LA FLÛTE ENCHANTÉE
Opéra en deux
actes de
Wolfgang Amadeus
Mozart
Livret d’Emanuel
Schikaneder
Version intégralement française
Version intégralement française
Traduction
française par Françoise Ferlan
© L’Avant-Scène Opéra, Premières Loges, Paris 2000
© L’Avant-Scène Opéra, Premières Loges, Paris 2000
Opéra Grand Avignon
Confluence,
29 décembre 2012
Par quelque bout que
l’on prenne cette production pour la qualifier globalement, Flûte vraiment
enchantée, enchantement de cette Flûte, on reste insatisfait de l’étiquette,
trop étroite pour en dire notre satisfaction éblouie. Musicalement, vocalement,
visuellement : une réussite.
L’œuvre
1791 : Mozart
végète, malade et sans travail. Ses grands opéras, chef-d’œuvres absolus, Les Noces de Figaro, Cosí fan tutte, Don
Giovanni, n’ont guère marché dans l’ingrate Vienne. Son frère franc-maçon,
Emanuel Schikaneder, directeur d’un théâtre de quartier, pour des acteurs
chanteurs plus que de grands chanteurs, comme lui-même, lui présente au
printemps le livret d’un opéra qu’il vient d’écrire. Il est dans l’air du temps
pré-romantique, sorte de féerie inspirée de contes orientaux à la mode de
Christoph Marin Wieland, très célèbre auteur des Lumières allemandes, l’Aufklärung, surnommé « Le Voltaire
allemand » pour son esprit, et de Johann August Liebeskind : Lulu ou la Flûte enchantée, Les Garçons judicieux. Rappelons la
vogue égyptienne du temps : la campagne d'Égypte de Bonaparte de 1798 à 1801
n’est pas loin. Par ailleurs, Mozart avait déjà écrit la musique de scène de Thamos, roi d’Égypte, mélodrame ou
mélologue, drame mêlé de musique, de Tobias Philipp von Gebler à la symbolique
maçonnique puisqu’on situait l’origine de la maçonnerie en Égypte. Beaucoup
d’éléments de cette œuvre se retrouveront dans la Flûte.
Mozart rechigne :
il n’adore pas d’emblée cette féerie. Il remanie avec Schikaneder et la troupe
cette œuvre parfois collective, sa musique insiste sur la thématique
maçonnique, c’est connu : le thème trinitaire, ses trois accords de
l’ouverture, les trois Dames, les Trois garçons, les trois temples, les trois
épreuves des deux héros sont empruntées au rituel d'initiation de la
franc-maçonnerie. Le parcours initiatique de Tamino et Pamina dans le Temple de
Sarastro est inspiré des cérémonies d'initiation maçonnique au sein d'une loge.
Cependant, à cette
sorte de mystique maçonnique du parcours de l’ombre vers la lumière de l’esprit
et de l’amour, Mozart mêle aussi de la musique religieuse : avant la fin
de l'initiation du Prince, dans la troisième scène (acte II) au moment où Tamino
est conduit au pied de deux très hautes montagnes par les deux hommes d’arme,
il fait entendre le choral luthérien Ach
Gott, vom Himmel sieh darein (‘Ô Dieu, du ciel regarde vers nous’). Il est
chanté par les deux d’hommes en valeurs longues de cantus firmus d’origine grégorienne sur les mots Der welcher wandert diese Strasse voll
Beschwerden, wird rein durch Feuer, Wasser, Luft und Erden, (‘Celui qui
chemine sur cette route pleine de souffrances sera purifié par le feu, l'eau,
l'air et la terre …’).
L’idéologie maçonnique
rejoint ici l’univers religieux traditionnel. Ainsi, si les quatre éléments
sont utilisés dans le rituel maçonnique, ils le sont aussi depuis des temps
immémoriaux dans nombre de religions, le quatre de éléments, des horizons avec le trois
trinitaire, font même le sept
(déjà les sept plaies de l’Égypte, les sept fléaux) et, dans la religion
chrétienne, des sept plaies du Christ, de ses Sept Paroles en croix, des Sept
Béatitudes de Marie, des sept péchés capitaux, etc. Quant à cette quête du
Bien, de la Lumière, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle est partagée de
longue date par philosophies et religions. Ici, il est question de la lutte du
Mal (les forces obscures de la Reine de la Nuit, la lune) contre celle du Bien
et de la Lumière, qui triomphera dans un temple après des épreuves. Comme
toujours, le génie musical de Mozart transcende les compartiments apparemment
étanches des croyances diverses.
Le versant féerique,
assorti de maximes morales de tous les jours est délicieusement naïf. Bref, au
seuil de la mort, c’est l’enfant Mozart qui remonte, s’exprime, dans
l’enchantement d’une musique sublime et populaire : elle s’adresse au plus haut
et au plus simple de l’homme. Rentré de Prague après l’échec de sa Clémence de Titus, Mozart achève La Flûte enchantée et en peut diriger la
première malgré sa maladie le 30 septembre 1791. C’est un triomphe. Entre
temps, on lui a commandé un Requiem
Il n’a pas le temps, l’achever : il meurt le 5 décembre. Cette messe des
morts est sa dernière œuvre. Un an plus tard, fait extraordinaire pour
l’époque, la Flûte enchantée connaît sa 100e représentation.
Réalisation et
interprétation
Devant le rideau, une petite table aux
courbes Louis XV sur un tapis à tête de tigre, que nous n’aimons franchement
pas : un animal réduit à l’ornement brutal du chasseur n’est pas pour
enchanter un ami de la nature et des animaux vivants. Sur le plateau de la
table, un gramophone d’autrefois avec, campanule de volubilis de métal, un
pavillon rappelant celui, fidèle, de « La Voix de son maître » avec
l’adorable petit chien l’écoutant. Orphée charmait les bêtes sauvages par son
chant, sa musique : on préférerait le tigre charmé et non terrassé et
disséqué, si telle est la métaphore à laquelle nous nous raccrochons pour tenter
d’expliquer, sinon absoudre, cette image incongrue. L’enjeu moral de La Flûte enchantée, l’éthique maçonnique
lumineuse est celle de la culture triomphant de la nuit du mal. Si c’est le
sens de ce tableau d’avant le tableau, comme une épigraphe visuelle, il y a
mieux que le tigre ou le loup pour représenter le mal sur terre : l’homme,
hélas y suffit bien.
Défilé d’ombres dans la pénombre de la
salle, le chœur se va placer dans la fosse d’orchestre, restant invisible comme
lui, naissant de la musique même, libérant le grand plateau pour une foule
indéfinie de personnages, agiles parmi les meubles, meublant sans encombrer
l’espace de la souple frise sans cesse mobile de figures ombreuses du rêve en
apesanteur par leur légèreté et leurs acrobaties semblant défier le réel concret.
On croira même rêver de la marche sur un fil (belle idée d’épreuve d’équilibre
pour le postulant maçon !) d’un Tamino dont on arrive à douter si c’est un
double ; ou, autre épreuve, la montée en horizontale d’un mât vertical. Tout
cela en rythme, dans la musique, semblant couler de source, sans solution de
continuité, avec un naturel si élaboré qu’on ne s’étonne même pas que Papageno,
le souple Marc Scoffoni, pourtant
harnaché en costume d’un style vaguement renaissance flamande ou italienne,
entre dans ce jeu festif et capricant avec une cabriole d’une légèreté aussi
maîtrisée que son chant nuancé et son jeu frais et jovial. Il méritera bien son
prix, sa pétillante, piquante et pétutante Papagena, Feracci Pauline : « Pa.pa, pa.pa. papapapa… »
Donc, entre songe ou
conte, ombres du sommeil, images, visages, rivages du rêve ou rives du réveil,
le rideau brumeux, dans des lumières oniriques, se lève sur une chambre, une
alcôve où se love un grand lit théâtralisé par deux grands panneaux de rideaux
violets, table de nuit à grand réveil, qui deviendra le glockenspiel de
Papageno, et vaste armoire, mobilier à la chaude couleur acajou, rocaille
rococo stylisée : dans le goût Art Nouveau du Belge Horta. Dans le lit,
tout chevelu et frisoté afro, un Tamino au pyjama à larges rayures verticales, surplombé de la menace
d’un vaste portrait médaillon où se matérialisera plus tard la Reine de la
Nuit. Pour l’heure, cauchemar, c’est le cobra égyptien tête de lit qui, entre
les draps, visqueusement s’incarne appelant ses appels à l’aide.
On ne sait dans la
pénombre du lointain qui nous gagne, peut-être détachées de la grande cheminée,
trois caryatides égyptiennes, coiffées du « némès », deux pans de tissu rayé bleu et or retombant de chaque côté sur les épaules, jambes
entravées jusqu’aux anches du chapiteau à volutes, deviennent les Trois Dames
bien chantantes (Suzanne Jérosme, Marie Gautrot, Mélodie Ruvio), mais comme enchaînées plus
qu’enchantées dans la pierre où elles semblent soudées. Elles enchantent et
enchaînent Tamino par le portrait de Pamina sorti de l’armoire comme une boîte
à malice d’où sortiront aussi, arrachés au rêve, ensommeillés, emperruqués de
blanc et pyjama assorti à celui du héros et de la coiffe des Dames, les Trois Garçons
(Tanina Laoues, Emma De La Selle, Garance Laporte Duriez) mélodieuses gamines, surgissant,
bienfaisants lutins, dans les situations critiques des héros pour les conseils
aux adultes que savent souvent dispenser les enfants. Le brutal Monostatos,
traditionnellement trahi par une voix faiblarde et crispante, est doté par Olivier
Trommenschlager d’une vraie voix
charnelle qui fait comprendre son désir si naturel de chair et l’immédiate
compréhension de son texte en français, légitime revendication contre son
exclusion par le malheur de sa couleur raciale, l’arrache à l’habituelle
caricature du méchant noir d’âme et de peau.
Le Temple impénétrable de la Sagesse,
en-deçà ou au-delà de la maçonnerie, ne peut avoir pour nous que la logique
savante d’une superbe bibliothèque de tous les savoirs, tous ces livres, en tas
ou en tranche. Mais c’est la médiation de la Parole humaine qui en donne les
modalités d’accès et l’Orateur de Matthieu Lécroart a dans la voix autant de fermeté que
d’humanité. De même, l’apparente raideur des deux Hommes d’armes, Matthieu
Chapuis et Jean-Christophe Lanièce, s’attendrit de l’élan et
l’allant vital du choral luthérien plein d’espérance de leur duo d’une
chaleureuse puissance virile. La déception vient du Sarastro campé par Tomislav
Lavoie, belle allure un peu carnavalesque en son habit de général d’Empire
au chapeau outré de Guignol, qui a toutes les notes larges et rondes mais un
grave insuffisant, ou détimbré pour cause de rhume et allergie, pour la
noblesse vocale du personnage.
Engagée en remplacement
de la chanteuse prévue au programme, on ne dira pas que, pour Lise Mostin,
la Reine de la Nuit est une prise de rôle : c’est une conquête, immédiate,
évidente et audible, et qui conquiert d’emblée le public puisque, assagi
désormais, n’interrompant plus que
rarement les représentations par des applaudissements qui rompent l’action,
elle est applaudie en reconnaissance de sa présence et de sa réussite. Le
redoutable premier air par la tessiture plus grave et large, est délivré
avec une générosité vocale splendide sans faire craindre pour les aigus qui,
dans le célèbre second, hérissé de contre fa redoutables, sont pris à plein,
d’une pleine voix rageuse, haineuse pour l’expression, mais sans acidité ni
crispation, avec une aisance diabolique. Invitée deux jours avant en
catastrophe, dont elle sauve le spectacle, elle n’a pas eu le temps d’apprendre
le texte français et le chante dans l’original allemand, ce qui ne dérange en
rien pour un personnage maléfique venu d’ailleurs.
La Pamina de Florie Valiquette, fleur en cage,
d’abord poupée mécanique à la Hoffmann des contes, voix parlée à la naïveté
enfantine qui convient, devient lentement femme dans les épreuves de la vie, le
harcèlement libidineux de Monostatos, l’arrachement à la mère, la découverte de
l’amour et l’abandon où sa voix, joliment timbrée, aisée, s’épanouit dans la
douleur et plonge dans le grave, ombreux mais pas alourdi, du désir de mort.
Prince
surpris dans son sommeil d’enfant, enfantin par sa tenue de chambre l’espace
d’une nuit de cauchemar et songe, démarche de petit soldat résolu, Mathias
Vidal est un Tamino de rêve,
élégiaque dans son premier air, mais capable d’affirmer l’héroïsme d'homme
attendu de lui avec une voix pleine, ronde, douce et puissante à la fois.
La dernière scène, retour au début, au sommeil qui engendra le rêve, nous
montre un enfant endormi à son image
africainement frisotée, (peut-être un petit mulâtre exonérant le racisme latent
contre Monostatos), Prince redevenu
l’enfant qui se sera rêvé adulte, veillé amoureusement par les personnages,
dont la Reine et Sarastro, grands-parents bienveillants puisqu’ils sont père et
mère de Pamina : le jour et la nuit réconciliés, le binarisme misogyne de
l’opposition masculin/féminin dépassé, l’antithèse
lumière/ténèbres, l’apartheid blanc et noir assumé mais subsumé par l’amour.
Plus
donc que par une mise en exergue des symboles maçonniques trop souvent
soulignés, il me semble que ces fées finales qui se penchent sur le berceau de
l’enfant, de l’humanité, suffisent à traduire l’humanisme de la
franc-maçonnerie, son utopie sociale. C’est la réussite de
cette magnifique mise en scène cohérente et conjointe de Cécile Roussat et Julien
Lubek qui signent aussi la scénographie et les lumières d’une grande
beauté, dans un fourmillement de trouvailles incessantes, comme, entre autres,
ces graphismes de silhouettes dans le goût du XVIIIe et ces ombres chinoises de
la fin des épreuves. dans le respect toujours de la musique. On sent aussi le
travail complice avec la costumière Sylvie Skinazi.
Mais que serait la scène sans la fosse ? Hors
du mérite incommensurable d’avoir exhumé et donné vie à tout un continent
musical perdu ou en déshérence, l’un des apports des baroqueux aux autres musiques,
c’est d’avoir apporté à des répertoires encrassés, alourdis par la tradition, un
autre regard et souffle, les revivifiant, les renouvelant. À la tête du Chœur
de l’Opéra Grand Avignon et de l’Orchestre Régional Avignon-Provence,
qu’importe alors instruments anciens ou pas, Hervé Niquet était
exemplaire. Il n’était que de le voir, sans baguette, souplement donner les
entrées et d’indiquer les fins de sons aux chanteurs et instrumentistes,
attentif à tout, pour goûter aussi visuellement ce renouveau sensible donné à cette
musique que nous savons par cœur : un bonheur
On adressera aussi des compliments au texte français
de Françoise Ferlan. Il est plus facile de mettre en musique un texte
que de mettre des paroles sur une musique. Que dire alors de le traduire quand
il s’agit de respecter la mélodie et le sens ? Même quand il n’y a pas d’erreur,
d’approximations, souvent énormes dans les traductions d’opéras baroques dont
la langue ancienne précieuse n’est souvent pas bien connue des traducteurs, les
traductions des surtitres sont souvent forcément réductrices, devant caser un
maximum dans l’espace minimum de l’écran. Ce qui oblige le spectateur à un regard
doublé d’une écoute, avec les doutes quand on connaît la langue qui se chante
sur scène. Certes, ceux qui ne connaissent pas l’allemand ont tendance à
magnifier le mystère et la beauté d’un texte inconnu. Or, le texte de Schikaneder
n’est pas du Da Ponte, il est simple, simpliste, naïf : l’entendre et l’écouter
en français, magnifié par Mozart, en rend le charme encore plus touchant.
Opéra Grand Avignon Confluence
27, 29, 31 décembre 2019
Direction musicale : Hervé Niquet
Continuo : Elisabeth Geiger
Mise en scène, scénographie et lumières : Cécile Roussat et Julien Lubek. Costumes Sylvie Skinazi : Assistante Décor : Élodie Monet
Pamina : Florie Valiquette
La Reine de la Nuit : Lisa Mostin
Papagena Pauline Feracci
Première Dame : Suzanne Jerosme
Deuxième Dame : Marie Gautrot
Troisième Dame : Mélodie Ruvio
Tamino : Mathias Vidal
Papageno : Marc Scoffoni
Sarastro : Tomislav Lavoie
Monostatos : Olivier Trommenschlager
L’Orateur : Matthieu Lécroart
Premier Prêtre, Homme en armure : Matthieu Chapuis. Deuxième Prêtre, Homme en armure : Jean-Christophe Lanièce
Trois enfants : Tanina Laoues, Emma De La Selle, Garance Laporte Duriez
(Chef de chant Vincent Recolin)
Acrobates : Mathieu Hibon, Antoine Helou, Alex Sander Da Neves Dos Santo, Sayaka Kasuya.
Chœur de l’Opéra Grand Avignon
Orchestre Régional Avignon-Provence
Production Opéra Royal de Wallonie – Liège
En coréalisation avec l’Opéra Royal de Versailles
Photos Cédric Delestrade/ACM-Studio :
1. Pamino au lit et les Trois Dames ;
2. Papageno ;
3. Pamina poupée ;
4. Reine de la Nuit;
5. Sarastro;
6. Les Trois Garçons et Monostatos;
7. Temple ;
8. Prêtre ;
9. Silhouettes;
10.Ombres chinoises, fin des épreuves ;
11. Papageno et Papagena engendrant la couvée…
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