INCIDENT
À GAVEAU
de Bernard Mazéas
Marseille, théâtre
de la Joliette
9 novembre 2019
Sur le plateau nu, une
table, une chaise. Éclairage indécis d’une conscience troublée ou d’une
troublante instance policière en attente de témoin ou de suspect pour un
interrogatoire devant faire la lumière. Surgit, hagard, poil et barbe
grisonnants, chemise maculée de sang, essuyant on ne sait quels plâtres, un personnage hébété, habité d’on
ne sait quel trouble. Son agitation se traduit en déplacements de la table à la
chaise déplacée, passant d’ombre à pénombre, jusqu’à un rond de lumière qui l’isole
et l’obscurcit paradoxalement davantage. Inversant l’attente d’une
interrogation, il se met, littéralement, à table, confie, avoue, s’affirme en
nom et identité professionnelle à une muette interlocutrice hors champ, qu’il
fait exister par l‘interlocution, « Madame ».
Dans ce cadre tel une prison, ou le bocal qui emprisonne un insecte
vibrionnant cherchant une issue, au fil de ce discours se profile une personne à
travers un personnage par l’incarnation humaine, guidé par la précision de Maurice
Vinçon, d’Édouard Exerjean troublé, nerveux, agité, tenant mal en place avec sa
chaise qu’il place, déplace, traîne comme accablé, sous les restes de poussière
de sa veste, du poids écrasant d’un monde chu sur ses épaules lasses.
C’est un peintre qui ne supporte plus ses
quarante ans de réussite, se sentant réduit désormais à la reproduction, à la
caricature de soi-même malgré son immuable succès : inspiration tarie ?
Non, car il a peint le matin même, dans la fièvre, une toile. Qui n’est plus à
la hauteur de son exigeante attente de soi-même : avec un cutter de la
tentation du suicide, il l’a lacérée comme on briserait le miroir qui ne
réfléchit pas assez à l’image de nous-même qu’il finit par nous renvoyer fatalement
un jour : être et ne plus être ce que l’on fut, banale cruauté de la vie
de chacun.
Mais, chez l’artiste, habité, plutôt hanté
d’un ego à la mesure de sa démesure, ces défaites quotidiennes, défis de la
vie, prennent l’échelle d’une apocalypse. L’art naît dans la solitude pour se
donner aux autres et confronte l’artiste au regard d’autrui : le singulier
quête le pluriel et, quand la quête s’inverse, c’est la conquête du succès. L’estime
des autres légitime l’estime de soi. Mais ici, le peintre semble avoir perdu sa
propre estime dans une auto-contemplation narcissique masochiste qui, le
confrontant à son image idéale du passé, l’empêche de s’accepter au présent.
Il était allé à la salle Gaveau fêter le
retour d’un jeune prodige du piano, célèbre à vingt ans, revenu, étrangement changé,
après une éclipse de deux ans et des sorties de scène intempestives et
incompréhensibles, accueilli par le public dévot, avant même qu’il ne joue, d’applaudissements
tels qu’ils pourraient le dispenser de mettre encore en jeu sa gloire en jouant.
D’un simple regard échangé de son fauteuil de premier rang avec le jeune artiste
debout devant son piano, le peintre comprend que le musicien traverse la même
crise.
Mais ce parallélisme sonne faux. Certes, l’insatisfaction
est le propre de l’artiste mais les affres d’un peintre à la fin d’une carrière
prestigieuse que personne ne conteste, sont un luxe de nanti, qu’envierait n’importe
quel peintre moins chanceux. Autre chose est le jeune pianiste prodige, dévoré,
en deux ans, par son propre succès, dans l’angoisse de devoir toujours le
justifier dans la course en avant au triomphe obligé de notre temps,
impitoyable aux perdants. Par ailleurs, entre un véritable créateur et un
simple interprète, même génial, d’une œuvre créée par un autre, la distance est
grande. De là on saute, littéralement ou littérairement, à la métaphore,
parabole, allégorie ? qu’il s’est radicalisé et que sous sa redingote à l’ancienne
il cachait une ceinture d’explosifs au présent, faisant ses adieux à la scène d’explosive
façon, avec au moins cent-vingt-huit morts pour l’accompagner.
Ce texte, riche de ses vides, ce monologue
dialogique implique le dialogue, non seulement avec la muette psy invisible, thérapeute
sans doute, à qui apparemment le discours s’adresse, mais avec une pluralité de
consciences prises à témoin à travers la fiction d’une confidence à une seule
voix. Il y a la sœur Lizzie, soixante-trois ans, Bernie, son fiancé, cinquante-trois, vivant la modernité informatique : malgré la main dans
la main lors du concert communicant pratiquement par écran interposé, s’aimant
sans doute aussi avec celui du préservatif, préservés peut-être du réel. Mais
rattrapés par la réalité qui explose, figurant peut-être parmi les cent-vingt-huit
morts.
Finalement,
le texte pose le problème de l’art de quitter la scène, artiste ou non. En
amour, dans l’inégalité des couples et du sentiment, sans doute est-il sage de
ne pas attendre d’en être au crépuscule, d’abandonner avant que de l’être. Le soleil
farde sa chute dans la gloire dorée d’une nuée qui empêche de le voir tomber :
c’est l’élégance, la politesse de l’adieu, de la sortie de scène. Le comble du
nombrilisme, le sommet du narcissisme, c‘est de faire, d’un drame personnel, une
tragédie collective.
13
novembre, sinistre anniversaire des attentats…
Après le spectacle, dans le foyer du théâtre,
délicat et délicieux moment : Édouard Exerjean au piano, jouant et lisant des textes
savoureux, avec la complicité de Maurice Vinçon nous disant des poèmes
délectables.
Théâtre de la Joiette-Minoterie
Incident à Gaveau
texte Bernard Mazéas
mise en scène Maurice Vinçon
avec Édouard Exerjean
création lumière Jean-Louis Floro
mise en scène Maurice Vinçon
avec Édouard Exerjean
création lumière Jean-Louis Floro
photos © Christiane Robin
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