LE VEUF JOYEUX OU LE SERIAL MONOGAME
BARBE-BLEUE
Opéra-bouffe
(1866)
de Jacques
Offenbach
Livret
d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy
Opéra de Marseille,
3 janvier
2020
Monogame en série
Pas
la veuve, Barbe-bleue, mais le veuf joyeux comme il se définit lui-même : « O gué, jamais veuf ne fut plus
gai ! » mais étrange mono-manique du mariage qui semble ne
pouvoir accéder à la femme que dans le cadre de l’institution matrimoniale.
Comme Don Juan, épouseur à toutes mains, que j’ai défini ailleurs comme un
serial monogame, Barbe-bleue, même pas polygame, s’il les cumule, n’a jamais
qu’une femme à la fois, « Una a la volta, per carità ! », dirait
Figaro : à chaque coup, on ne sait si c’est l’amour
avec un grand A, en tous les cas, sûrement pas avec un grand tas. Même s’il a de
la culture picturale (« C’est un Rubens ! », apprécie-t-il
Boulotte), il ne cultive pas un harem, ne sait pas jouir des collections avec
le plaisir comparatif, ni de celui de la séduction donjuanesque, ni même,
pervers, du viol : Barbe-bleu mande un émissaire pour lui choisir une
femme en bonne et due forme légale, vite informée létale pour la belle,
consumée dès que consommée. Il ne jouit donc, ou guère, apparemment, ni de
la femme, ni du mariage mais du veuvage, comme il le chante et danse :
mais ne supporte pas le vide de la viduité. Qu’il faut vite combler, comme une
fosse, commune pour ses épouses.
Actualités et actuel : féminicide
Après Orphée aux Enfers (1858), La Belle Hélène (1864), et la même année
que La Vie parisienne (1866) ce Barbe-Bleue d’Offenbach, Meilhac et
Halévy, est tiré du conte de Perrault mais tiré, sinon par les cheveux, par sa
pilosité abondante vers les sommets du burlesque qui décoiffe sans raser. Mais, par
ces sombres et tristes temps de harcèlement sexuel, de violences faites aux
femmes, de féminicide, de révolte féminine enfin de @metoo, ce Barbe-Bleue, parodiant et détournant le
conte éponyme de Perrault, non seulement n’a pas perdu un poil de sa vive verve
satirique d’autrefois mais recouvre une vivante veine dans notre actualité.
Dans une lumière blême (Joël Adam), le rideau se lève sur un livide
décor guère décoratif de Chantal Thomas qui
défrise les fées des contes : pas de cadre bucolique, pas de
chaumière et deux cœurs de la pastorale où deux étourdis tourtereaux, sur un
air de bergerette XVIIIe siècle, n’effeuillant même pas la
marguerite, se content fleurette, même si Fleurette, la délicieuse et délicate Jennifer Courcier ne s’en laisse pas
conter par l’agile et habile Saphir, l’élégant Jérémy Duffau à la mèche folle en salopette, guère salopée, de
travail de prince travesti. Mais la rudesse rurale d’un hangar en tôle au lieu
d’un agreste toit de chaume et, s’il y a de la paille, c’est en ballots et, en
tas, du fumier, du purin où s’embourbe le pied. Du pauvre linge étendu, une
bicyclette, une niche délabrée désertée de chien, un abris-bus guère abritant
d’un lieu en déshérence, par le comte Barbe-bleue laissé pour compte, qui y
cherche pourtant le sien, les siennes, ses proies, après avoir envoyé en préliminaire
mission de chasse à la vierge, à la rosière, son frêle mandataire tourmenté
Popolani, en imperméable, perméable par le bas à sa blouse blanche d’officiant
médical occulte de la clandestine morgue comtale.
Allures
et figures de dégénérés par la consanguinité sans doute, une rustaude population
rustique, aux ternes costumes de rustres mal payés, ne payant pas de mine, aux
trognes renfrognées, aux gestes à l’unanimisme saccadé de pauvre culture
mécanique agricole. Atmosphère de poisse, poissarde de malaise rural,
d’occultes drames, alourdie des manchettes placardées de journaux à sensation,
sur cinq colonnes, tronquées à nos yeux pour que l’angoisse soit plus grande
qui, évoquant des disparitions mystérieuses de femmes, planent, pèsent et plombent
le moral.
En
somptueuse et silencieuse limousine (mode actuelle des scènes devenues vraies
garages), marque Jaguar pour le prédateur, longue et noire comme un corbillard,
manteau de cuir noir, œil charbonneux et raides cheveux aile de corbeau funèbre,
gominés de danseur de tango sur barbe taillée bleuissante, déboule Barbe-Bleue.
Commence son lamento éploré, son récitatif accompagné d’opéra tragique entre
Gluck et Verdi, sur les malheureux accidents
répétés qui lui arrachent successivement ses femmes et, après une cadence
cascadante, hoquetante, virtuose, une
puissante envolée lyrique aux aigus éclatants et tranchants comme des
lames, le voilà tout guilleret, « o gué !, le veuf le plus gai »
et dansant avec une souplesse étonnante et détonante par rapport à son corps
massif : loin de détonner en passant avec naturel du parlé au chanté
(exercice dont on ne souligne jamais assez la difficulté et le danger pour la
voix), en rien laconique, Florian Laconi
déploie une généreuse prolixité vocale de ténor lumineux dans l’aigu, sombrant dans
des graves sépulcraux (« Je suis Barbe-bleue »), repris par le chœur frissonnant
(Emmanuel Trenque) dans une
admirable unanimité d’automates entre le
respect et la crainte.
La
rosière couronnée, l’affaire enlevée, c’est l’élèvement, l’élévation
et l’enlèvement, sur une remorque de tracteur, de la belle
Boulotte au rang d’épouse, sur l’ironique refrain à
l’orchestre : « Il pleut, il pleut, bergère ». Barbe-bleue proclamera
en haut lieu sa révolution : le prince épouse la bergère à la barbe des
nobles aïeux.
La barbante barbe
On
n’y songe pas forcément en se rasant tous les jours, ou en ne se rasant pas
selon la rasante mode actuelle qui transforme les jeunes gens en visages pâles
ou sales, la barbe ne fait pas le mâle. Elle le
défait plutôt : trop affirmer la virilité, c’est l’infirmer puisque cela
prouve qu’elle n’allait pas de soi, mais de poils et si c’est affaire de poils,
elle ne tient pas à grand-chose. Dans un pamphlet ancien, je me demandais ce
qui poussait les hommes jeunes à laisser
pousser leurs poils, à passer pour des barbons, avec tout ce que connote la
barbe de barbant, barbifiant. Doutent-ils de leur masculinité au point de se
rassurer, comme des adolescents, par le poil au menton ? On n’affiche jamais
de signe sexuel que ce qui manque à sa place, comme dit Lacan. Mais sans être
psy, on vous dira, machos barbus, que loin d’affirmer la virilité, la moustache
laisse inconsciemment parler la féminité : elle transforme la masculine
bouche en sexe féminin, en sourire non vertical, mais horizontal.
Sur la foi foisonnante de cette barbe, on
prête voracité sexuelle et férocité à Barbe-Bleue. Mais on pourrait se demander
si, en fait, il n’épouse et tue ses femmes que pour trouver celle qui lui
permettra enfin d’éveiller ou réveiller une libido défaillante, de dissiper
les angoisses de l’épouseur à toutes mains, auquel il manque
la troisième main, disons le membre
essentiel de la réalisation sexuelle. On comprend ainsi le sursaut de désir qui
le secoue à la vue de la bien roulée Boulotte à boulotter : « Un
Rubens ! », donc, s’écrie et s’extasie le connaisseur en esthétique
mais non éthique en découvrant la pas étique ni pathétique, mais la plus
allurée et délurée des bergères, incarnée en belle et bonne chair et voix par
la pulpeuse sinon palpable Héloïse Mas,
pas morne plaine paysanne comme les autres mais saine et plantureuse plante pleine en ronde-bosse,
bel abattage et beaux abattis, irrésistible Bernadette Laffont campagnarde,
propre à vivifier un mort. Mais notre Barbe-bleue est peut-être frappé par
le syndrome de Stendhal qui avouait rester sans arme virile face à une femme
trop belle et trop désirée.
En
tous les cas, intronisée comtesse dans le somptueux palais, Boulotte, boule follette
dans le raide jeu de quilles de la cour, timbre voluptueux et langue bien
pendue de Madame Sans Gêne, gêne
aussitôt son époux. Qui, lui préférant la princesse Hermia qui se marie, manie
du mariage, aspire aussitôt à épouser cette dernière et voue sa femme à la morgue
où sont méthodiquement rangées en leur tiroir réfrigéré ses précédentes moitiés.
Se mettant à table (d’autopsie), scène terrifiante, Barbe-Bleue vante avec
fierté à Boulotte son palmarès conjugal et mortuaire, ce caveau de famille, et
lui montre, ricanant de sadisme, le casier à son nom qui lui est déjà destiné. Il
commet le soin de la tuer à son médecin spécialisé affecté à (par) ce service.
Popolani,
en imper mastic trop court, silhouette de détective inachevé tombé des faits
divers criminels des journaux, sous lequel pointe le médecin appointé aux
basses œuvres du comte, c’est l’excellent Guillaume
Andrieux, modeste petit moustachu, apparemment souffreteux, souffre-douleur
souffrant mal les caprices cruels du maître. Mais, à la barbe de Barbe-Bleue, l’avisé
Popolani, y retrouvant les couleurs qu’il perd dans la morgue, sans morgue
aucune, s’y retrouve en menus plaisirs avec ces dames reconnaissantes, qu’il a
endormies et non empoisonnées ! Bref, le petit homme célibataire cocufie le
multiple marié, on dirait post-mortem si ces belles n’étaient grâce à lui bel
et bien vivantes.
Et
c’est le beau défilé chantant de ces beautés chorales sorties du placard, du
rancart sans rancard, poulettes mises non au frigo mais au chaud du bordel
personnel ou du poulailler par l’homme de l’ombre Popolani qui, sans être le
coq du village, est un coq en pâte dans son caveau sépulcral ! Il a sa
revanche et offre aux femmes maltraitées la vengeance contre le brutal barbu :
« @metoo » peuvent-elles chanter, pardon, ‘Moi aussi’, chacune y allant
de son couplet sur le temps que dura sa romance conjugale avec Barbe-Bleue. S’il
les a eues une à une entre les bras, il les aura toutes sur le dos ! Brûlante
actualité.
Des
basses fosses du château du comte, on repasse aux fausses risettes et vraies
bassesses de la cour, de la basse-cour tant le revêche roi Bobèche fait baisser
l’échine souple de ses courtisans, rangés en rang d’oignons de légumes en série
par le comte Oscar, féru d’étiquette (s) qu’on dirait marchande tant ces
gens-là sont prêts à se vendre, tournant au doigt et à l’œil du protocole
infligé sadiquement. C’est l’occasion, pour Francis Dudziak, aux mines d’enquêteur espion, sanglé dans sa
gabardine au premier acte, d’un superbe numéro éclatant de vitalité ironique
dans ses couplets sur le bon courtisan, l’air le plus célèbre de l’œuvre. Satire de
toute cour, certes, mais il serait un peu court de n’y voir pas des pointes aux
fastes impériaux extravagants de celle de Napoléon III et d’Eugénie de Montijo,
monarques parvenus d’une gloire usurpée.
Certes, nous
avons perdu des codes, des clés des pamphlets d’une œuvre trop ancrée dans son
temps, par ailleurs bien contrôlée par la censure. Ce
grand et clair salon du palais, fauteuils et canapé rococo pour parois déjà
néo-classiques, n’est pas dans le style Napoléon III, cossu et rebondi, aux
rouges et violets caractéristiques, aux lourds brocarts et velours. Mais, sans
vendre la mèche, dans les scènes de ménage entre le roi Bobèche rageur
exécuteur des galants de sa femme (chauve ébouriffant, décoiffant, ricanant Antoine Normand) et sa guère clémente
Clémentine de femme, Cécile Galois,
voix royale, plutôt impériale et impérieuse, majestueuse sur canapé trônant, tiare
en tête chez les tarés, dans ce couple aigri, en guerre, il n’est pas interdit
de voir la mésentente cachée du couple impérial, par plaisante inversion —sinon
sexuelle— de sexe : ici, c’est elle
l’infidèle, contrairement à Eugénie, puritaine et glaciale, tandis que Napoléon
III, à l’inverse, avait un appétit sexuel bien connu, priape impérieux plus
qu’impérial visiblement ému sous l’étroite culotte (on ne portait pas de discrets
pantalons) à la moindre vue d’un jupon, à la vue de tous, de toute la cour, ce
qui lui valut nombre de sobriquets sexuels.
Mais c’est
aussi d’autres palais d’aujourd’hui, avec leurs scandales jamais secrets grâce
à la presse people, à romance et scandale, qui orne des murs qui ont des
oreilles et des yeux pour la joie des paparazzi, avec, sur le couplet détourné
du cartel de Robert
le Diable de
Meyerbeer, le
défi chevaleresque en duel du Prince charmant au burlesque Barbe-bleue perfide.
À la tête
de l’Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille, Nader Abbassi, dont on sent la jubilation, mène son monde
tambour battant, battue souple et précise, dans la respiration vive de la
musique sans jamais la presser ni en oppresser les chanteurs sous prétexte de
comique. Et le dira-t-on jamais assez ? L’équilibre exact entre la parole
et le chant sans qu’on sente de longueur et l’aisance de tous ces acteurs
chanteurs à passer de l’une à l’autre.
Subtile et
utile mise en scène de Laurent Pelly, qui règle son compte au conte en
en soulignant, révélant, sous l’irrésistible drôlerie de l’œuvre bouffe, la
noirceur de sa matière, réglée en mouvements et jeu comme une partition de
musique. Un Barbe-Bleue au poil, pas
barbant, poilant, désopilant, etc.
Barbe-Bleue
Opéra-bouffe de Jacques Offenbach,
Opéra de Marseille,
28, 29, 31 décembre 2019, 3 et 5
janvier 2020
Coproduction Opéra de Marseille /
Opéra National de Lyon
Direction musicale : Nader ABBASSI
Assistante à la direction musicale : Clelia CAFIERO
Assistante à la direction musicale : Clelia CAFIERO
Mise en scène et costumes : Laurent
PELLY
Adaptation des dialogues : Agathe MÉLINAND
Décors : Chantal THOMAS
Lumières : Joël ADAM
Collaborateur à la mise en scène : Christian RÄTH
Adaptation des dialogues : Agathe MÉLINAND
Décors : Chantal THOMAS
Lumières : Joël ADAM
Collaborateur à la mise en scène : Christian RÄTH
Collaborateur aux
costumes : Jean-Jacques DELMOTTE
Boulotte : Héloïse MAS
Princesse Hermia, Fleurette : Jennifer COURCIER
Princesse Hermia, Fleurette : Jennifer COURCIER
Reine Clémentine : Cécile
GALOIS
Barbe-Bleue : Florian LACONI
Popolani Guillaume ANDRIEUX
Prince Saphir : Jérémy DUFFAU
Comte Oscar : Francis DUDZIAK
Roi Bobèche : Antoine NORMAND
Orchestre
et Chœur de l’Opéra de Marseille Barbe-Bleue : Florian LACONI
Popolani Guillaume ANDRIEUX
Prince Saphir : Jérémy DUFFAU
Comte Oscar : Francis DUDZIAK
Roi Bobèche : Antoine NORMAND
Photos Christian Dresse
1. La belle et le beau (Duffau, Mas) ;
2. Popolani et Oscar (Andrieux, Dudziak);
3. Boulotte et le prédateur (Mas, Laconi) ;
4. Madame Sans-Gêne à la cour du roi Bobèche (Laconi, Mas, Gallois,Normand) ;
5. La morgue matrimonaile (Mas, Laconi);
6. Barbe-bleue demande en mariage Hermia (Laconi, Galois, Normand);
7. "Gai, gai, marions-les!" Zaphir et Hermia (Duffau Courcier).
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