LE MISANTHROPE
de Molière
Opéra Grand Avignon,
2 février 2020
Sous des lumières
naturelles, nuancées d’acte en acte jusqu’à baisser au soir du même jour pour l’unité
de temps, un décor unique pour l’unité de lieu, une blonde enfilade classique
de trois arcs encadrant des miroirs, scandée de petits pilastres corinthiens. Une
préfiguration de la future Galerie des Glaces d’un Versailles en chantier,
salon résumé de société de cour avec ses reflets, ses mirages, ses figures
doubles et troubles, pliées à figurer dans ce théâtre des apparences, épiées en
permanence par les miroirs des regards. Une société se donnant en spectacle et
ici, plus que tous, cet Alceste spectaculaire, déclamant, chantant, dansant,
souvent campé devant la glace, jaugeant une attitude, jugeant une expression, corrigeant
une mèche de ses cheveux, le bouillonné de sa croate, boutonnant soigneusement
sa veste, ajustant son sévère col janséniste à la fin pour préparer sa
dernière scène, sa sortie de scène de héros battu, rabattu tout fastueux décor,
par la Sortie des artistes, donnant,
sans métaphore, sur un désert : celui que traverse l’acteur rideau tombé sur
la pièce. Ou sa carrière.
Dans cet espace sobrement théâtral, meublé par moments de
quelques « commodités de la conversation », comme diraient les
Précieuses, des fauteuils puis un seul pour une Célimène trônant devant ses
admirateurs puis isolée, sur la sellette, face à ses accusateurs, se déploie
toute la théâtralité —au-delà de la beauté efficacement percutante des vers
taillés parfois comme des maximes acérées— du héros titulaire courant,
gesticulant, vociférant, virevoltant, assumant pratiquement à lui tout seul par
des outrances hautes en couleur dans son habit noir qui font pâlir les petits
marquis à leurs costumes près, le comique et le tragique à la fois, sauvé du
burlesque par le pathétique de sa douleur. Déchirante contradiction d’un homme
narcissique, égocentrique, qui, traquant ou quêtant dans le miroir un(e) autre
lui-même, comme le Swann de Proust, découvre trop tard qu’il avait follement
aimé une femme « qui n’était pas son genre ».
C’est sans doute la grande subtilité du travail d’acteur de
cette élégante mise en scène de Peter
Stein : autour de l’atrabilaire amoureux de travers, tous les autres
personnages sont dans la nuance et la dignité : un Philinte (Hervé Briaux) de sobre grande classe, gentiment ironique, agacé mais désarmé
jusqu’à s’effacer devant cet encombrant ami qui fait écran à son amour pour
Eliante. Philinte, c’est l’« honnête
homme » formulé par Faret, théorisé et sublimé par le style du jésuite
espagnol Baltasar Gracián, un idéal de savoir vivre en société, présent et
distant à la fois, un art d’être « sage avec sobriété », lucidement
désabusé mais avec le sourire, mais la cuirasse mondaine se fend en un
éclair humain de jalousie, l’élan passionnel, vite contrôlé, devant l’aveu
tranquillement cruel de son amour pour Alceste que lui fait la femme qu’il
aime, Éliante, son pendant féminin, perverse de cette autre franchise ou vérité
qui fait mal à un homme aimant assez généreux pour se sacrifier pour son ami et
pour elle. En robe bleu céleste, Manon
Combes l’incarne avec douceur, détaillant avec de fines nuances d’humour l’amour
toujours aveugle sur l’objet aimé. Raide, pincée, en pinçant pour Alceste, Brigitte Catillon, campe avec grande allure « la prude Arsinoé », débitant avec
une fielleuse et froide élégance sa leçon à Célimène mais encaissant presque stoïquement la sienne, protestant du mince
avantage de l’âge entre elles qui condamne socialement la femme passée la frêle
fleur de la jeunesse au rebut sexuel et sentimental, émouvante dans le sanglot
réprimé devant l’insultante rebuffade d’Alceste. Même l’Oronte de Jean-Pierre Malo,
dans son excitation nerveuse sur le feu de sa récente création, cherchant une
brouillonne et maladroite approbation d’un homme qu’il estime mais sans en
estimer la morgue antipathique, est presque touchant dans son exaltation poétique
cruellement douchée par Alceste. Les deux comparses marquis sont dans la
caricature vengeresse de Molière, exposé aux critiques, qui fustige la
prétention, affichée avec cynisme par Acaste dans sa tirade auto-satisfaite : « à
juger sans étude et raisonner de tout », aussi redoutable spectateur que
nécessaire comme les snobs pour le succès d’une œuvre, panégyrique personnel
qui, à rebours, serait déjà celui du proche Figaro contre la noblesse. Paul Minthe, se
glisse avec gourmandise dans ce rôle de petit coq empanaché qui fait la roue et
fait couple contrastant avec le grand volatile, moins bien servi en texte, du Clitandre
de Léo Dussollier, arbitre des
élégances, « perruque blonde »,« grands canons », « vaste rhingrave », tout enrubanné
comme le ridiculise Alceste, pourtant « l’homme aux rubans verts ». Le
Dubois de Jean-François Lapalus, le
Basque de Patrice Dozier, le garde
de Dimitri Viau, sont les acolytes
comiques, bien dessinés de cette amère comédie.
La Célimène de Pauline Cheviller, gracieuse, rieuse, portant avec une élégance naturelle
de beaux costumes (Anna Maria Heinrich)
est aussi présente par sa parole spirituelle qu’absente en esprit saisissable
quant aux sentiments, énigmatique. C’est une jolie veuve joyeuse, d’un homme
inévitablement plus âgé, et comment ne le serait-elle pas joyeuse ? Vingt
ans, de la naissance, un rang, de la fortune, sans enfants, épanouie dans la liberté, la seule possible aux
femmes de son temps, d’un veuvage émancipateur de la servitude maritale, qui
arrache la femme au fatal circuit qu’on dirait de distribution qui la mène du
père ou frère au mari, assortie de dot avec le lot et le sceau de la virginité,
ou sinon, à Dieu, au couvent, autre dot, sous le regard de Dieu forcément, par
force, le Père, dans une société patriarcale verticale. Celle, sans dot, qui
n’a de mari ni même de couvent, c’est la vieille fille, la duègne, assignée à
résidence chez le père ou le frère, gardienne jalouse de la virginité des
nièces[2]. Ou, seule, la
prostituée, et retraitée, la sorcière marginalisée. Son appétit de vivre lui
fait mordre à belles dents la vie et certains de ses congénères, avec la même
rude franchise qu’Alceste après tout mais l’esprit en plus, bel esprit,
griserie, vive volupté virtuose de la parole, vertu vénéneuse prisée dans les
salons et goûtée, en connaisseurs, par les petits maîtres, les petits marquis
moqueurs et moqués, railleurs et dérailleurs. Cependant, la belle apparemment
frivole, laisse pointer la sensibilité l’amour sans doute sincère qu’elle porte
à ce grossier amant étrange qui l’amuse, l’agace, la blesse et l’attendrit que
son d’intelligence aiguë, ne peut manquer de mesurer à la médiocrité galante se
ses autres amants.
Ce qui me
frappe ans cette pièce, c’est l’insolite absence d’instance autoritaire, de
détenteurs du pouvoir, tels les tyranniques parents omniprésents dans toutes
les autres, conflit générationnel qui explique, dans ces sociétés patriarcales,
gérontocratiques, du pouvoir des vieux, ce que j’ai appelé la
gérontophobie, la haine des jeunes pour les vieillards[3]. Hormis
Alceste qui se permet abusivement de parler en maître à Célimène, qui le remet
bien aimablement à sa place, tous sont sur un pied d’égalité et sans doute
d’âge. Même Arsinoé, à laquelle Célimène, se targuant de ses vingt ans, assène
méchamment,
« Il est une saison pour la galanterie,
Il en est une aussi propre à la pruderie »,
rétorque sans doute justement :
« Ce que de plus que vous, on en pourrait avoir,
N’est pas un si grand cas, pour s’en tant prévaloir. » (III, 1).
N’est pas un si grand cas, pour s’en tant prévaloir. » (III, 1).
Car, en effet, ce que mes recherches m’ont montré, c’est
l’incroyable aujourd’hui échelle des âges, et de la vieillesse, notamment pour
les femmes, avec le seuil fatidique des vingt-cinq ans [4]. On comprend ainsi
l’urgence de profiter de cette éphémère jeunesse, sa joie de vivre et son refus
de suivre Alceste dans un « désert », même si c’est du style plutôt
peuplé et mondain de Port-Royal : double ensevelissement du mariage et de
la solitude.
On la comprend d’autant mieux ici que Lambert Wilson, regard
sombre et poil noir comme la bile de l’atrabilaire, de noir vêtu comme en deuil de ses illusions, est un Alceste
puissant mais pathétique et touchant, plus physique que métaphysique, dans une
sensible violence : abrupt avec Célimène qu’il aime, brute avec Arsinoé
qui lui avoue sa tendresse et veut l’aider, goujat s’offrant en rebut à la
délicate Éliante. Bougon, bourru, amorce de barbon barbant sans barbe jurant,
pestant (« Morbleu ! »), grincheux, hargneux, haineux avoué
même. Comme ce qu’on reprochait aux jansénistes, il a l’arrogance totalitaire
de se croire détenteur exclusif de la Vérité, des vérités, peut-être, mais
qu’il assène aveuglément avec une impitoyable cruauté, sans doute une
jouissance sadique de faire mal : proférer ainsi la vérité, c’est la
profaner et son énonciation devient dénonciation. Le sonnet octosyllabique et
non en alexandrins d’Oronte, tout irrégulier qu’il soit dans le schéma des
rimes, s’il ne suit pas le canon, ne mérite pas pour autant sa canonnade, et la
chute, sa pointe, « on désespère alors qu’on espère toujours », est
un subtil paradoxe psychologique hérité par la préciosité du baroque espagnol,
digne des finesses des précieuses pas ridicules. On reprocha à Molière son
injuste sévérité.
Il aime follement Célimène mais n’a pas un amour pour
deux qui la dispenserait généreusement de la moitié. Son amour total est
totalitaire. Incapable de se sacrifier pour elle, il en exige un sacrifice,
veut l’entraîner dans son naufrage social, rester au centre du spectacle qu’il
s’offre à lui-même dans le miroir de sa propre image magnifiée, seul contre
tous, cherchant
…« sur la terre un endroit écarté
Où d'être homme d'honneur ont ait la liberté. »
Où d'être homme d'honneur ont ait la liberté. »
Le monde n’est pas à la hauteur de
sa généreuse illusion, ou de sa folie. Mais comme dit Gracián, traduit par La
Rochefoucauld, « il vaut mieux être fou avec tous que sage tout seul, car,
si elle est seule, la sagesse passera pour folie. »
Une
réalisation et interprétation remarquables qui font regretter d’autant plus l’absence
à Avignon, pour la critique, de dossier de presse et de photos et, pour le public,
pas de programme d’entrée avec indications de tous les intervenants du
spectacle, la distribution détaillée des rôles et des acteurs excellents, que
l’élégance de Lambert Wilson, qui ne
tire pas la couverture à soi, fait saluer tour à tour mais sans qu’on sache qui
est qui, les indications de mon texte étant dues à la pêche aux infos par
internet.
Le Misanthrope,
de Molière
Opéra Grand Avignon,
2 février 2020
Mise en scène : Peter Stein
Assistance à la mise en scène :
Nikolitsa Angelakopoulou ;
Décors :
Ferdinand Woegerbauer
Lumières :
François Menou
Distribution : Lambert
Wilson, Jean-Pierre Malo, Hervé Briaux, Brigitte Catillon, Manon Combes,
Pauline Chevillier, Paul Minthe, Léa Dussollier, Patrice Dozier, Jean-François
Lapalus, Dimitri Viau.
Crédit photo : Svend Andersen
Trailer :
https://www.lambertwilson.com/theatre/le_misanthrope
[1] Jean-Luc Giribone fait une belle
défense d’Alceste dans Qu’est-ce qu’un homme de vérité ? Indigènes
éditions, 1917, 62 pages.
[2] Voir B. Pelegrín, Don Juan le
Baiseur de Séville, adaptation du Burlador de Sevilla attribué
à Tirso de Molina, Éditions de l’Aube, 1994, Préface, « Libertinage,
liberté : Raison d’état de l’individu », p. 14-17. Nouvelle édition,
Muse, 2017, mais sans la préface ni la postface.
[3] Voir B. Pelegrín D’un Temps
d’incertitude, Sulliver, 2008, DEUXIÈME PARTIE : INCERTITUDE DU TEMPS,
VII. « L’ère des pères», VIII. « Combat de coqs, soleil
couchant », IX. « L’âge des barbons ».
[4] Ibidem.
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