Mars en Baroque
Le salon du jeune
Louis XIV
Louis Couperin (v.1626-1661)
Préludes, suites et fantaisies
Temple Grignan, 1 mars 2020
Impressions, sensations d’un salon
Sur la petite estrade en attente des
musiciens, deux instruments. Verticale comme une caravelle dressée sur sa
poupe, manche en volute interrogative, miel de la coque : la viole de
gambe. Posé sur une chaise, petit vaisseau à fond plat, le mât de son manche
terminé par la cambrure en figure de proue de dragon de drakkar, un violon
ambré. Instruments tels des navires à
l’échelle de la main, du bras, en espoir d’une onde sur laquelle voguer. De
l’ombre de l’invisible tribune perchée, l’or sombre de l’orgue éclate en trombe, tombe, s’alentit, se
répand, emplit en prélude de large pluie la salle ou salon, s’apaise en nobles vagues
contre les murs, ondulations solennelles aux écumeuses franges frisées de
molles volutes inachevées du rêve de trilles en acanthes d’architecture sonore.
Sur un tapis feutré, des pas mystérieux pourchassent la fuite des empreintes
sonores, les vrilles de trilles s’étirent pour n’être plus qu’un onduleux et
langoureux tremblé effacé aux bords à peine frissonnants de l’ombre. Puis Jean-Marc Aymes enchaîne, déchaîne la
seconde fugue, clameur de cuivre éclatant, solaire lumière fuyante poursuivie
de rayons et jamais rattrapée à l’orée effacée du silence.
C’étaient les rives et dérives de l’Histoire
que m’évoquait ce salon musical où planait l’ombre du jeune Louis XIV, entouré
affectueusement par sa mère Anne d’Autriche et son protecteur parrain Mazarin,
accueillant avec bienveillance Louis Couperin dont la Suite en la, pour nous, s’ouvrait par une « Simphonie »
englobante, suivie d’une joyeuse « Piémontaise », une cocasse causerie entre la voix mâle, mielleuse, onctueuse de
la viole de gambe, auréolée du babillage volubile, féminin, du violon enrubanné,
ailé comme un oiseau. La « Sarabande » suivante et savante, vague
motif nostalgique de la Folie d’Espagne :
délicatement déployés, drapés somptueux, voluptueux, doucement insidieux des
invites amoureuses de la gambe grave et, par-dessus, broderies langoureuses,
caresses sensuelles du violon consentant qui, talent de l’instrumentiste et
miracle de sa couleur ambrée répondant ou se répandant au son, nous semblait sonner
avec une doucereuse largeur, de l’ambre au miel. La binaire gaité d’une « Gavotte »
populaire ensoleillait la parenthèse ombreuse de la noble sarabande et cette Suite en la était couronnée d’un
ternaire « Menuet du Poitou » tourbillonnant qui, même attifé et affûté
à la cour, n’avait pas oublié son origine paysanne ni son savoureux accent poitevin
hérité du branle. Cette pièce sera donnée en bis par Mathilde Vialle et Alice
Julien-Laferrière dont les cordes frottées sont secondées par celles,
pincées, du clavecin mousseux de Jean-Marc
Aymes.
Moment puissant qui illustrait au
mieux cette ductilité du passage, alors usuel, d’un instrument à l’autre que
réprouve la manie craintivement livresque de notre époque, attachée à l’excès à
la lettre au point d’en oublier l’esprit, ce magnifique début de la Suite en ré, « Ad cenam Agni providi » (‘L'Agneau nous convie à sa table’)
mal transcrit en le fautif « Coenam », souvenir du grégorien pour le
temps pascal, que les cordes intimes faisaient
noblement sonner comme des orgues : juste politesse à ce grandiose instrument
qui sait jouer les plus modestes.
Autre saisissant passage, au
clavecin cette fois, présenté par Aymes, le Tombeau de Mr. de Blancrocher, ou Blancheroche, célèbre luthiste fameux de
son temps, mort accidentellement d’une chute dans son escalier. Il serait
aujourd’hui oublié sans l’hommage du Tombeau que son ami
Froberger, alors chez lui à Paris, lui dédia, pièce figurative qui finit
brutalement comme un trébuchement dans les escaliers. Le Tombeau de Couperin
sonne aussi de façon représentative, allure accablée d’un funèbre cortège, dissonances
douloureuses, scintillement de larmes perlées, sonnerie de glas et gamme
descendante de la déploration comme la descente vers l’ombre des marches
fatales.
On ne détaillera pas toutes les finesses
intimistes de ce concert, il nous faisait rêver, entrouvrant des pans de la mémoire
par les sons et les sens convoquée, suscitant des images de musique et lumière,
voix dorées des cordes frottées, auréolées des efflorescences argentines du
clavecin, dont le ruissellement des cordes pincées élevait une vaporeuse écume,
le halo d’une poussière lumineuse, musicale d’une infinie délicatesses.
Mars en Baroque, Marseille, Temple
Grignan, 1 mars 2020
Le
salon du jeune Louis XIV (Louis Couperin
Jean-Marc Aymes, orgues et
clavecin
Duo Coloquintes : Alice Julien-Laferrière, violon ; Mathilde
Vialle, viole de gambe.
On retrouve avec bonheur le Duo
coloquintes dans leur dernier disque, Couperin en tête-à-tête, label
Seulétoile, avec des pièces également de Debuisson et une belle Suite en sol anonyme. On saluera le
texte original de présentation de Loïc
Chahine, sous forme d’un dialogue entre deux personnages anonymes à grand
renfort d’érudites citations de latin, selon l’usage savant ou pédant de l’époque
(on n’a qu’un texte en latin très court sur Blancrocher…). Nous les
identifierons comme Froberger et Couperin par leur décision de consacrer un Tombeau à feu M. de Blancrocher mort accidentellement,
avec l’ambition de surpasser celui que Gaultier consacra à l’Enclos. En fait,
je me permets de préciser qu’on écrivait
Lenclos ou, plus justement Lanclos), dont je rappelle qu’il fut un turbulent et
célèbre luthiste, père de la plus tard célébrissime Ninon dont je parle plus
haut, esprit fort, libertin (athée) qui instruisit sa fille tant dans le luth
que dans le libertinage intellectuel et physique. Assassin du mari de sa maîtresse
il dut fuir en Savoie mais ses amis ne l’oublièrent pas.
Si je rappelle encore le luthiste,
poète satirique et remarquable écrivain picaresque Charles Dassoucy
(1605-1677), amant de Cyrano qui le menaçait de mort après une trahison, collaborateur
de Molière, emprisonné plusieurs fois et frôlant le bûcher pour homosexualité,
fuyant en Italie, dont Faenza vient d’exhumer la seule musique qui nous reste
de lui, nous n’avons, en évoquant ces extraordinaires personnalités et
artistes, qu’une faible idée de la richesse artistique et intellectuelle foisonnante et fougueuse, de cette société
libertine de la première moitié du XVIIe siècle français que la défaite
des Frondes, la Cabale des Dévots réactionnaire et l’absolutisme de Louis XIV
va réduire au silence, mais sans doute « avec une idée de derrière la tête »
comme conseillait Pascal lui-même, soumis au nouvel ordre moral, ou sous cape d’hypocrisie
comme le Dom Juan de Molière, lui-même
victime des nouveaux Tartuffes.
Décidément, cet obscur Charles Fleury, Sieur de Blancrocher, dont la qualité devait être grande à en juger par celle de ses amis,
est également célébré par un très beau disque de Pierre Gallon au
clavecin, label Encelade, intitulé Blancrocher-L’Offrande. N’ayant laissé qu’une pièce manuscrite pour luth, interprétée ici par le
luthiste Diego Salamanca, Blancrocher
, bien présenté par Gallon, était un fameux collectionneur d’instruments. Il
nous demeurerait à jamais obscur s’il n’avait eu la chance d’être immortalisé
non seulement par les deux Tombeaux de
Froberger et Couperin mais également par ceux d’autres musiciens de ses
amis comme Gaultier et Dufaut qui ne déméritent pas à côté, et
parfaitement servis dans ce disque.
Rappelons que Ravel, en pleine
Grande Guerre, désespéré d’avoir été démobilisa, entre 1914 et 1917, composa un
Tombeau
de Couperin, on ne sait si pensant à Louis ou à François.
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