difficile à toujours concrétiser dans les lieux clos d’hôtels contrôlés soumis à file d’attente, devient pratiquement l’amour à l’air libre : du moins tout ce qu’on peut plus ou moins furtivement faire en extérieur sans outrage public à la pudeur. Ainsi, le Malecón, s’érige en plus grand canapé du monde : des couples d’amoureux, tête du garçon couché sur le giron de la fille assise, ou tendrement enlacés, nonchalamment allongés sur ce commode muret, y rêvent et flirtent à loisir dans les gradations érotiques permises par celles de l’ombre tombante, du crépuscule où le soleil se meurt lentement dans une flaque posée au pied des rochers, à la nuit où la lune prend le relais, avant que le soleil ne prenne la relève.
Le Nuevo Vedado et Marianao, malgré les numéros et les lettres des rues perpendiculaires qui les identifient à l’américaine, à côté de bâtiments de style éclectique et des gratte-ciels, plongent par endroits le visiteur dans le dépaysement historique d’une Rome antique qui aurait conservé la grâce d’une mesure humaine, toute athénienne, dans ces petites villas à péristyle : sur un ou deux étages, en longue perspective nébuleuse, ces demeures à fines colonnettes ioniennes, corinthiennes à chapiteaux à volutes, avec des arcs, des arcades, des architraves et des entablements à frise que l’on devine ou entrevoit à travers le nuage onirique d’une végétation de tamariniers et de palétuviers qui débordent en molles vagues sur la rue. Un rêve de Palladio à l’échelle tendre de proportions qui auraient abdiqué la grandeur héroïque monumentale pour la simple douceur de vivre.
Rues désertes à l’heure chaude du jour, silence minéral, géométrique, des tableaux des cités de Chirico ou des projets de villes idéales de Piero della Francesca lorsque ma compagne sort de l’ombre pour jauger un ensemble, se fige, et le bleu pur du ciel tombe sur ses épaules.
[1] Voir Révolution poétique et Poésie révolutionnaire. Cuba à travers les poètes de la Révolution (1956-1977), Introduction, notes et traduction de Benito Pelegrín, SUD, n° 22/23, édition bilingue, Marseille, Éditions Rijois, 1978, 277 pages.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire